Une visite indésirable

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_ Léto, mon coeur, il faut y aller !

La jeune femme jeta un dernier coup d’oeuil dans le grand miroir cerné d’un cadre massif. Léto adorait ce miroir : il provenait d’une brocante, comme tous les autres meubles de leur appartement d’ailleurs. Les feuilles d’or qui le recouvraient avaient perdu de leur éclat originel, mais le bois d’or portait toujours en lui cette beauté insolente qu’elle appréciait tant.

Elle tira une dernière fois sur sa robe moulante en velours orange et réajusta ses locks. Elle ne les lâchait que très rarement : avoir sans cesse un rideau devant les yeux l’empêchant d’apprécier la beauté du monde autour d’elle l’horripilait. Seulement ce soir, c’était différent. Elle les lâchait pour lui. Elle savait qu’il adorait cette coiffure.

_ Léto, qu’est-ce que tu fous ? On va être en retard !

La voix pénétrante de l’homme qui l’appelait s’arrêta à la porte. Léto se retourna et le vit dans l’entrebaillement. Il était tellement grand qu’il devait baisser légèrement la tête pour ne pas se cogner contre le linteau. La jeune femme souria à la vue de sa chemise en satin marron légèrement déboutonnée, et du pendentif en forme de papillon brillant contre sa peau matte. Il portait la chemise qu’elle lui avait offerte. Il était magnifique, désirable, tellement attrayant qu’elle sentit ses dents broyer sa lèvre inférieure.

_ Arrête de te mordre comme ça, lui lança-t-il avec un ton moqueur, tu vas finir par te détruire la lèvre, à force.

Léto se contenta de marmonner des excuses et s’avança vers lui sur la pointe des pieds. Comme devinant son geste, il ouvrit ses bras et l'accueillit. Elle pouvait sentir son coeur battre dans sa poitrine, et elle se demanda s’il battrait toujours pour elle de cette manière. Son odeur musquée mêlée à une odeur de beurre de cacao lui rappela à quelle point elle aimait cet homme. Alors qu’elle lâchait un soupir de satisfaction à cette idée, Léto sentit dix lames lui transpercer les flans et s’enfoncer dans ses côtes. Elle hurla de douleur et leva les yeux vers le jeune homme. Son cœur rata un battement quand elle vit les traits de son visage se déformer et dévoiler un être immonde. Ses lèvres se retroussaient pour former deux fines lignes bleues et mauves couvertes de salive, laissant apparaître des crocs recouverts de tartre. Il y avait dans ses yeux sans pupilles une sorte de haine sourde qui ne demandait qu’à l’anéantir. Elle voulut le supplier de desserrer son étreinte, mais les lames s'enfonçaient à chaque inspiration qu’elle tentait de prendre. Ses côtes émettèrent de petits craquement aigüe, puis se brisèrent dans un bruit sourd. Un liquide chaud et visqueux gicla de la bouche de la jeune femme, et elle le senti emplir rapidement ses poumons. Léto regarda à nouveau le démon dans les yeux, quand elle se vit mourir dans la blancheur brillante de ses globes.

Quand elle rouvrit les yeux, Léto remarqua avec soulagement qu’elle était couchée dans son lit. Mais le répit ne fut que de courte durée : elle sentit son estomac se retourner et un liquide au goût amer dans le fond de sa gorge. Elle rejeta d’un geste brusque ses draps humides et courut jusqu’au cabinet de toilette. La terreur et le dégoût s’emparèrent de tout son corps, qui fût secoué par des spasmes et des vomissements. Son estomac se retourna encore pendant dix longues minutes, lui infligeant une nouvelle fois la sensation des lames lui transperçant les côtes. La crise terminée, Léto s’assit contre la porte, épuisée de la lutte acharnée qu’elle avait menée contre son corps. Elle tenta de calmer le tremblement de ses mains en les coinçant sous ses cuisses, mais rien n’y fit. Ses bras se mirent à trembler à leur tour, puis ses jambes, et enfin ses dents claquèrent sans que Léto ne parvienne à maintenir sa mâchoire en place. Elle avait le sentiment glaçant de n’être qu’un tas d’os animé par des fils invisibles. Inspirer - expirer. Inspirer - expirer. Ce visage ignoble apparaissant dans ses pensées. Inspirer - expirer. Inspirer - expirer.

Assoiffée, Léto se releva et se dirigea vers la cuisine. Elle jeta un coup d'œil furtif vers l’horloge numérique cachée entre deux plantes. 14h45. Deux heures s’étaient écoulées depuis qu’elle avait renvoyé Imany chez elle. Elle prit brusquement un verre vide et se dirigea vers le frigo. Léto avala d’un trait l’eau glacée, puis courra presque aussi vite vers sa boîte à encens. Elle craqua une allumette et brûla d’un geste le bâton brun. Elle en inspira les vapeurs, et elle pu sentir enfin sa poitrine se décontracter petit à petit. Quelle idiote, pensa-t-elle, je n’aurai jamais dû m'endormir en pleine journée.

Trois années qu’elle faisait des cauchemars à propos de lui. Il la poignardait, ou il lui jetait une tasse à la figure, ou encore il l’étranglait pendant son sommeil. Il avait d’abord visité ses nuits, puis les cauchemars s’étaient espacés, et il n’apparaissait plus que dans ses siestes. Le havre de paix qu’elle s’était constitué dans son nouvel appartement se désagrégea sous ses yeux : il avait été contaminé par Sa visite. L’angoisse et la terreur imprégnait maintenant les rideaux, son futon, et le tissu de ses draps empestait le beurre de cacao. Il était hors de question qu’elle reste seule une seconde de plus. Léto ressenti le besoin urgent d’aller retrouver son père. La jeune femme enfila un manteau en fausse fourrure orange et des claquettes de la même couleur, puis attrapa son portefeuil et ses clés. Elle les fourra dans un sac rectangle vert pomme, et se dirigea à grandes enjambées vers la porte.

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