Trois cœurs qui se brisent

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Quand Catherine descendit des escaliers, elle surprit son mari et sa fille dansant un slow tendre sur What a wonderful world de Louis Armstrong. Léto avait toujours adoré cette chanson. Elle en fut à la fois émue et jalouse. Elle avait toujours été envieuse de cette relation privilégiée que Dennis et Léto entretenaient. Contrairement à lui, elle n’était jamais parvenue à la comprendre, ni à tisser de véritable liens avec elle.

Sa fille la remarqua la première, et s’arrêta de danser. L’expression apaisée sur son visage disparu pour laisser place à la même grimace qui apparaissait à chaque fois qu’elle la voyait. Un nouveau pincement douloureux blessa le cœur de Catherine. Elle se contenta de dire froidement :

_ Je suis là.

Léto acquiesças et invita sa mère à la suivre dans la salle à manger. Les deux femmes s’assirent, et la plus jeune commença à s’affairer à la préparation du thé. Catherine regarda sa fille en silence, observant scrupuleusement chacun de ses gestes. Elle ne savait pas quoi dire, et elle n’aimait pas se perdre en paroles vaines. Alors elle préférait se taire. Pendant que sa fille versait l’eau bouillante dans de belles tasses en porcelaine, Catherine jeta un coup d'œil à son mari assis dans leur immense canapé en cuire. Dennis lui rendit un regard complice. Elle pouvait y lire : “Ne t’en fais pas mon amour, tu vas y arriver”. Elle y répondit avec un froncement de sourcils lui signifiant qu’elle n’était pas du tout convaincue.

Elle reporta son attention sur sa fille, quand celle-ci reposa la théière sur la planche en bois.

_ Quel thé nous as-tu servi ? demanda-t-elle, un brin suspicieuse.

_ C’est la recette de papa, cannelle et orange.

Les traits de Catherine se détendirent. Il y aurait au moins une chose familière à laquelle elle pourrait se raccrocher.

Léto ne savait pas vraiment où se mettre. Elle observait sa mère pour tenter de la décrypter et d’adapter son comportement, mais rien n’y faisait. Elle ne parvenait jamais à deviner ce qu’elle pensait, ni ce qu'elle ressentait. Devait-elle engager la conversation, ou laisser sa mère commencer ? La discussion avait à peine commencé et la jeune femme avait déjà les mains moites de malaise. A son grand soulagement, sa mère prit la parole en premier.

_ Alors, pourquoi es-tu là ?

Quel tact, pensa Léto en elle-même. La jeune femme regarda dans sa tasse en ignorant les spasmes impatients secouant les jambes de sa mère. Elle détailla la tranche d’orange flottant dans sa tasse avant de répondre.

_ Je suis venue pour te demander quelque chose.

Catherine arqua un sourcil de surprise. Sa fille ne lui demandait jamais rien. Elle l’invita à poursuivre par son silence.

_ J’ai besoin de savoir pourquoi tu m’as abandonné chez tante Esméralda. Ne mens pas maman, s’il te plaît.

Catherine ne put s’empêcher de regarder en direction de Dennis. Leur regard surpris se croisèrent. Elle put lire sur ses lèvres qu’il n’étais pas au courant. Ce n’était donc pas un piège. Pourtant, Catherine avait la désagréable impression d’avoir été piégée. Elle se sentait à l’étroit. Elle évalua mentalement toutes les options de fuite. Léto le vit sur son visage, car elle s'empressa de couper court à ses tergiversations.

_ Dis-moi la vérité, maman. Je ne fermerai plus les yeux dessus. Dis-moi la vérité, tu me dois bien ça.

Catherine tiqua à la dernière phrase. Son visage se durcit violemment et ses mains se crispèrent.

_ Je ne te dois rien du tout, Léto Samba-Brown.

La jeune femme baissa instantanément la tête. Elle réunit toutes ses forces pour résister à la vague de lourdeur qui s'abattait sur elle. Elle reconnut le cocktail d’émotions douloureuses qu’elle avait toujours ressenti face à sa mère : tristesse, honte, et colère. Léto serra les dents et ferma les yeux, de peur de laisser couler des larmes amères.

Catherine fut remplie d’une sensation de malaise. Comme à chaque fois, elle ne savait pas comment réagir quand elle était confrontée aux émotions de sa fille. Elles provoquaient en elle une détresse qu’elle ne savait pas faire taire. Elle put deviner derrière elle le regard de Dennis qui la suppliait de faire preuve de douceur. Catherine émis un soupir imperceptible.

_ Ta tante m’a appelé pour me prévenir que tu avais posé des questions.

Léto releva la tête brusquement. En plus de lui cacher des choses, sa tante l’avait aussi vendu. Elle résista au sentiment d’indignation qui montait en elle et se contenta d’hocher la tête.

_ J’ai toujours été pleinement consciente que j’aurais un jour à discuter de ça avec toi. Mais certaines choses sont douloureuses à entendre, alors est-ce que tu es prête ?

Léto ne répondit pas tout de suite. Elle était davantage surprise par le fait que sa mère consentait à lui donner des explications que par sa réponse. Devant son silence, Catherine se décida à poursuivre.

_ Tu ne l’as jamais su, mais vers tes dix ans, ton père et moi nous sommes séparés.

Léto fronça les sourcils et se retourna vers son père qui regardait dans le vide. Il finit par acquiescer d’un imperceptible mouvement de tête, confirmant les dires de sa femme.

_ C’était compliqué. Ton père est reparti vivre en Louisiane, et je me préparais à t’élever seule. J’ai donc repris mes études pour obtenir mon doctorat et nous assurer une vie plus confortable.

La jeune femme acquiesça en silence. Elle se rappelait de ces week-ends où elle restait des heures aux pieds de sa mère lisant l'Iliade et l'Odyssée, pendant que celle-ci, assise à son bureau, travaillait des heures durant, de gros bouquins sur ses genoux. Elle ne s'arrêtait que pour préparer le dîner, et retournait s’enfermer dans sa chambre. Léto dînait seule devant une sélection de dessins animés triés sur le volet. A cette époque, la jeune fille croyait seulement que son père était parti en voyage.

_ Les semaines ont passé, et je n'arrivais plus à tenir le rythme. Un jour arriva où je n’ai pas réussi à sortir de mon lit. On m’a diagnostiqué une dépression.

La jeune femme se raidit. C’était impossible. Sa mère ? Clouée au lit ? Elle se levait et partait travailler même si elle avait 40 de fièvre. Catherine comprit en observant sa fille qu’elle ne la croyait pas. Elle jeta un nouveau coup d'œil à Dennis qui l’encouragea silencieusement. Elle devait continuer, leur fille avait besoin de connaître la vérité.

_ Je n’avais plus la force de t’élever seule, alors je t’ai confié à Esméralda.

Léto se repassait mentalement les événement, tentant désespérément de remettre les pièces du puzzle à leur place. Elle l’avait confiée à sa tante parce qu’elle était malade. Soit. Mais après ?

_ Ça a duré cinq ans, maman. Cinq ans sans avoir aucune visite, aucun appel. Tu ne m’as souhaité aucun de mes anniversaires. Je n’ai pas entendu ta voix pendant cinq ans ! Papa se déplaçait, lui. Pourquoi il me rendait visite, et pas toi ?

Catherine ignora la voix de sa fille qui s’enflammait au fur et à mesure que les mots sortaient. Même son égo ne lui permettait pas d’ignorer la peine de son enfant. Elle l’entendait dans les variations douloureuses de sa voix. Elle savait pertinemment que cet événement lui avait infligé d’énormes souffrances.

_ Je n’avais plus de forces, répondit Catherine dans un souffle. La seule chose qui me maintenait en vie, c’était la rédaction de ma thèse et l’espoir d’un avenir meilleur si je l'obtenais. Au bout de deux mois sans te voir, je n’ai pas réussi à me résoudre à te rendre visite. Je n’en ai pas eu le courage. Cette lâcheté a été mon erreur.

Les yeux de Léto brillaient d’indignation. Alors la seule raison pour laquelle sa mère l’avait ignorée était sa lâcheté. Rien d’autre. Elle n’avait pas été bloquée dans un autre pays, ni mise en prison. Non. La seule raison pour laquelle elle ne lui avait pas rendu visite durant ces cinq années, c’était parce qu'elle était lâche. D’une lâcheté à faire vomir.

La doctorante ne savait pas encore combien de temps elle pourrait supporter le regard indigné de sa fille. Elle retira ses lunettes et les posa sur la table. Elle devrait pourtant le supporter. Elle ne pouvait plus se permettre de faire preuve de lâcheté.

_ Quand tu m’as ramené à la maison, cinq ans après, papa était là.

_ Nous nous sommes réconciliés, entre-temps. C’est ce qui m’a décidé à te ramener.

Léto pu sentir son estomac se nouer dans un nœud serré. Son père. C’était la seule et unique raison pour laquelle sa mère l’avait ramenée. Le goût métallique du sang emplit sa bouche. Elle passa sa langue à l’endroit douloureux et senti une déchirure. Elle s’était mordue la lèvre jusqu’au sang.

_ Pourquoi ne jamais m’en avoir parlé ? demanda-t-elle avec froideur.

_ Tu n’avais pas besoin de le savoir, se contenta de répondre Catherine.

Ce fut la goutte de trop. Léto tapa violemment la table de sa main, faisant trembler le service à thé. Sa mère n’eut pas le temps de se mettre en colère, Léto se leva, furieuse.

_ Je n’avais pas besoin de savoir, tu dis ? J’ai cru toutes ces années que c’était ma faute ! J’ai cru toutes ces années que tu ne m’aimais pas !

Sa mère eut une expression horrifiée. Elle se leva à son tour. Dennis s’approcha d’elles, prêt à intervenir.

_ Comment as-tu pu croire une chose pareille ? Je suis ta mère !

_ Non tu n’es pas ma mère, tu es mon bourreau ! hurla Léto, folle de rage.

Catherine se pétrifia. Qui était cette jeune femme devant elle, lui tenant tête, lui hurlant dessus et lui reprochant ses choix ? Elle n’eut pas le temps de lui décocher un reproche acerbe car Dennis cria à son tour.

_ Léto Samba-Brown ! Tu vas trop loin !

Léto reprit subitement ses esprits. Ses traits déformés par la rage reprirent une expression plus apaisée. Elle se rassit sans regarder sa mère, saisit sa tasse d’un geste mal assuré et bu nerveusement quelques gorgées. Mais le goût réconfortant de la cannelle et de l’orange n’apaisa pas ses tremblements.

Dennis posa une main douce sur l’épaule de sa femme et l’encouragea à se rassoir. Il tira une chaise et s’assit à ses côtés. Il avertit Léto d’un regard, puis l’encouragea à poursuivre.

_ Aucun mot affectueux, aucun geste. Tu ne t’es jamais intéressée à moi, à mes rêves, à mes amours. Ma mère, tu dis ? Tu me rappelais sans cesse que je n’étais pas assez bien pour tes exigences.

A ces mots, Dennis prit la main de son épouse dans la sienne. Il caressa avec tendresse sa paume, espérant par ce geste lui transmettre un peu de sa douceur. Le regard de Catherine était dur de colère et d'incompréhension. Elle ne reconnaissait pas la jeune femme devant elle. Quand est-ce que sa fille avait autant changé ?

_ Tu me reproches d’avoir tout fait pour que tu deviennes quelqu’un de bien ? répondit-elle d’un ton coupant. Regarde- toi ! Si tu peux accrocher cette plaque à ta porte, c’est parce que je t’ai toujours poussé !

Les narines de Léto se dilatèrent. C’était comme si sa mère l’avait giflée. Est-ce qu’elle était aveugle à ce point ? Est-ce que son égo avait tellement obscurci son jugement qu’elle ne pouvait plus voir la réalité en face ?

_ Alors tu crois que je suis une bonne personne maman ?

La voix de Léto se brisa. Les larmes dévalèrent ses joues avec la vitesse d’une avalanche. Le cœur de Dennis se brisa à leur vue. Il baissa les yeux devant ce tableau.

_ Tu crois réellement que je suis une bonne personne ? reprit la jeune femme dans un hoquet. Je suis trouée de partout, maman. Je suis percée des traumatismes dont tu es à l’origine.

L’égo de Catherine ne résista pas. Ce fut à son tour d’élever la voix.

_ Oh, arrête-moi ce cinéma ! Si tu es dans cet état, c’est parce que tu n’as pas pu t’empêcher de t’enticher de ce bon à rien malgré mes conseils !

_ Catherine ! réagit Dennis, indigné.

_ C’est la vérité Dennis ! Je l’avais prévenu que ce garçon était un connard. Et elle ne m'a pas écouté une seule fois. Si tu es dans cet état, c’est uniquement de ta faute, jeune fille !

La cruauté des paroles de sa mère choqua Léto au-delà de ce qu’elle pensait être possible. La douleur sourde dans sa gorge s’intensifia.

_ Parce que tu penses que j’allais suivre les conseils d’une femme comme toi ? Incapable d’aimer sa propre fille ?

Catherine se tût. La franchise de sa fille la cloua sur place. Alors c’était réellement ce qu’elle pensait d’elle ? Qu’elle était une femme incapable d’aimer sa propre fille ? Cette pensée brisa quelque chose en elle. Elle s’était battu de toutes ses forces ces derniers mois pour tenter de lutter contre cette force désagréable lui hurlant qu’elle était en train de perdre sa fille. Mais Catherine en avait la certitude à présent. Elle l’avait déjà perdu, et cela depuis longtemps.

_ Tu crois que tu peux me juger ? eut-elle la force de formuler. Tu crois que tu peux m’accuser d’être une mauvaise mère ? J’ai donné tout ce que j’étais pour que tu puisses devenir une bonne personne. Je savais que je ne pourrai jamais faire aussi bien que ta tante, que je ne pourrais pas être cette mère là pour toi (son regard s’assombrit sur ces mots). Alors juge-moi autant que tu le souhaites. Je t’ai donné tout ce que j’avais, Léto, et je suis en paix avec ça.

Ces mots dis, Catherine se leva et quitta la pièce, laissant Léto seule avec les morceaux brisés de leur deux cœurs.

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