Pouponnage

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Aucune saleté ne résistait à son passage. Partout, elle brandissait le tube de son aspirateur pour éliminer les débris fins, ses volatiles ennemis, comme une Don Quichotte affrontant les moulins à poussière. C’était le genre de femme à qui l'on confiait le matin même un taudis délabré, dont le tapis sentait un mélange de vomi et d’urine et à qui l’on remettait une brosse à dent comme seul outil de nettoyage ; le genre de femme qu’on retrouvait une demi-heure plus tard, sur le palier d'un appartement étincelant, une cigarette à la main et un sourire satisfait sur les lèvres. Pour résumé, c’était une employée rigoureuse. On lui demandait régulièrement : « Mais quel est votre secret pour dégraisser les plaques de cuissons ? Ça fait dix ans que j’essaye d’éliminer les saletés qui s’y étaient incrustées ? » Le secret, qu'elle refusait de révéler, consistait à utiliser un produit détergeant dont la toxicité dépassait celui de l'agent orange. Un produit qu’on aurait facilement pu faire certifier par des militaires comme arme bactériologique. Son utilisation impliquait donc de combiner des gants imperméables et un masque hermétique. Bien sûr, en véritable professionnelle, elle n’utilisait jamais de telles substances quand les lieux étaient occupés par des bambins. Cela dit, sa réputation n’était plus à faire dans le domaine de la garde d'enfants. Elle la devait à une infatigable soif d’ouvrages psychologiques et une inépuisable énergie à fournir des « Parce que » à d’exaspérants « Pourquoi ? ».

Lors de son passage devant le panneau d'affichage d'un centre commercial, une annonce pour le moins classique, mais dont l’écriture dénotait indubitablement une cliente au porte-monnaie garni attira immédiatement l’œil acéré de Cordélia : « Jeune femme célibataire, cherche de suite une nounou pour s’occuper de son enfant. ». Elle reporta immédiatement le numéro sur son téléphone et dans l’après-midi, entre l'époussetage de deux étagères, elle le composa pour proposer ses services. Une charmante femme l’invita à un rendez-vous préliminaire où elle présenta ses excellentes références. Ce qui surprit Cordélia, c’est que la mère célibataire ne semblait aucunement s’en soucier. Sa future patronne l’observait sous toutes les coutures, ce qui finit par gêner Cordélia. Toutefois, à la fin de l’entrevue, sans même avoir jeté un regard au chérubin, elle avait le poste.

Elle débuta un mois plus tard. Cordélia sonna à la porte. La même charmante jeune femme l'invita à entrer. Elle lui indiqua la chambre de son fils. Puis, elle lui serra respectueusement la main et s’en alla. Elle avait hâte de voir le mignon garçonnet qu'elle s'était déjà imaginé arborant des yeux globuleux et des bouclettes blondes. Quand elle entra dans la chambre elle comprit immédiatement, grâce notamment aux quelques squelettes qui jonchaient le sol qu'il s'agissait d'un piège. Ce n'était pas un enfant. La tête triangulaire verte se tourna d’un quart de tour pour analyser son futur repas, en l'occurrence Cordélia. Ses mandibules grincèrent, produisant un son glaçant. En femme prévoyante, elle portait toujours sa ceinture de produits de nettoyage. D'un réflexe inouï, elle utilisa le pulvérisateur sur la bête qui venait de se jeter avidement sur elle. L’animal éructa un son aigu de douleur et utilisa ses longs bras filiformes pour frotter ses yeux qui semblaient le brûler. Elle ressortit rapidement de la chambre en fermant la porte derrière elle. Bien sûr, elle chercha à s'enfuir. Mais l'entrée était fermée à clef. Elle se réfugia dans la cuisine. Après quelques secondes, elle entendait déjà des bruits de sabots frapper le battant. Il lui fallait une arme. De violents coups faisaient trembler les placards et des morceaux de bois se détachèrent. Transpirante, elle s’empara d’un couteau et d’un balai. Puis, elle coupa un morceau de scotch de carrossiers à l’aide de ses dents. Elle termina la confection de sa baïonnette ménagère. Il y avait urgence. Une crevasse permettait à Cordélia d’entrevoir l’œil du prédateur. Des copeaux continuèrent à virevolter dans la cuisine, comme dans une scierie. L'animal passa ensuite sa tête dans le trou. C'était le moment idéal. Elle frappa de toutes ses forces sur le crâne verdâtre et un jet jaune et chaud s’en échappa. La bête s’écroula dans le salon, laissant son cerveau répandre son jus sur le carrelage de la cuisine. Totalement décoiffée et sa blouse à moitié déchirée, elle s'empara délicatement d'un papier et d'un crayon. Avant de briser la porte d'entrée avec son arme de fortune et de s’en aller, satisfaite, elle laissa une dernière note sur la table du salon. On pouvait y lire : « Vous avez fait appel à une experte en nettoyage et aucun insecte n’a jamais survécu à mon passage »

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