(Suzanne)

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Ce qui suit est une tentative de fictionnalisation de son expérience, à chaud, par une ado qui essayait de mettre les mots sur les bouleversements qui ébranlaient sa vie. Rien n'a été retouché. Ni même relu. Car je n'ai plus la légitimité de contredire sa plume à ce jour.

Marie s'avance dans notre direction. Elle est dans ma classe et, malgré mes très nombreux efforts, je n'arrive pas à l'apprécier à sa juste valeur, probablement parce qu'elle n'a pas de valeur. C'est une personne que je ne parviens pas à cerner. Elle a tout autant l'air sympathique que démoniaque, et cela sans raison définie. Du moins, je n'arrive pas à en définir une. Je ne la connais que trop peu pour cela, pourtant je n'ai nulle envie de la connaître. En arrivant à notre hauteur, Marie s'adresse à moi. C'est la toute première fois qu'elle me parle, et cela accentue ma surprise lorsque j'entends ce qu'elle a à me dire :

— Suzanne, tout le monde dans la classe se demande si tu es lesbienne.

Je n'ai pas besoin de tourner la tête vers Carmen pour deviner que ses yeux se sont écarquillés. L'ironie dans la voix de Marie provoque une sorte de réaction inexplicable en moi. Mon cœur se met à battre de plus en plus fort, j'ai l'impression que je vais exploser. C'est le moment où jamais. Sans même réfléchir, je réponds :

— Oui, je suis lesbienne.

En prononçant cette phrase, je sens le monde s'écrouler sous mes pieds. Un sourire vicieux prend place sur le visage de Marie. Elle fait volte-face et se précipite vers ses amis pour leur annoncer la nouvelle. Je me sens à la fois soulagée et désemparée, mais je ne regrette pas ce que je viens d'avouer.

Mon regard reste fixé sur le sol. La vague de bravoure qui m'a submergée durant quelques secondes n'est plus qu'un lointain souvenir. Mon courage a dû s'envoler avec le dernier coup de vent et je reste là, immobile, avec la seule sensation qu'il n'y en a plus. J'ai l'impression que rien n'existe, que je vais bientôt ouvrir les yeux et me réveiller d'un mauvais rêve. Je n'entends plus rien, n'ai plus la force de remuer si ce n'est que les orteils et aucun mot ne me vient à la bouche. Je suis en train de me conforter dans l'hypothèse du cauchemar lorsqu'une main se pose sur mon épaule et l'agrippe fermement. Je pourrais reconnaître les doigts de Carmen entre mille : je sentirais ses faux ongles même à travers un pull-over. Enfin je parviens à bouger. Je relève la tête et croise le regard de mon amie. Ses yeux sont tous grands ouverts. Elle semble surprise, même un poil choquée. Pourtant, son expression demeure douce. Carmen m'interroge :

— Pourquoi tu ne me l'as jamais dit ?

Mes yeux fondent à nouveau vers le sol. Je n'arrive pas à soutenir son regard. J'ai l'impression de lui avoir menti pendant des années, à elle plus qu'à quiconque. Je l'ai probablement déçue. Je vais devoir expliquer ce qui vient de se produire. Le seul bémol, c'est que j'en suis incapable. Comment pourrais-je lui justifier le fait que j'aime les filles ? Si ça tombe, je suis née comme ça. Mais si je prétends cela, on va me prendre pour une fêlée. Je balbutie :

— J'avais peur que tu me voies différemment.

Carmen me sourit. Elle ne paraît pas m'en vouloir; c'est soulageant. Elle avoue :

— Je ne m'attendais pas à ça. Mais ça m'est égal. Je suis contente que tu l'aies dit. Je comprends mieux un tas de choses à ton sujet, maintenant. Je suis ton amie, Sue. Ce n'est pas mon rôle de te juger. Tu aimes les filles ? Tant mieux, c'est ton droit !

Ces mots, sortis de la bouche de Carmen, m'ôtent tous mes doutes. Je suis fière de l'exploit que je viens d'accomplir. Je me suis acceptée, j'ai revendiqué ce que j'étais. Sans même m'en rendre compte, en répondant à Marie, j'ai fait mon coming-out de façon publique. Nulle doute que tout le monde à l'école va bientôt être au courant. Et alors ? Nous sommes au vingt-et-unième siècle, l'homosexualité existent depuis plusieurs centaines d'années déjà, alors ils ne vont pas en faire une montagne. Ils trouveront peut-être ça bizarre, au début, mais ils s'habitueront. L'important, c'est que Carmen me soutienne. J'ai bien le temps de m'en faire pour ce que pensent les autres.

Alors que je commence tout juste à me sentir à l'aise à l'idée de ma sortie du placard, ma meilleure amie trouble le cours de mes pensées avec une question redoutable :

— Suzanne, comment tu as su ?

Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me demande ce genre de chose. Je m'accorde quelques secondes de réflexion, mais je ne sais pas par où commencer. Dois-je lui parler de la fille du village de vacances ou de mes rêves de princesse charmante ? Peut-être faut-il que je commence par les expériences que j'ai réalisé aux toilettes durant mon enfance. Et si je l'avais toujours su, finalement ? Je sais quand je l'ai admis, mais j'ignore si j'en avais déjà conscience au fond de moi auparavant. Comment peut-on répondre à une question dont on ignore soi-même la réponse ? Et puis, soyons clairs, je ne suis pas une bête curieuse. Je n'ai pas subi de transformation. J'ai l'impression que cette question a quelque chose de scientifique. Comment ai-je découvert que la Terre était ronde ? Parce qu'elle l'a toujours été. Comment ai-je découvert que j'aimais les filles. Parce que j'ai toujours aimé les filles. Je ne m'imagine pas résumer la situation de la sorte. Peut-être que la question de Carmen a plutôt une portée médicale, en fin de compte. Je devrais sans doute la traduire par « Depuis quand se sont déclarés vos symptômes ? ». Ce n'est pas non plus comme si j'étais atteinte. La seule réponse logique qui me vient à l'esprit – et la seule selon moi que l'on puisse apporter à cette question dérangeante – serait en réalité plus qualifiable d'anti-réponse. Je lui demande :

— Comment as-tu su que tu étais hétéro ?

Carmen fronce les sourcils. Je suis certaine qu'elle ne trouve rien à répondre à cela. Nous sommes comme nous sommes, nous aimons ce que nous aimons. Il serait temps d'arrêter de chercher un point de départ ou une cause à cela. C'est vrai, dans le fond, personne ne se demanderait jamais pour quelles raisons obscures je préfère le chocolat à la vanille. Alors pourquoi devrait-on s'inquiéter du fait que je préfère les femmes aux hommes ?

Je regrette bientôt d'avoir soulevé une question aussi compliquée puisque, faute de réponse, Carmen me lance en pleine figure une nouvelle question, beaucoup plus perturbante que la première :

— Est-ce que tu as déjà été attirée par moi, Sue ?

Je me mets à bredouiller des syllabes inaudibles et complètement dénuées de sens. Je suis tellement surprise par ce que m'a demandé Carmen que je ne parviens pas à trouver mes mots. C'est vrai qu'elle est jolie, dans son genre. C'est une personne que j'apprécie énormément, c'est d'ailleurs la meilleure amie que j'ai jamais eue. Je la côtoie depuis l'enfance. Je la connais par cœur. J'ai une totale confiance en elle. Mais, venant tout juste de me revendiquer de l'autre bord, j'ai omis de réfléchir aux sentiments que je pouvais éprouver pour elle. J'ai toujours pensé que Carmen était ma meilleure amie. Mais était-ce parce que c'était le cas, ou bien parce que je supposais qu'il ne pouvait pas en être autrement ? Et aujourd'hui, si je décelais en moi une once de sentiments pour elle, oserais-je les dévoiler ou craindrais-je à nouveau de la perdre ? Franchement, faire face à son homosexualité est une situation des plus délicates dans la vie d'une adolescente. Je décide d'être totalement sincère. D'abord avec moi-même, parce que dans le cas contraire je stagnerai encore avec mes problèmes d'orientation dans une dizaine d'années. Ensuite, avec Carmen, car c'est une amie fidèle et l'honnêteté est la moindre des choses que je lui dois. Je me plonge alors dans une profonde réflexion. Est-ce que j'aime Carmen ? Ou, plus exactement, comment j'aime Carmen ? Enfin, au bout d'un long moment de silence, je lui réponds :

— Carmen, tu es une personne qui compte énormément pour moi. Tu m'as toujours soutenue, et je serai toujours là pour toi, quoi qu'il arrive. Même si tu fais la chose la plus abominable au monde, tu pourras me le dire. Je serai à tes côtés, prête à affronter la vie avec toi. On a vécu tellement de choses, des moments inoubliables. On a partagé nos joies, nos pleurs, on s'est toujours tout dit. Et, quand on n'a rien à se dire, il suffit qu'on se regarde, qu'on se mette à chanter sur le même air, et qu'on défie le silence. Tout ça, ça compte énormément pour moi, et ça restera gravé en moi indéfiniment. Notre amitié laisse un peu plus chaque jour ses traces indélébiles en moi. La seule chose qui m'effraie, c'est qu'on puisse être plus que ça. Ce que je vais te dire va te sembler totalement fou mais, je ne veux jamais tomber amoureuse d'une personne qui a une place aussi importante dans mon cœur.

Carmen laisse échapper un petit rire et hoche la tête. Je ne sais pas si elle a compris ce que je voulais dire. J'ai moi-même un peu de mal à me comprendre. Elle se penche sur moi et me prend dans ses bras. J'ai une seule certitude : je ne veux jamais que cela change.

La cloche sonne. Carmen s'écarte de moi. Elle me donne une grande claque dans le dos et m'entraîne vers le bâtiment. Je pense que c'était supposé m'encourager. En fait, ça m'a surtout fait mal. J'ai l'impression que ma colonne vertébrale vacille. Heureusement, ce n'est que l'un des nombreux fruits de mon imagination, laquelle est bien développée. Malgré tout, je n'ai jamais imaginé une seconde ce que je verrai en rejoignant les rangs. Mes camarades de classe me dévisagent tous. Leurs expressions sont dures, méprisantes. Lorsque j'arrive, ils s'écartent sur mon passage. J'ai toujours rêvé de vivre ça : voir les autres me laisser la place, comme une reine. Cependant, en ce moment, cela n'a rien de royal; on dirait qu'ils me fuient comme une pestiférée. J'évite de les regarder dans les yeux. Alors, à nouveau, je me mets à fixer le sol. Je dois avoir l'air si vulnérable comme ça. Je devrais relever la tête et les affronter. La vérité c'est que je suis lâche, je n'arrive jamais à regarder les gens en face. Malgré moi, je ralentis. Ma démarche traduit parfaitement mon embarras. Je suis certaine qu'ils sont fiers d'eux. Ils restent plantés là à me fusiller du regard, m'envoyant des décharges imaginaires. Lesquelles suffisent amplement à me pétrifier. J'ai toujours détesté qu'on me regarde. J'ai toujours envié les caméléons. Si c'était en mon pouvoir, je ferais de mon mieux pour me confondre avec les murs ou le sol, quitte à me faire piétiner. Si au moins je pouvais enfouir ma tête dans le sol comme une autruche, ne plus rien voir, ne plus rien entendre,...

— Sale gouine !

Ces mot me tombent dessus comme une bombe. Je sens mon cœur exploser et tomber en miettes. Celles-ci virevoltent dans tout mon être jusqu'à ce que je me sente trop mal à l'aise pour tenir debout. Je fais un pas en arrière, tremblante, en levant les yeux sur ceux qui se moquent de moi. Alors qu'une pellicule humide recouvre mes yeux, je distingue trois garçons. Celui du milieu me pointe du doigt. C'est lui qui a crié. Il s'appelle Ryan. Je ne le connais que vaguement, parce qu'il est dans ma classe. À vrai dire, je n'ai jamais ressenti le besoin où l'envie de le connaître davantage. Premièrement parce que les garçons ne m'attirent pas. Deuxièmement, parce que Ryan en particulier est un exemple d'immaturité et de bêtise unique en son genre. Je ne me suis jamais permis de juger les gens sur leur physique, mais la cruauté et l'idiotie de ce garçon se lisent sur son visage. Rien ne me déplaît plus que les personnes bêtes et méchantes. Quand on est capable d'utiliser ses neurones efficacement, on peut au moins être sadique dans les règles de l'art. La seule chose magnifique que l'on trouve dans la haine est sa subtilité. Or les idiots qui décident d'être cruels le font avec une grossièreté écœurante.

En reculant, je heurte quelqu'un. Je croise les doigts pour qu'il s'agisse de Carmen, la seule personne à qui je puisse me fier ici. La chance n'a pas pour habitude de me sourire. Pas plus aujourd'hui que les autres jours. Je me retourne sur Sandie. Elle fait un bond en arrière et s'essuyant les bras, paniquée, comme si elle craignait d'attraper ma maladie rare, grave, et surtout inexistante. Elle pousse un petit cri de dégoût à mon attention et s'exclame :

— Alors c'était vrai ? Ah, mais c'est dégoûtant !

Sandie recule. Ses yeux restent rivés sur moi. Je la connais à peine, alors son avis devrait m'indifférer. Pourtant, quand elle recule, je vois mon reflet dans ses pupilles dilatées. Et celle que je vois dedans n'est pas moi. C'est un monstre. C'est ainsi qu'elle me voit : comme une créature répugnante. Je n'ai jamais voulu être un monstre, je n'ai jamais souhaité qu'ils me haïssent tous. Si auparavant je n'ai jamais réussi à me faire véritablement apprécier, j'arrivais à me montrer discrète. Maintenant, je n'y parviens même plus. Je ne suis plus qu'une sorte d'ordure ambulante, une chose sur le passage de laquelle tous s'écartent comme devant la Faucheuse en personne. C'est plus fort que moi. La pellicule humide qui recouvrait jusqu'alors mes yeux gonfle. Un véritable océan naît au creux de mes orbites et se déverse sur mes joues. La Mort ne pleurerait pas, elle. Elle surgit de nulle part, terrifie et sourit. Moi, je fonds en larmes à la moindre critique. Je suis, à leur yeux, dégoûtante et pitoyable.

Alors que mes larmes brouillent mon champs de vision et que je sens mon monde s'écrouler à l'intérieur de moi, une main m'agrippe fermement le poignet.

— Fichez-lui la paix ! crache Carmen en s'éloignant.

Et elle me tire par le poignet en direction de notre salle de classe. Carmen n'est qu'un petit bout de femme. Elle a beau être plus grande que moi, d'une dizaine de centimètres, son corps svelte et sa peau pâle m'ont toujours fait penser qu'elle était fragile. Aujourd'hui, comme une furie, voilà qu'elle se dresse entre le monde en moi. Et je sais que jamais je n'aurais pu rencontrer une meilleure amie qu'elle ; quelqu'un capable de prendre ma défense face à une bande d'enragés, qui me fixent comme le démon qu'ils voudraient réduire en cendres. Alors que je tente de suivre le pas pressé de Carmen dans les couloirs, sa main serrée autour de la mienne, je prends conscience que mon aveu va affecter sa vie presque autant que la mienne. Je suis comme une bombe, qui en explosant fait tout péter autour d'elle. Je dégage aussitôt ma main de celle de ma meilleure amie. Carmen me dévisage.

— Ça va, je la rassure. Je vais bien.

C'est faux. Je suis terrorisée. J'entends les rires qui résonnent derrière moi dans le couloir et j'ai peur. Mais je ne peux plus laisser une amie me prendre par la main, plus maintenant que l'image que je renvoie risque de déteindre sur elle. Je ne voulais blesser personne. Je ne voulais pas être détestée. Je voulais juste être moi-même, librement aux yeux du monde, délivrée du poids de ces années de doute et de silence. Et maintenant j'avance, tête baissée, en proie à la peur : la peur des autres, la peur de défaillir, la peur de perdre ce qui est cher à mon cœur. J'ai parlé pour me délivrer. Pourtant l'atmosphère qui m'entoure n'a jamais été aussi oppressante.

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