L'abattoir

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 C’est un monde unique, spectral, embrumé. Un spectacle qui se répète tous les jours à la même heure. Chaque fois la même chose, chaque fois le même manège. Qui tourne et tourne en rond dans une course vaine, désuète.

 À travers mes fenêtres je suis témoin de la scène, moi qui, depuis longtemps, aurai dû tirer les rideaux sur cette mascarade. Mais maintenant que je suis là, minable, misérable, je n’ose m’y risquer. Je mire ce même manège, qui tourne et tourne en rond dans une course vaine.

 À travers mes fenêtres, j’observe le voile des autos qui crachent leur fiel au visage des piétons. Une ribambelle de boules de Noël jaunes, rouges, noires, grises ou blanches qui s’arrêtent ou qui valsent selon les lampions suspendus. À leurs côtés galopent et trébuchent les badauds s’en allant attraper le bus ou le train sous les derniers flocons d’hiver. Les derniers avant une éternité, puisque Terra-Mater se meurt.

 À travers mes fenêtres, les fenêtres d’en face ; les sourires des anonymes qui sur leur visage s’effacent. Des carcasses autrefois chaudes et vivaces que la transhumance a glacées. Sous le fard à paupières de Lisa, brille encore le phare solitaire de Hopper, comme une balise perdue en mer qui ne guiderait plus que les dauphins. J’espère encore y voir le vieux gardien l’allumer un soir et retrouver l’éclat des jours heureux, quand tout allait mieux.

 À travers mes fenêtres, je me moque du bouvier qui, de son sifflet, guide les bovins jusque dans leur parc. Le bétail est encore jeune, docile, malléable. Il y apprendra l’histoire des vainqueurs, au prix de la vérité des vaincus. Il saura reconnaître son prochain, son voisin, son ennemi, puisque dans la course de l’existence, il lui faudra les abattre pour survire. C’est ce qu’il a appris dans son parc. Il vivra pour tuer.

 À travers mes fenêtres, j’entends le marteau piqueur de l’ouvrier qui travaille au chantier rue Cartier. Les tracteurs s’ébranlent et graissent la neige blanche devenue noire de crasse. Ils puent, tous, tant les salariés que les engins. Ils ont plus en commun que leur patron et l’humain, car ils triment jusqu’à l’obsolescence, jusqu’à ce qu’un pâtre leur dise d’arrêter, jusqu’à ce que le carburant vienne à manquer.

 À travers mes fenêtres, je suis témoin de celle qui danse et chante en criant dans son téléphone. Elle n’est pas seule dans cette ruelle et se moque bien du regard des autres. Seule lui importe la personne virtuelle pendue à son oreille. Elle danse et elle chante, mais elle ne sourit pas, car il n’y a personne de l’autre côté du fil. Ce téléphone, c’est sa seule arme contre la silhouette obscure qui la suit depuis le métro.

 À travers mes fenêtres, je te vois, au loin, briller par toutes les fenêtres de tes tours de Babel. Toi qui ne respires aucun air, ne suis aucune transhumance, n’apprends rien, n’encrasses pas la neige et n’agresses nulle demoiselle. Tu blesses sans égards, tortures sans regret, tue sans remords. Ce matin, je te déchire sans rédemption.

Ce matin, c’est la rentrée des troupeaux.

Ce matin, je détruis mon dernier dollar, mon ultime euro.

Il est temps que le berger passe à l’abattoir !

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