2.1

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C’est le soir. Le vent s’est levé. Les feuilles jaunes virevoltent autour de nos jambes. Vladislav et Lièna marchent devant moi. Ils rigolent. Vladislav lui tripote ses tresses blondes. Super. Une bourrasque m’envoie du sable dans les yeux. Ça fait un mal de chien. Vraiment super.

On bifurque dans la Proliètarskaïa oulitsa. Le bitume est crevé de nids-de-poule. Les hrouščiovki se suivent et se ressemblent, défilé de briques hâtivement empilées dans les années 1960, sales et ternes, trouées de petites fenêtres grises, impénétrables. Lueurs blêmes de quelques lampadaires.

— La Russie est triste, hein ? souffle Vitia près de moi.

— Un peu morose parfois, ouais.

— Vous aussi vous avez des coins pas très gais, non ? J’ai vu des reportages sur YouTube.

— C’est vrai, mais c’est une morosité un peu différente. Accidentelle, si tu veux.

— Et ici c’est pas accidentel ? Intéressant. Hé ! Je crois que tu viens de dire quelque chose qui… c’est pas bête du tout…

On est arrivés. Lièna presse la sonnette. Un bip strident retentit. La lourde porte en acier blindé s’ouvre avec un cliquetis. Dans la cage d’escalier, l’obscurité est totale.

— Attendez, fermez pas, dit Vladislav. Faut trouver l’interrupteur d’abord. Il est là, Valia, sur ta gauche.

Je tourne le bouton. Un grésillement, puis une faiblarde lumière d’hôpital descend sur nous depuis le premier étage. Les marches sont sales et ébréchées.

Au cinquième, on nous attend. Embrassades, présentations. On a apporté quelques fruits et du kvas. On enlève les chaussures, on s’installe dans l’unique chambre du minuscule appartement. L’endroit est très propre, chaleureux, décoré avec des tapis aux couleurs vives. Les meubles – un grand divan, une table et des chaises, deux armoires vitrées – sont simples mais assez jolis.

Nous sommes chez un certain Dmitri. D’après ce que m’a dit Vladislav, c’est un spiètsnaz, un membre des forces spéciales russes. Il a dans les trente-cinq ans, mais en paraît plus. Il est beau gosse cependant. Grand, blond, athlétique. Il lui manque une dent de devant. Il zozote légèrement ; ses manières sont empreintes de douceur. Il n’élève jamais la voix. Il y a trois autres personnes : sa femme, Yioulia, un jeune homme à la mine sévère et, à ma grande surprise, Pièlagéïa, assise près de la fenêtre. J’apprends un peu plus tard que tous deux sont apparentés, à des degrés différents, avec Dmitri.

On commence à manger. Salades, pélménis, puis le thé. La conversation est détendue. Je ne participe pas beaucoup. J’épie Pièlagéïa du coin de l’œil, mais elle m’ignore superbement. Elle ne parle pas beaucoup non plus et sourit peu. Juste à côté de moi, la femme de Dmitri est si belle que j’évite de la regarder. On n’a pas ce genre de beauté en Europe, me dis-je, puis je souris en me rendant compte que je commence à adopter le mode de pensée local. Elle doit avoir vingt-cinq ans. Pourtant, dans dix ans elle sera méconnaissable. En Russie, la vie est plus courte, mais plus intense. Le thé est délicieux.

— Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ? demande Vitia.

— Je me dis que la vie est courte.

— Et ça t’amuse ? dit Vitia en riant.

— Bah, c’est mieux comme ça non ?

— Très juste, très juste. Mais tu as tort. La vie n’est pas courte.

Je ne réponds pas. Pour la première fois, Pièlagéïa a daigné m’honorer d’un rapide regard de ses petits lacs chatoyants.

Bientôt arrive l’heure du toast de vodka. Tous se lèvent, un verre à la main. Dmitri sourit.

— Bon, les z’amis. Ze suis content que vous soyiez venus ce soir. Demain, ze repars en mission, et ze me souviendrai avec plaisir de cette soirée, là-bas. À l’amitié !

— À l’amitié, répète l’assemblée avant d'avaler cul sec le brûlant breuvage.

— Tu vas où cette fois ? demande Vlad.

— Caucase, répond Dmitri.

Un court silence. Pièlagéïa se mordille la lèvre inférieure. Je baisse les yeux. Je ne sais pas pourquoi mais elle me fascine.

— L’attentat, le mois dernier, c’est en lien avec ça ? demande soudain Lièna.

— Dézolé, z’ai pas le droit d’en parler, dit Dmitri.

— On fait une partie de cartes ? suggère Yioulia. Qui veut ?

— Moi je veux bien, dit Pièlagéïa.

— Moi aussi, fait Lièna.

— Mitia, t’as pas un cigare ? J’ai envie de fumer un cigare, dit Vlad en riant.

— D’accord, ze t’apporte ça.

— Dégueulasse, soupire Lièna. Fermez bien la porte du balcon.

Plusieurs parties s’enchaînent dans la bonne humeur et les tournées de vodka. Tout le monde commence à raconter un peu n’importe quoi. Seules Yioulia et Pièlagéïa n’ont rien bu. Quant au cousin de Dmitri, Ivan, il n’a pratiquement pas desserré les dents de la soirée.

— Valentin, demande soudain Dmitri, toi qui t’intéresses à l’histoire de la Ruzie, tu aimes les bricoles zoviétiques ? Z’ai plein de trucs ici… attends…

Il m’apporte un carton rempli de menus objets quotidiens, billets de train, journaux, livres. Je prends une enveloppe estampillée SSSR et la contemple d’un air songeur.

— C’était quand même pas mal, l’Union soviétique, dit-il.

— Arrête, c’est pas possible de dire ça, lance Vlad en riant. Voyages interdits, les queues devant les magasins…

— Il y avait des pénuries, z’est vrai. Mais qui te dit qu’il n’y en aura plus ? Quant aux voyazes, la Ruzie est si vaste… une vie entière n’y suffirait pas !

— Maman dit toujours que les gens étaient plus optimistes, dit Lièna.

— C’est des conneries, dit Vlad.

— Tout n’était pas mauvais, approuve Vitia. Certaines choses étaient mieux qu’aujourd’hui.

— Y avait du travail pour tout le monde, reprend Dmitri. La médecine gratuite, le logement, l’éducation…

— Et on nous respectait à l’international, renchérit Lièna.

— Ouais, et si tu critiquais le Parti, on t’envoyait à l’hôpital psy, raille Vlad. Le paradis, vraiment.

— C’est pareil aujourd’hui, ça.

— Exactement, c’est pareil, dit soudain Vitia. Ça valait bien le coup de faire la révolution en 1917. Ça valait bien le coup, tous ces morts… ces rivières de sang… pour aboutir à quelque chose de pire. De bien pire qu’avant !

— Abuse pas.

— Tu veux revenir au servage, c’est ça ? ricane subitement Ivan.

— Pas du tout, s’indigne Vitia. Ce que je dis, c’est que… l’homme sera toujours l’homme. Que lui importe, au fond, le droit de vote ou la liberté de parole ? Il veut juste vivre tranquillement… je parle de l’homme moyen, bien entendu.

— Ah oui, donc on laisse une poignée de bandits s’en mettre plein les poches, tant que la majorité vit « tranquillement » ? demande Ivan d’un ton sarcastique.

— Eh mais… supprimons les bandits, alors, répond Vitia en riant. Allez ! Je ne demande que ça ! Le problème c’est qu’à chaque fois, de nouveaux bandits prennent leur place. Et c’est le peuple qui trinque.

— Donc on change rien, ou plutôt on revient au moyen âge ? demande Lièna.

— Ce n’est pas ce que je dis. Quoique le moyen âge ait peut-être été meilleur que sa réputation, ma chère Yélièna Alièksandrovna, repartit Vitia en souriant.

— Ce sont des foutaises, dit Ivan d’un ton ferme. L’histoire avance inexorablement. Le système ne cessera de s’améliorer, les défauts se corrigeront d’eux-mêmes, que ce soit dans cent ans, dans deux cent ans, et le plus grand nombre vivra dans une prospérité encore inconcevable aujourd’hui.

— Le plus grand nombre, dit Vitia. Donc tu admets que tous n’auront pas accès à cette prospérité ?

— Probablement pas tous.

— Mais alors, que vaut cette prospérité ? s’écrie Vitia d’un ton dramatique. Il est éméché mais a cependant l’air de se contrôler encore assez bien. Je me demande où il veut en venir.

— Que vaut-elle ? Si un seul être humain souffre… que vaut alors votre prétendue prospérité ?

— Épargne-moi ton pathos et tes bondieuseries, s’il te plaît, réplique Ivan d’un ton froid. Toi aussi, tu profites du progrès, que je sache ?

— Oh là là, on se calme les garçons, dit Lièna.

— Il n’y a pas de problème, Liènka, dit Vitia avec chaleur. Écoute… Vania, c’est ça ? Oui, je profite du progrès, bien entendu. Mais ça veut dire quoi ? Manger, boire, travailler, s’amuser, dormir ? Mais est-ce là la vie ? Est-ce que vraiment vous appelez ça la vie ?!

Il se lève tout à coup, l’air exalté.

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