Chapitre 3 - 2

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Comme pour le lui reprocher, Astrance fit grincer l'estrade sous son pas. Rosalie faillit lâcher le reste de l'eau à force de serrer le flacon, mais toute la préparation fut finalement mélangée au sang. Comme preuve de sa réussite, la solution prit une teinte rosée parfaitement homogène. Un premier pas de franchi qui allégea le poids sur ses épaules.

Il fallait maintenant faire chauffer le mélange en faisant attention à ce que le sang ne coagule pas. Il fut versé dans le chaudron, mis à ferrer sur le feu peu attisé.

Et maintenant, le cœur du sujet : les plantes.

Gerbera blanche et buglosse, mélangées en quantités parfaitement égales. Pour utiliser le charme de vérité, il fallait faire boire la potion à la victime. Si elle répondait la vérité à une question, son sang se colorerait de blanc. S'il mentait, il prendrait une teinte bleu-violet, semblable aux pétales de buglosse.

Rosalie commença par retirer les pétales de cette fleur, les disposant dans une coupelle avant d'en faire de même avec le gerbera.

– J’ai besoin d’une balance.

Sa voix avait tremblé davantage que voulu.

Astrance la déposa devant elle. Il fallait équilibrer les deux plateaux, avec des pétales de chaque fleur. Mais alors qu'elle s'apprêtait à déposer le gerbera, Rosalie hésita. Une boule lui tordit le ventre. Elle n'était plus certaine de la quantité. Dix grammes ? Douze ? Une erreur et le charme serait inopérable.

Rosalie se décida pour dix grammes.

Elle avait interdiction d'échanger avec l'assistance, mais leva discrètement le regard vers les chaussures de sa mère, qui s'était rapprochée au plus près. Jasmine fit mine de relever légèrement sa jupe, un geste que Rosalie prit comme un assentiment.

Ce coup d'œil la déconcentra. Elle venait de se rappeler, ou peut-être d'intégrer, le fait qu'une quinzaine de personnes la fixait, scrutant chacun de ses gestes. La jeune femme se sentit oppressée, écrasée par ces regards inquisiteurs.

Elle ralentit ses gestes, s’offrant la distraction nécessaire pour se concentrer sur sa respiration. Reprendre le contrôle, se replonger dans les gestes appris par cœur.

Sa main gauche retomba sur la table et la droite se leva pour peser la buglosse.

Les plateaux s’équilibrèrent, dix grammes de chaque côté. Rosalie récupéra les pétales et entreprit de les écraser dans le mortier.

Dans le chaudron, le sang dilué avait conservé son aspect lisse. Rosalie éteignit les flammes et prépara le contenant final, une nouvelle fiole qu'elle devait nettoyer parfaitement.

La jeune femme remua discrètement les hanches. Elle commençait à avoir mal aux genoux et au bassin. Malgré le manque d’élégance, Rosalie accéléra ses gestes. Mais tandis qu'elle repliait son chiffon humide, elle se figea, le creux dans son ventre revenu.

Pressée d'en finir, elle avait coupé le feu en oubliant d'ajouter les fleurs. Elle lâcha sa fiole trop vite, paniquée à l'idée que les fleurs n'aient pas le temps d'infuser. Une imbécile, trahie par ses propres émotions. Elle devait pourtant bien être capable de les contrôler.

Derrière elle, la présence de sa grand-mère était pesante, son ombre s'étendant au-dessus de la table. Se réjouissait-elle de son erreur ? Ou achevait-elle de la croire idiote ?

Rosalie se dépêcha de plonger les fleurs dans le chaudron, toute délicatesse des gestes oubliée. Ayant déjà nettoyé son matériel, la jeune femme se retrouva sans rien faire, à attendre qu'un changement de couleur lui indique le bon moment pour invoquer la magie.

Après quelques instants d'angoisse qui parurent des heures, le sang dilué se fonça. Rosalie tendit les mains au-dessus du chaudron.

Les phrases rituelles de ce charme étaient longues et pourvues de plusieurs mots homophones, qu'il ne lui fallait pas confondre.

Mais les talons de sa grand-mère sur l'estrade et les mimiques de l'assemblée qui commençait à s'impatienter, Rosalie avait de plus en plus de mal à suivre le fil de la formule. Il lui sembla que Violine s'était éloignée de la foule, au contraire d'Acanthio et Ambrose, plus proches qu’avant.

Jasmine gardait sa jupe serrée dans ses poings, le bras de Pyrius passé dans son dos.

Rosalie entama les derniers vers de la formule, faillit en oublier un, mais se rattrapa au dernier moment. Lorsque l'ultime mot franchit ses lèvres, la jeune femme retint un soupir peu élégant.

Ses yeux ne se détachaient pas du chaudron. Tant qu'elle n'aurait pas la preuve de sa réussite, impossible de bouger, sa poitrine et ses membres demeuraient contractés à lui faire mal. Elle avait la sensation que la réponse ne viendrait jamais, qu’elle resterait à jamais figée dans cet état d’attente angoissante.

Finalement, le liquide changea d'aspect. Des reflets parcoururent sa surface, tantôt blancs, tantôt violets.

Les muscles de Rosalie se relâchèrent. Elle avait réussi, accomplissant ce qu’elle n'aurait pas cru capable. Elle partirait d'ici la tête haute, sans décevoir ses parents. Elle ne demandait rien de plus.

Astrance apparut à ses côtés, la tête penchée au-dessus du chaudron. Elle fixait Rosalie, pendant que la jeune femme versait la potion dans la fiole. Finalement, la vieille se redressa.

– L'épreuve est réussie.

Rosalie releva enfin la tête vers l'assemblée. Ses parents lui sourirent, les autres applaudirent poliment. Violine avait bel et bien disparu.

Rosalie allait pour se relever, mais Astrance lui appuya fermement une main sur l'épaule.

– Un instant, fit-elle d’une voix glaciale.

Rosalie se figea de terreur.

Au bas de l'estrade, Jasmine et Pyrius la regardèrent sans comprendre.

– Nous avons tous constaté que l'élaboration du sortilège fut laborieuse. Nous devons être certains que le résultat est là.

Rosalie se tourna vers Astrance. Celle-ci pivota vivement la tête dans sa direction. Un sourire déformait son visage affaissé. La jeune femme allait céder à son instinct qui lui hurlait de fuir, mais Acanthio et Ambrose venaient de débarquer sur scène. Rosalie n'eut pas le temps de crier que les deux hommes la saisirent chacun par un bras. Rosalie se débattit en hurlant, de manière vaine, malgré leur âge, ils étaient plus forts qu'elle. La jeune femme fut tirée en arrière, se retrouvant à moitié étendue au sol comme une poupée jetée.

– Qu’est-ce que vous faites !

Jasmine s'était mise à courir vers l'estrade, mais Azale l’en empêcha, là où Pyrius se heurta à Belle-nuit, qu’il n’osa malmener. Quant aux Becaigrette et Landepluie, ils ne bougeaient pas, sans pour autant exprimer de la surprise.

Rosalie enragea. Ils savaient. Ils avaient tous attendu ce qui allait se produire !

Astrance récupéra la fiole. La jeune femme la vit approcher, jusqu’à ce que les reflets changeants dansent devant son visage. La vieille lui agrippa les cheveux.

– Petite souillonne. Traîtresse. Je vais te montrer ce qu’il en coûte de frayer avec cette aberration. Catin !

Astrance approcha la fiole des lèvres de Rosalie, mais celle-ci serra la mâchoire. La vieille lui attrapa le menton, mais la jeune femme ne restait pas en place, se tordant la nuque pour lui échapper. Ses dents douloureuses raclaient les unes contre les autres.

Malgré son mépris elle savait que cette magie marchait et était terrorisée par ce qu’elle pourrait lui faire.

Dans l’assemblée, Jasmine cria, et un bruit de chair en frappant une autre résonna. Sa mère avait giflé Azale, mais elle n’était toujours pas là pour porter secours à sa fille, de même que celle-ci n’entendait plus sa voix. La vue bouchée par Astrance, Rosalie ne pouvait pas savoir si sa mère allait bien.

Sa grand-mère décida soudain qu’elle en avait assez. Elle lui pinça le nez pour lui couper la respiration. Paniquée à l’idée d’étouffer, la jeune femme ne résista pas longtemps. Elle entrouvrit à peine les lèvres, juste de quoi reprendre un peu d’air, mais Astrance lui mit de force la fiole entre les dents. Rosalie voulut refermer la bouche, mais ne parvint qu’à se mordre la langue, d’où perla une goutte de sang.

Astrance lui tira la tête en arrière et lui fit avaler le liquide, avant de lui claquer les mâchoires. Rosalie tenta de garder la potion encore brûlante en bouche mais l’air lui manquait. Elle l’avala en entier, s’étouffant. Elle déglutit et toussa, un peu de potion ressortit par son nez devenu douloureux.

Ambrose et Acanthio desserrèrent leur prise, mais la maintenaient toujours. Astrance lui renvoya un sourire victorieux. Rosalie voulut lui cracher au visage, mais ne parvint qu’à baver comme une enfant, à cause de sa mâchoire douloureuse.

Elle aurait voulu se jeter sur la matriarche, la frapper au visage avec la fiole, voir les éclats de verre se ficher dans sa peau flasque de vieille garce !

Il n’y avait jamais eu de cérémonie, seulement un procès en public.

Un picotement vint soudain s’emparer de sa tête et de sa langue. La potion commençait à faire effet. Rosalie aurait voulu le cacher, pour faire croire que la préparation de la potion avait finalement échoué, mais le picotement devint un fourmillement douloureux. Rosalie secoua la tête et inspira des goulées de l’air humide de la serre, mais rien ne la soulageait.

– Pour une fois que tu réussis quelque chose, ma chère enfant ! Si tu avais su que cela t’était destiné !

Astrance s’empara de son poignet et à l’aide d’un scalpel, traça un sillon sanglant dans sa paume. Cette nouvelle brûlure arracha des larmes à Rosalie, qu’elle sentit à peine. Sa grand-mère se releva et fit face à l’assemblée, la main toujours autour de celle de sa petite-fille, elle-même encore avachie au sol. La vieille allait lui arracher l’épaule !

– Dis-moi, mon enfant. Il paraîtrait que tu te vends à cette autre magie répugnante. Telle une catin face à un courtisan. Est-ce vrai ?

Rosalie resta muette, mais sa langue se mit à chauffer comme si on lui avait donné un charbon ardent.

Dans la foule les autres attendaient de savoir, des lueurs d’appréhension et de dégoûts se disputant dans leurs regards. Jasmine et Pyrius étaient maintenus à genoux au sol. Leurs yeux légèrement hagards suggéraient qu’on leur avait peut-être jeté un charme tranquillisant.

Astrance releva un peu plus le bras de Rosalie, lui tordant le poignet pour offrir la paume à tous. Le sang coulait en filet sous la manche de la jeune femme. Sa langue se mit à gonfler, remplissant sa bouche. Elle allait manquer d’air ! Non, non, se rappela-t-elle, ce n’était qu’une impression, une allusion induite par la potion pour la forcer à répondre. Pourtant, elle n’arrivait bel et bien plus à respirer. Sa grand-mère attendait patiemment, sachant déjà que sa proie allait craquer. La pire situation que Rosalie pouvait redouter. Essayer en sachant que c'était vain. Elle était prétentieuse de s'imaginer réussir. Échouer lui permettrait au moins de ne plus avoir mal.

Rosalie persista, mais l’impression qu’on venait de lui enfoncer une aiguille dans la langue eut raison d’elle.

– Oui… fit-elle d’un murmure étranglé.

Immédiatement, son sang devint blanc. Cette vérité mise au jour provoqua l’effroi de l’assemblée. Des mots haineux circulèrent, les expressions devinrent méprisantes. Une scène imaginée tant de fois que la jeune femme se serait crue capable de s’en moquer. Au lieu de quoi elle souhaita disparaître, loin de ces regards qui lui brûlaient la peau. Elle était faible et pitoyable, et se méprisait d’une manière qu’elle n’aurait pas cru possible.

– En approuves-tu du plaisir ? continua Astrance. Donner de la magie à des objets ? Te donner ainsi à l’artificiel ?

Rosalie ne chercha pas à résister davantage. Le mal était déjà fait, et elle ne voulait plus ressentir cette douleur ! Elle voulait en finir et vite. Qu’ils l’humilient donc, mais rapidement !

Sa réponse fut à peine un souffle, mais cela suffit au sortilège et son sang rosé redevint blanc.

– Tu es son esclave depuis ta jeunesse, pas vrai ? Tu t’offres au matérialisme depuis longtemps ! Sous notre toit !

Rosalie avait l’impression de ployer sous la honte. Son amour-propre et son honneur jetés aux ordures. À entendre Astrance s’exprimer, elle était l’amante du démon. Une perverse, attirée par des plaisirs bas et dégradants. La jeune femme se rendit compte qu’elle avait répondu lorsque son sang se teinta encore en blanc.

– Tu as toujours dédaigné ton nom et ton héritage ! Les as-tu également maudits ?

Les épaules de Rosalie se secouèrent d’un sanglot. Pourquoi Astrance lui demandait-elle cela ? Ses propos n’avaient plus aucun sens, si ce n’était le plaisir de la torture !

Ils avaient eu ce qu’ils voulaient, n’allaient-ils donc pas s’arrêter ? Que voulaient-ils de plus ? Qu’elle mendiât leur pitié ? Elle n’en avait même pas la force ! Son corps était humide de sueur, ses membres tremblaient sous la peur et l’épuisement, quand la douleur ne lui provoquait pas des râles.

Ce n’était pourtant pas assez. Rosalie le comprit en voyant Violine revenir, un air victorieux sur le visage. Son regard croisa celui d’Astrance et la jeune femme hocha la tête vers la matriarche. Elle monta sur l’estrade et adressa à Rosalie un sourire aussi hautain que ceux de leur grand-mère.

Violine leva un bras, et quelque chose fut jeté aux pieds de Rosalie. À travers le flou de ses larmes, la jeune femme ne le reconnut pas de suite. Elle chercha à tendre son autre bras, qu’Ambrose consentit à lâcher. Rosalie laissa alors échapper un sanglot plaintif.

La tête avait été arrachée du corps, le sourire en demi-lune maculé de boue. Les formules gravées dans son dos étaient devenues illisibles sous les coups de poignard.

Il ne restait du pauvre Sélénite qu’un corps inarticulé. Rosalie le serra contre elle. Violine s’était déchaînée sur le pauvre automate, qui ne lui avait pourtant rien fait !

– Voyez comme elle pleure cet objet ! railla Astrance. Elle lui accorde plus d’importance qu’à nous autres ! N’est-ce pas ? Avoue-le ! Tu aimes cet objet ?

Rosalie eut la force de relever la tête.

– C’est faux !

C’était de l’affection, au même titre qu’on pouvait en avoir pour un souvenir de famille. Mais la vieille ne pouvait s’empêcher d’y attribuer des sous-entendus.

Le sang de Rosalie se colora de blanc pour prouver qu’elle disait bien à la vérité. Mais Astrance ne l’entendit pas de cette oreille.

– Menteuse !

Elle plaqua violemment le bras de Rosalie contre son propre torse. La jeune femme chuta, étendue sur l’estrade. Elle essaya de se relever, l’automate toujours serré contre elle, mais Violine apparut dans son champ de vision.

– J’ai toujours su que tu étais minable. Il n’y a qu’à voir cet apprenti fleuriste à qui tu faisais les yeux doux !

Rosalie le regarda sans comprendre. Sa cousine faisait-elle allusion à Conrad ? Il venait régulièrement au domaine, alors que lui et Rosalie avaient à peine seize ans, accompagnant son maître et employeur, le fleuriste du palais royal.

Rosalie paniqua. Violine n’allait quand même pas lui faire avouer que…

– Je vous ai vu, derrière les massifs de roses. Tu ne pouvais t’en empêcher, avoue ! Pendant que le reste de la famille travaille, toi tu batifoles avec le personnel ! Mais tu as fait plus que batifoler, hein ?

Rosalie était certaine que Violine avait fait en sorte d’être entendue par toute la famille. Elle tenta de cacher sa main, mais sa cousine vit le sang blanchi. Violine s’en serait sans doute donner à cœur joie en étalant tous les secrets de Rosalie au grand jour, mais le sang redevint rouge immédiatement, et elles comprirent toutes les deux que la potion n’agissait plus.

Rosalie accueillit cette nuance comme une bénédiction. C’était terminé, enfin, et elle le sut quand Astrance ordonna à Violine de s’écarter.

– Laissez-la ici.

Les silhouettes s’éloignèrent de Rosalie. La jeune femme voulut se relever, partir d’ici, mais elle était trop faible. Sa tête retomba contre l’estrade. Au-dessus d’elle, la Lune brillait au travers du dôme de verre, entrecoupé de l’éclat des lucioles.

Rosalie voulut en attraper une, sans trop savoir pourquoi. Mais sa main retomba sur sa poitrine, devenue une coquille dépouillée. Ses paupières se fermèrent et il fit aussi noir que la nuit.

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