Chapitre 6 - 1

9 minutes de lecture

Rues d’Annatapolis, 21h07, 19 ationin de l’an 1889.


De nuit, l'été devenait plus tolérable.

Rosalie s’abstint d'une étole pour se couvrir et courut presque d'impatience dans les rues d’Annatapolis.

Le client de sa mère l'attendait à l'autre bout, son magasin laissé ouvert juste pour elle.

Malgré la saison la pénombre tombait tôt, à cause des collines qui entouraient la ville, et Rosalie dut emprunter le train dans cette ambiance peu rassurante. Elle savait par Mona que le quartier pouvait se montrer moins sécuritaire à cette heure-ci et comme une imbécile, Rosalie n'avait pas pris de manteau pour dissimuler sa robe, dont le tissu de trop bonne qualité dénotait dans cette partie de la ville. Le trajet se passa heureusement sans incident et elle se détendit à mesure que le train se rapprochait des quartiers huppés.

La jeune femme parcourut les dernières minutes de trajet à pied, rassurée par les lanternes rouges au-dessus des magasins. Des lumières modifiées par équations magiques, faites pour hurler comme une armée en charge dès que quelqu'un tentait de forcer la porte.

Rosalie traversa une série de ponts enjambant des canaux avant de trouver le fleuriste. L'homme l'attendait à l'intérieur. Il lui jeta un regard pressant, et la poussa presque pour refermer la porte derrière elle. Rosalie lui rendit une expression un brin outrée.

– Ce magasin traite avec la famille BasRose depuis des générations, dont votre grand-mère. Si elle a vent de ce service que je vous rends, c’est ma famille qui se retrouvera lésée.

La jeune femme ne répondit pas. L’ombre de l’autre vieille chouette la suivait décidément partout.

Le fleuriste l’emmena dans la cour arrière du magasin puis dans la rue, où patientait un fiacre. L’homme fit monter Rosalie avant de prendre place sur le banc du cocher. La jeune femme n’était pas encore assise que les chevaux s’élancèrent. Elle se rattrapa à la banquette, encombrée de caisses et de palettes imprégnées d’odeurs florales. Elle en repoussa une partie avant de s’installer, serrée contre les parois du véhicule.

Le fiacre cahota un moment sous les pavés de la ville, jusqu’à ce que la route devienne plus lisse. Rosalie avait interdiction d’ouvrir les rideaux, mais il lui semblait entendre les sabots d’autres chevaux. Ils devaient approcher du lieu de fête. L’énormité de ce qu’elle était en train de faire la frappa de plein fouet. Elle allait entrer clandestinement et aborder de parfaits inconnus.

Le souvenir cuisant de l’humiliation subie au manoir lui revint en mémoire. Les rires moqueurs, les mots blessants… et si cela recommençait ? Si elle se retrouvait la cible d’une horde de mages industriels en colère, horripilés par sa présence magiterienne ?

Rosalie serra la sangle de sa pochette. Elle se faisait trop d’idées. Des gens qui s’invitaient d’eux-mêmes à des soirées, il devait y avoir d’autres ! Rosalie ne s’y rendait pas pour provoquer du tapage, et elle ne dérangerait pas ces gens puisqu’elle savait se tenir en bonne société. Ces mages se réunissaient pour échanger sur leurs travaux, ils parlaient la même langue qu’elle.

Après des années d’attente, faire demi-tour au dernier moment la rendrait incapable de se regarder dans un miroir.

Le fiacre freina soudain. Rosalie entendit le fleuriste parler avec un autre homme, durant de longues secondes angoissantes. Peut-être un chargé de sécurité. Finalement, le véhicule repartit sans incident. Rosalie ignorait quel prétexte le commerçant avait trouvé pour justifier sa présence alors que la décoration florale aurait dû être terminée.

Les bruits des autres véhicules s’éloignèrent avant que le leur ne s’immobilise. La porte s’ouvrit et le fleuriste pressa Rosalie de descendre. La jeune femme lui jeta un regard appuyé. De quoi avait-il donc peur ? S’il existait bien un endroit où l’on ne risquait pas de croiser des magiteriens c’était celui-ci !

– La porte en face mène aux vestiaires. Je vais parler au majordome pour le distraire, et vous allez discrètement sortir de la pièce pour remonter le couloir vers la salle de réception. Vous avez jusqu’à vingt-trois heures, après, je m’en vais.

Rosalie hocha la tête. Le fiacre était garé contre un mur de pierres. Elle réajusta une dernière fois les opalines à ses oreilles, ainsi que son éternel chignon flou et suivit le fleuriste, qui ne l’avait pas attendu. Il la fit se cacher derrière un paravent, puis se dirigea vers un homme en uniforme qui patientait dans le couloir. Ils bavardèrent, semblant se connaître. Tandis qu’ils s’éloignaient de la porte, le fleuriste fit un discret signe de la main.

Rosalie jaillit dans le couloir. Elle n’osa pas regarder en direction des deux hommes, préférant franchir les mètres qui la séparaient du tournant d’une allure pressée. Par chance, sa robe cachait ses pieds nus. Elle avait pris ses chaussures en main pour ne pas faire de bruit à cause des talons.

Le tournant passé, la jeune femme souffla. Elle s’appuya contre le mur, le cœur affolé. Elle ne faisait pourtant rien de mal ! Il lui semblait que sa vie passée au manoir, à se cacher durant ses expériences, lui aurait davantage apporté de sang-froid.

Rosalie remit ses escarpins et marcha à une allure normale jusqu’à la fête. Des domestiques encadraient la double porte permettant d’y accéder, mais ils ne firent rien pour l’arrêter. Ils devaient considérer que si elle était là, c’est qu’elle détenait une invitation valide.

Rosalie s’immobilisa sur le seuil. Près de deux cents mages industriels influents et talentueux se tenaient là, à seulement quelques mètres – avec leurs assistants et partenaires de vie.

Elle avait longuement réfléchi à la manière de les aborder. Dans un premier temps, elle envisageait de les laisser venir à elle, s’ils le souhaitaient. Elle ferait en sorte d’orienter la conversation sur la magie pour qu’ils ne la questionnent pas sur l’entreprise où elle était censée travailler. Si le contact s’avérait concluant, alors elle oserait dire la vérité.

Et si personne ne se présentait… et bien, elle n’aurait qu’à se mêler à une conversation. L’audace. L’audace se remarquait, parfois plus que le talent, malheureusement, et dans tous les cas, Rosalie marquerait forcément les esprits.

Elle prit une inspiration et s’avança, avant que les domestiques ne s’interrogent. Le buffet étant le centre de toutes les attentions, Rosalie s’y dirigea. Elle prit le chemin le plus long, afin de repérer quels mages se trouvaient là. Son regard accrocha directement les visages de Sergueï et Anton Zevedan.

Les hommes les plus célèbres de ces dernières années, ceux dont les noms étaient plus que jamais sur toutes les lèvres. Les inventeurs qui avaient conquis la Lune pour l’offrir à la Ci-Ordalie.

Comme un clin d’œil à cet exploit, ils avaient revêtu des costumes aux tons gris sombre qui ressortaient sur leurs peaux mates. Pourtant, les frères ne paraissaient pas avoir perdu leur modestie. Leurs sourires semblaient sincères et du peu que Rosalie entendait, ils répondaient avec plaisir aux questions.

La jeune femme aurait voulu les approcher, leur parler, même quelques instants. Travailler à leur côté devait être une opportunité unique d’apprendre. Mais pour l’instant, la nervosité l’en empêchait, d’autant que les deux hommes étaient déjà harcelés par un nombre important de pairs. Peut-être que Rosalie pourrait venir un peu plus tard, quand la foule se serait dissipée. À défaut, elle pouvait peut-être entamer la conversation avec un de leurs assistants, mais elle ignorait à quoi ils ressemblaient.

En attendant, elle pouvait tenter d’aborder des mages moins occupés. Au buffet, elle remarqua immédiatement Catrine McOlgane. Cette mage travaillait directement pour la ville. Ses formules permettaient un recyclage et un traitement des eaux usées innovant, la capitale bénéficiait ainsi d’une eau saine tout au long de l’année. Elle se déplaçait souvent dans le pays pour superviser l’installation d’autres dispositifs.

Rosalie se glissa à ses côtés tandis qu’elle se servait en petits fours. La femme lui sourit poliment, mais ne l’aborda pas. Rosalie prit une inspiration, faisant mine de choisir quoi déguster. Ses lèvres finirent par se débloquer et elle se tourna vers Catrine, mais au même moment, quelqu’un appela la mage. Celle-ci s’éloigna, laissant Rosalie désemparée. Une tentative ratée, et la jeune femme se refusait à suivre quelqu’un comme une harceleuse. Maigre peine cependant, Rosalie n’était pas vraiment intéressée par ce domaine.

Elle s’attarda près du buffet, trop à son goût. La jeune femme voulait se donner l’impression de faire quelque chose, quand bien même son regard n’était pas vraiment tourné vers les mets.

Rosalie prit conscience de se trouver au milieu d’une foule. Des centaines de personnes qui parlaient en groupes, se connaissaient, tandis qu’elle restait dans son coin sans rien à faire.

Elle refusait de revivre cette sensation d’être posée là où il ne fallait pas. Et même si ce n’était pas vrai, la jeune femme s’imaginait les regards moqueurs tournés vers elle. La fin de sa cérémonie avait laissé plus de séquelles qu’imaginé.

Un peu de courage.

Rosalie se décida finalement pour un toast au saumon avant de prendre une coupe de champagne. Elle fit le tour du buffet, croisant succinctement d’autres mages – Ariadne Kellof, créatrice de vêtements aux tissus changeants ; Benjamin Satore, spécialisé en sécurité. Rosalie fut abordée par Cécilia Ardoire, qui dirigeait l’agence de services magiques la plus connue de la ville. Mais celle-ci l’avait simplement confondue avec son assistante.

– Ho ! Milles excuses ! Je ne vous ai jamais vu, de quelle société venez-vous ?

– D’aucune entreprise, en fait je…

– Ho ! Vous êtes une indépendante !

– Non, pas du tout, je….

– Je suis admirative de ce choix, vous savez, vivre de ses créations sans garantie de résultat !

Rosalie n’arrivait pas s’exprimer, tant la femme était un flot de paroles inarrêtables. Elle s’était visiblement fait son propre portrait de son interlocutrice et à moins de hurler pour la faire taire, Rosalie ne pourrait sans doute pas la contredire.

– Ho ! Voilà mon assistante ! Je dois vous laisser, j’ai été ravie de vous rencontrer !

Cécilia disparut aussi vite qu’un flash d’appareil photo, laissant Rosalie sonnée au milieu de l’allée. Elle avait pourtant fait de son mieux.

Elle allait devoir se montrer plus téméraire, car à force de déambuler sans but dans les allées, on allait vraiment la remarquer, mais pas pour les bonnes raisons.

Des éclats de voix passionnés retentirent soudain à sa droite. Réunis en petit groupe, des mages étaient plongés dans un débat auquel assistaient quelques curieux.

Rosalie s’approcha. Elle reconnut Ariadne Kellof, dont la robe affichait des motifs en forme d’orchidées, imitant une plante posée quelques pas plus loin. Elle fit une remarque à l’un de ses pairs, qui menait le débat de grands gestes des bras. Antonius Velor était l’un des maîtres incontestés de la magie industrielle. Il fabriquait machines et équipements sur-mesure, destinés à faciliter et sécuriser la vie des travailleurs. Dans les nombreuses mines de fer appartenant à la couronne, les mineurs étaient presque tous équipés d’armatures renforcées aux bras et au dos, afin de les aider à transporter les charriots et percer la roche. Une aide qui avait permis d’augmenter l’extraction du minerai et de hisser le pays en tête des plus importants fournisseurs mondiaux. Les petits ruisseaux faisaient les grandes rivières.

À ses côtés, Romy Eggerd-Strauss hocha la tête vers Ariadne avant de faire part de sa propre opinion. Sa société était spécialisée dans l’aménagement, urbain et intérieur. On lui devait notamment Le Silencieux, un bar célèbre pour ses décors changeants.

Rosalie ne connaissait pas les deux autres mages. Elle s’approcha parmi les curieux, jusqu’à se retrouver à seulement un mètre.

Apparemment, le débat portait sur la colonisation de la Lune. Pour Antonius Velor, impossible pour le projet d’aboutir sur le long terme. Son choix de domaine industriel lui venait de son père, un médecin dévoué aux plus démunis.

– La vie sur la Lune mettra à mal les corps humains. La pesanteur artificielle ne suffira pas. Les enfants des prochaines générations naîtront plus petits, leurs organes seront moins performants, plus du tout adaptés à la Terre et à son atmosphère riche en oxygène.

– Mais comme vous l’avez souligné, cela prendra des générations, remarqua l’un des mages inconnus. Qui sait ce que la magie industrielle pourra accomplir d’ici là ?

Annotations

Vous aimez lire Benebooks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0