Chapitre 8

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Siège de La Bulle Mécanique, 12h41, 27 occibre de l'an 1889.


Le train mena Rosalie au quartier des émailleurs. Autrefois lieu de vie des artisans de porcelaine, leurs ateliers avaient été en grande partie remplacés par les usines, notamment en magie industrielle.

Le vaste plateau sur lequel Annatapolis avait été érigée comportait un dénivelé vers une plaine plus basse. Cette descente franchie par le train, Rosalie devait encore marcher pendant un quart d’heure jusqu'au siège de La Bulle Mécanique. La jeune femme veilla à rester sur les trottoirs. Les fiacres et chariots passaient par dizaine sur les routes, chargés de produits manufacturés et de matières premières.

Le bâtiment convoité par Rosalie se cachait derrière un entrepôt au fond d'une large allée décorée de buissons. Trois étages bâtis dans une pierre jaune pâle, derrière lesquels on apercevait l'usine, sans doute longue de plusieurs dizaines de mètres.

La jeune femme poussa le battant en verre de la double porte d'entrée, marquée du même dessin qu'au magasin.

Derrière un comptoir la secrétaire leva les yeux.

– C'est pour l'entretien ? fit-elle avec un sourire.

Rosalie eut une moue qu’elle imagina dépitée.

– Cela se voit tant que ça ?

La question fit rire l'employée. Elle lui désigna un couloir sur la gauche.

– Dernière porte à droite. Vous pourrez attendre avec les autres candidats.

Rosalie suivit le chemin indiqué et ouvrit la porte. Une salle d'attente sans fenêtre se trouvait derrière, avec au fond une autre porte. Aussitôt, la jeune femme serra sa sacoche contre elle, rassurée par le contact de la boîte à l'intérieur. Elle décompta douze candidats en plus d’elle, et sans doute y avait-il encore quelques retardataires.

Soit potentiellement quatorze qu'il lui faudrait surpasser pour obtenir ce travail.

Rosalie entra et s'assit à la seule place restante sur un canapé. Elle remarqua que les candidats semblaient plus âgés. Sans doute des étudiants fraîchement diplômés. Il y avait même un homme d'une quarantaine d'années. Peut-être une vocation tardive ou une envie de changer d'emploi.

Personne ne parlait et Rosalie ne comptait pas engager la conversation. Avoir autour de soi des personnes partageant la même passion était quelque chose de grisant, dont elle avait toujours rêvé. Mais en cet instant précis, elle était là pour être meilleure qu'eux.

À ses côtés, une femme tenait sa création sur ses genoux. Une grosse boule à neige, avec à l'intérieur une danseuse et son palais aux dômes colorés. Le socle était très épais et large, transparent comme le verre de la boule, de sorte que les mécanismes gravés de formules soient visibles. La femme devait avoir pris une option en horlogerie lors de son cursus.

Rendre l'ensemble de son travail visible semblait une bonne idée pour impressionner le directeur de l'entreprise, mais pour Rosalie cela serait contreproductif. Cette partie de l'objet était si imposante que la danseuse semblait minuscule, presque une figurante dans son propre spectacle.

Un acheteur ne s'y intéresserait pas. L'objet n'était pas viable en tant que produit fini, le consommateur se fichait de savoir comment il fonctionnait, il voulait qu'il fonctionne tout court. Surtout quand les clients étaient des enfants.

Si à peine sortie de l'école la femme n'était pas capable de se rendre compte de cela, ses chances s'amincissaient.

Rosalie en était à lister les défauts potentiels de sa propre création que deux autres candidats entrèrent dans la salle au moment où sonna treize heures.

Les postulants patientèrent quelques minutes, puis la porte du fond s'ouvrit sur une femme aux cheveux blonds. Elle croisa les mains devant sa jupe couleur vert d'eau.

– Premier candidat, s'il vous plaît.

Encouragé par son sourire bienveillant, un jeune homme se leva vivement. La femme referma la porte derrière eux. Quinze minutes s'écoulèrent avant que le candidat ne ressorte, une émotion incertaine sur le visage. Il quitta la salle d'attente, tandis que le deuxième postulant était appelé. À nouveau l'attente, pour celui-ci et les autres.

La jambe de Rosalie tressautait, ses doigts trituraient la sangle de sa sacoche. D'ordinaire patiente, elle était gagnée par la nervosité. Les heures s’enchaînaient et la jeune femme n'avait que son imagination pour s'occuper. Trop galvanisée par l’émotion, elle avait négligé de prendre un livre.

La fille assise à côté d'elle fut appelée pour ressortir en à peine dix minutes. Il ne resta alors que Rosalie et les candidats venus après elle.

Aussi, lorsqu'on lui demanda de se présenter, elle était déjà levée et manqua trébucher sur sa jupe. Rosalie se maudit de donner cette première impression.

La femme la rassura d'un sourire, avant de la faire entrer dans la pièce. Celle-ci était dépouillée, hormis trois tables alignées face à la porte. La femme s'assit à l’une des places vides, laissant Rosalie face aux recruteurs, celle l’ayant accueilli et deux hommes.

Son regard se porta tout de suite sur celui du milieu. Vêtements sobres, un haut-de-forme alors qu'ils étaient à l'intérieur et une canne au pommeau d'argent qui reposait à côté de lui.

Le cœur de Rosalie rata un battement. C'était l'homme de la soirée ! Celui qui lui avait parlé de cet entretien ! Et dire qu'elle s'était ridiculisée devant lui avec son impatience.

Elle redressa le dos, retira ses mains de la sangle et les salua.

L'homme au chapeau fut le premier à parler.

– Bienvenue. Je suis Amerius Karfekov.

– Amanda Nosmog, ajouta la femme, responsable de production.

– Norbert. J. Anguin, responsable de conception design.

Amerius Karfekov.

Le nom vibrait à ses oreilles.

Mais pourquoi se faire passer pour un autre ? Peut-être avait-il la flatterie en horreur ou voulait-il juger sans barrière sociale. C'était une bonne chose, signifiant que l'homme ne se préoccupait que des faits et ne se laissait pas acheter. Dans le cas contraire, Rosalie ne s’abaisserait pas aux compliments.

Elle allait se présenter, mais hésita. Par essence, mages industriels et magiteriens n'étaient pas fait pour se mélanger. Les premiers ignoraient les seconds, les jugeant désuètes. Quand ces mêmes seconds accablaient sans cesse les premiers. Que penseraient ces trois personnes qui faisaient face à Rosalie ?

Sa naissance avait contribué à la rendre telle qu'elle était. Elle ne voulait pas s'en débarrasser, même si elle n'était pas parfaite.

D'autant que si elle mentait, peut-être qu'ils n'apprécieraient pas, quand bien même cela ne les regardait pas.

Et puis, Amerius n'avait-il pas dit rechercher des profils atypiques ? La vie de Rosalie était atypique. Elle était atypique.

– Rosalie BasRose.

Amanda et Norbert. J. Anguin affichèrent des expressions surprises. Amerius Karfekov resta de marbre.

– Une magiterienne ? s'étonna Amanda.

– Oui. Je pratique la magie industrielle par choix.

Et c'est par envie que je suis ici.

– Vous n'avez pas de diplôme ? demanda Norbert. J. Anguin.

– Non. J'ai appris seule.

Amerius ne disait toujours rien. Les mains croisées devant son menton, il semblait juger de sa sincérité.

Tu ne trouveras pas plus sincère, eut-elle envie de répondre.

– Quel âge avez-vous ? voulut savoir Norbert. J. Anguin.

– Vingt-et-un ans.

L'homme hocha la tête.

– En quoi consiste votre création ?

Rosalie se reconcentra. La question avait été posée par Amerius.

Elle déposa sa sacoche au sol avant d'en extirper une boîte à bijoux en bois. Les trois recruteurs se penchèrent un peu en avant.

– La boîte n'est qu'un contenant, précisa Rosalie.

Elle la mit sur la table – celle d'Amerius – et l'ouvrit. À l'intérieur, deux grues pas plus grandes qu'une paume de main, faites de papier renforcé d'une fine couche de métal.

Les trois industriels restèrent d'abord silencieux, sans doute étonnés de la sobriété de sa création. Les oiseaux avaient été pliés dans un papier jaune piqueté d'étoiles rouges.

– À quoi servent-elles ? demanda Amanda.

Rosalie serra les lèvres et siffla. Aussitôt, les petites grues relevèrent leurs cous avant d'agiter souplement leurs ailes, comme l'auraient fait de vrais oiseaux émergeant du sommeil. L'une d'elles voleta jusqu'à l'un des bords de la boîte. L'autre tournait sa tête dans tous les sens avant de toucher le bois de son bec. Rosalie siffla de nouveau, plus fort et plus longuement. Les oiseaux s'envolèrent vers la jeune femme, lui tournait autour, rasant de près son visage et ses cheveux. Parfois, les grues se mettaient à gazouiller, imitant leurs congénères naturels. Une des grues se posa finalement sur l'épaule de Rosalie, quand sa consœur s'accrocha au bois de la table pour le gratter à la recherche de nourriture.

Norbert approcha lentement une main vers l'oiseau, pour ne pas l'effrayer. Un geste qui ravit Rosalie. L'homme avait déjà accepté la nature des grues : des bouts de papier, mais semblable à de vrais animaux. Les équations de la jeune femme étaient parfaites.

La grue se tourna vers l'humain et approcha son bec, avant de s'envoler dans un battement d'ailes craintif. Ce comportement était voulu par Rosalie. L'autre volatile avait été façonné pour être moins farouche.

Amanda Nosmog essaya de siffler, mais les grues l'ignorèrent.

– Elles ne répondent qu'à la première personne qui a sifflé pour elles.

La responsable lui renvoya un regard impressionné.

– Dans quel esprit ont-elles été réalisées ? intervint Norbert.

– Je les vois comme des jouets de compagnie, expliqua Rosalie. Destinés à apporter joie et plaisir à quelqu'un sans les inconvénients d'un véritable animal. Elles peuvent être emmenées partout, les enfants ne risquent pas de développer d'allergie et elles ne nécessitent pas d'entretien.

Rosalie avait remarqué cela à la boutique. Quand c'était possible, les jouets étaient présentés comme éducatifs et offrant une présence rassurante. L'interaction était toujours primordiale.

– Et pour les formules ?

La voix d’Amerius avait capté l'attention de Rosalie. Grave et profonde, ferme, qui demandait à être écoutée, mais sans jamais le réclamer.

La jeune femme se lança dans un exposé relatant ses choix et ses combinaisons d'équations.

Un peu intimidée par Amerius, ses réponses étaient assez succinctes, entrer dans les détails, prendre des initiatives la rendrait peut-être plus professionnelle – et passionnée.

Mise en confiance par Amerius, son ton se fit plus naturel, ajouté de précisions sur ses équations. L'homme lui posa des questions toujours plus pointues, mais à chaque fois Rosalie lui donna la bonne réponse. Elle évoqua également ses autres champs de compétence, principalement en mécanique.

Finalement, Amerius Karfekov n'eut rien d'autre à ajouter. Ses collègues lui signifièrent qu'eux aussi.

– Merci, mademoiselle BasRose. Veuillez laisser vos coordonnées à notre secrétaire, nous vous recontacterons si nous sommes intéressés.

Rosalie siffla pour rappeler ses grues et quitta la pièce. Dehors, l'après-midi touchait à sa fin et la jeune femme regretta de ne pas avoir pris un manteau plus chaud.

De retour chez elle, Rosalie se laissa tomber dans son canapé en soupirant.

Voilà, c'était fait. Il ne lui restait plus qu'à patienter, en espérant que la réponse soit positive. Dans le cas contraire, la journée était quand même à marquer d'une pierre blanche. À défaut d'avoir un travail, Rosalie se faisait désormais une meilleure idée de son niveau et de ses connaissances.

Un petit bruit de métal grinçant la tira de ses pensées. Léni tentait de descendre de la table avec beaucoup de maladresse, se servant d'une pile de cartons laissée à son attention. Le petit automate descendit l'escalier sur les fesses avant de marcher avec hésitation vers Rosalie. À ses pieds, il leva vers elle sa tête souriante.

– Ça s'est bien passé.

Léni essaya plusieurs fois de lever les bras. À la troisième, il frappa ses mains l'une contre l'autre, mimant un applaudissement.

Rosalie le récupéra avant de le poser sur ses genoux.

L'automate devenait chaque jour un peu plus expressif.

Dans les jours qui suivirent, Rosalie fit en sorte de s'améliorer, notamment en perfectionnant sa maîtrise des équations qu'elle connaissait peu. Son entretien réussi la motivait beaucoup. Une semaine passa sans nouvelles, puis deux. Rosalie commença à douter. Ce ne serait peut-être pas elle. C'était logique, en soi. Moins d'expérience, des protocoles et façons de faire que l'on apprenait qu'à l'université.

Mais alors qu'elle commençait à perdre espoir, Rosalie découvrit une lettre parmi son courrier. Il était marqué des deux bulles en forme de rouages.

La jeune femme arracha le papier, les mains tremblantes. Rosalie survola les mots, ne s'arrêtant que sur l'essentiel.

Mademoiselle BasRose,

Je suis intéressé par votre profil et souhaiterais que vous rejoigniez nos équipes dès la fin du mois.

Si vous le souhaitez, je vous invite à une rencontre à la fin de la semaine, afin de vous présenter votre lieu de travail.

Cordialement,

Amerius Karfekov, directeur de La Bulle Mécanique et responsable de formulation.

Rosalie hurla si fort que la concierge se précipita dans le couloir.

Devant son air paniqué, la jeune femme s'excusa avant de regagner son appartement en trombe.

Elle rédigea une annonce à publier dans la revue que lisait sa mère.

« La rose a enfin trouvé un soleil sous lequel s'épanouir, et espère qu'il ne sera jamais caché par les nuages. »

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