Chapitre 11 - 2

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Des assistants surgirent de sous la scène, amenant avec eux quatre larges tableaux. Ils dévoilèrent une carte de la Lune, avec les numéros et emplacements des parcelles. D’autres pupitres avaient été déployés dans le public. La parcelle de sept cents hectares de la royauté se trouvait en plein milieu des autres. Elle accueillerait le palais royal et ses institutions officielles, ainsi qu’un centre de recherche appartenant au royaume et des ambassades étrangères, le tout dans une version miniature d’Annatapolis.

Les premières parcelles en vente faisaient entre un et cinq hectares. Proches de la future ville, elles se destinaient surtout aux résidences privées ou hôtelleries de luxe. Les lots s’envolèrent comme des petits pains, à des prix que Rosalie trouvait déjà vertigineux.

À midi, quatre-vingts parcelles furent déjà attribuées. Les chuchotements étaient allés bon train sur les identités des acheteurs. On prévoyait déjà l’édification d’un musée, d’un centre universitaire et de plusieurs complexes de loisirs.

Toutes ces acquisitions rappelaient cependant un problème maintes fois soulevé ces dernières années au sujet de la Lune : l’accessibilité. Seules les personnes aisées pourraient non seulement y vivre, mais aussi y voyager. Il avait donc été décidé que chaque année, cent personnes seraient tirées au sort et se verraient offrir une semaine de vacances dans un hôtel géré par la couronne.

Bien sûr, cette dernière prévoyait une installation de classes plus populaires dans les époques à venir, mais ce serait souvent pour des allers sans retour destinés au travail.

Le commissaire-priseur annonça une suspension d’une heure pour se restaurer. Les employés ouvrirent les portes, dévoilant les stands de restauration installés dans le couloir.

Rosalie imposa plus qu’elle ne proposa d’offrir le repas à Amerius.

– C’est très aimable de votre part.

La jeune femme opta pour une généreuse portion de poisson et de pommes de terre frits, tandis qu’Amerius se contenta d’une modeste portion de pâtes au fromage. Ils prirent leur repas à leurs places, n’échangeant que peu de mots.

La jeune femme avait heureusement pris un livre pour s’occuper. Elle ne l’avait pas sorti pendant les enchères, par respect pour Amerius. La vente de la Lune était très répétitive, surtout sans y participer.

Rosalie s’agita sur son siège à la recherche d’une position plus confortable. Elle tourna discrètement la tête vers la loge de la reine, mais le rideau demeurait tiré.

Les frères Zevedan demeuraient inaccessibles. La jeune femme était surtout intéressée par leur conférence, mais quand même ravie de pouvoir assister à cet événement historique. Elle espérait que son visage apparaîtrait dans les journaux et qu’Astrance le verrait ; des fois que cela l’achève.

L’après-midi s’ouvrit sur une partie importante des enchères. Les parcelles étaient celles réservées aux nations étrangères. Une joute économique était à prévoir, même entre membres de l’Union.

Ils remportèrent tous une parcelle, même si l’Ordalie dut se livrer à trois batailles pour y arriver. Toutefois, Rosalie douta que la Ci-Ordalie aurait permis que son ancien territoire souverain reparte bredouille. Le Royaume de Jade préféra s’abstenir – il vivait d’agriculture et de pêche en mer Spovia, la Lune n’avait aucun intérêt.

Parmi les nations hors Union, seules deux remportèrent une manche. L’Union ne manquerait sans doute pas leur faire diplomatiquement remarquer que si elles les avaient rejoints, l’acquisition aurait été plus simple.

Rosalie retint un soupir.

Elle avait prêté attention aux enchères agressives du roi de Vindiène, mais pour le reste, l'enjeu fut de se retenir de bailler.

La publicité autour des ventes s’avérait davantage enthousiasmante que l'événement lui-même. La mage s'en voulut un peu de s'être faite avoir.

Elle espérerait que la conférence des frères Zevedan en valait la peine. Vers la tribune royale, toujours pas de rideaux ouverts sur les mages. Eux au moins avaient eu le bon sens de s'éclipser en attendant la fin, songea-t-elle avec amertume.

Rosalie aurait aimé savoir l’avis d’Amerius sur ces résultats. Elle faisait en sorte de suivre la politique de son pays et de connaître les grandes lignes de celles étrangères, mais ignorait tout des connaissances de son patron à ce sujet. Elle voulut profiter d’une courte pause instaurée par le commissaire pour lui poser la question, mais l’éclat de concentration intense dans ses yeux la fit taire.

Il ne semblait pourtant pas s’intéresser à la carte désormais à moitié remplie de la Lune, comme tout le monde. En fait, son patron ne regardait même pas la scène. Ses yeux semblaient fixés sur deux hommes, une centaine de sièges sur leur gauche.

À cette distance, il était difficile de voir tous les détails de leurs visages. C’est à ce moment-là que Rosalie vit la paire de lunettes rondes sur le nez d’Amerius. Elles étaient transparentes et une équation semblait gravée sur l’une des branches. La jeune femme ne pouvait pas regarder davantage sans être repérée, mais elle était persuadée d’avoir reconnu un signe d’agrandissement. Donc, Amerius souhaitait voir quelque chose de plus près. Or jusqu’à présent, il n’avait pas porté de lunettes.

Rosalie reporta son attention sur les deux hommes. Ils étaient vêtus de costumes sobres d’un rouge profond et se trouvaient encadrés chacun d’un interprète, au vu de la manière dont l’homme et la femme leur murmuraient à l’oreille tout en fixant le commissaire, qui avait depuis repris les enchères. Les interprètes possédaient chacun une broche écarlate épinglée à leur veste, la même que sur les deux hommes. Le petit groupe était encadré de quatre soldats, affichant le même signe de reconnaissance. Les sièges à côté d’eux étaient vides. Ils les auraient achetés pour ne pas se trouver proches d’inconnus ?

Les personnes possédant de telles places étaient fortunées, comme pouvaient l’être des dirigeants de pays ou une poignée d’entrepreneurs. Mais ce logo rouge, semble-t-il circulaire, n’évoquait rien à Rosalie. Ces hommes venaient à priori d’un autre pays.

La jeune femme avait regardé toutes les personnes du même bloc de sièges qu’elle et ces inconnus n’avaient à aucun moment enchéri. Les parcelles les plus importantes étaient toutes déjà passées. Souhaitaient-ils se tenir à l’écart des autres futurs habitants de la Lune ? Ou alors, ils étaient simplement spectateurs.

Rosalie les oublia durant les quatre lots suivants, jusqu’au cinquième, présentant une parcelle faite de nombreuses collines et située plus à l’écart des autres.

Il n’y avait pas d’offres. Les reliefs géologiques empêchaient la plupart des constructions, quand bien même le terrain était-il grand, afin de compenser.

Pour la première fois, le commissaire faillit retirer le lot.

L’attention de Rosalie était inconsciemment revenue vers les inconnus – qui lui offraient une certaine source de distraction. Elle vit alors quelque chose qu’elle n’aurait peut-être pas dû remarquer.

Les hommes en costumes adressaient des signes de tête à peine perceptibles à une femme, une vingtaine de sièges plus loin. Dans la foulée, elle se mit aussitôt à enchérir. Sans autres candidats, la parcelle lui fut attribuée.

– Lot numéro deux cent trente et un, adjugé à madame Zora !

Rosalie ignorait de qui il pouvait s’agir. Finalement, elle ignora les inconnus. Il devait s’agir de prêts ou de magouilles financières. Les démasquer n’était pas de son ressort.

Une heure et demie supplémentaire s’écoula et l’horloge annonça seize heures. Il ne restait plus qu’une trentaine de parcelles à attribuer. Une nouvelle pause fut annoncée.

Rosalie allait étirer ses jambes engourdies quand un mouvement à sa droite la fit sursauter. Amerius venait de se lever, manteau autour du bras.

– Je suis navré, mais je vais devoir m’en aller. Je vous souhaite un bon repos.

– Pardon ?

Rosalie crut avoir mal entendu. Mais les mots de son patron se confirmèrent lorsque celui-ci enfila son manteau et son écharpe. La jeune femme ouvrit la bouche, paniquée, mais muette.

Impossible, il devait se moquer d’elle.

Non seulement il allait l’abandonner au milieu d’inconnus, mais en plus de cela, il allait peut-être lui faire rater sa rencontre avec les frères Zevedan. Puisque ces derniers ne la connaissaient pas, ils n’auraient pas de temps pour elle !

– Je vous présenterai à Sergueï et Anton une prochaine fois, nous nous connaissons un peu. Je vous laisse le fiacre pour rentrer.

– Vous plaisantez ? Amerius ? Amerius !

Rosalie ne put s’exprimer plus fort sans se faire remarquer. Elle ne put que regarder, impuissante, son patron disparaître dans la foule. Complètement coite sur son siège, la jeune femme ne suivit qu’à peine le reste des ventes. Elle espérait sincèrement qu’il s’agissait d’une plaisanterie et qu’Amerius allait revenir. Sauf qu’Amerius n’était pas drôle.

Et qu’il l’avait bel et bien laissé en plan.

Lorsque Rosalie desserra les dents, il était dix-neuf heures. Au moins, cette fois pouvait-elle lire. La jeune femme racheta à manger, puis à vingt heures les frères et la reine prirent la parole.

Les mages industriels menèrent la conférence tant attendue par Rosalie, qui ne se priva pas de boire chacune de leurs paroles. Mais lorsque plus tard ils prononcèrent leurs derniers mots, impossible de les approcher. Elle eut beau apporter la preuve de son appartenance au milieu de la magie industrielle, la sécurité ne la laissa pas passer. Les mages n’autorisaient que certains journalistes et connaissances.

Ce fut une Rosalie furieuse qui se rhabilla et quitta l’amphithéâtre. Elle avait la sensation d’avoir perdu douze heures de sa vie. Elle utilisa le fiacre pour rentrer, mais le fit s’arrêter plus loin que prévu – Amerius le payait à l’heure, alors tant pis pour lui.

Dans son appartement, Léni l’accueillit en frappant dans ses mains. La mine renfrognée de Rosalie le découragea de s’approcher.

Lui faire ça ! Lui faire miroiter une rencontre avec les frères en sachant qu’elle en rêvait avant de le lui arracher !

– Et merde !

La jeune femme rumina sa frustration encore quelque temps, avant de prendre une douche trop fraîche et de se coucher.

Amerius Karfekov, vous êtes un imbécile !

Il avait intérêt à véritablement lui présenter les frères Zevedan. Autrement elle lâcherait Léni dans son bureau, de quoi mettre le désordre dans son rangement si calculé.

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