Chapitre 15 - 1

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Résidence d’Amerius Karfekov, 15h26, 29 nafonard de l'an 1900.

Le fiacre se gara devant un muret de pierres grises. La mousse avait poussé entre les blocs que les branches d’un large saule pleureur venaient caresser.

Amerius et Rosalie franchirent le portail à la serrure rouillée avant de s’engager dans une courte allée de dalles. L’herbe sombre qui entourait la propriété dégageait une odeur de brins fraîchement coupés, malgré la neige. Près du saule pleureur, une petite marre gelée était entourée de roseaux.

Au bout de l’allée, une simple maison de bois sombre d’un étage. Des demeures typiques des débuts de la capitale, avec ses toits pointus et ses fenêtres resserrées.

Le duo gravit les marches du patio où des plantes en pots pendaient des arches de bois. Dans un coin, un rocking-chair taché d’humidité servait de table pour un autre, laissé vide.

Les rumeurs sur Amerius Karfekov disaient donc vrai. Malgré sa richesse l’homme vivait modestement. Il ne devait même pas avoir d’employés, mis à part la femme de ménage qu’il avait une fois mentionnée. Rosalie avait aussi déduit que son patron n’avait ni femme ni enfants. Dans ce contexte, posséder une immense demeure n’avait pas d’intérêt.

Rosalie était satisfaite de travailler pour un homme qui ne se souciait pas de faire mieux que les autres, mais juste de faire au mieux pour lui, selon ses envies.

Amerius précéda son employée dans la maison. Leurs manteaux et écharpes déposés dans l’entrée étriquée, Rosalie découvrit la petite pièce de vie, réchauffée par une imposante cheminée. La jeune femme avança ses mains gelées devant le feu. Derrière elle, un sofa et un fauteuil présentaient leurs dos aux fenêtres de la pièce. Face à l’arche délimitant l’entrée, un escalier, et plus loin, une autre ouverture menait vers ce que Rosalie supposa être la salle à manger. La cuisine devait être au même endroit, car une odeur de légumes grillés flottait dans l’air.

– Installez-vous, fit Amerius. Thé ou café ?

– Thé, s’il vous plaît.

Il disparut dans l’autre pièce, les mains libres de sa canne restée dans le vestibule.

Rosalie fit le tour de la pièce, encore trop préoccupée pour s’asseoir. Léni l’avait précédée, s’amusant à grimper sur l’empilement de bûches à côté de l’âtre. Il n’y avait cependant pas grand-chose pour tromper son esprit.

En-dehors d’un buffet où trônaient quelques photos encadrées, la pièce ne comportait pas de décoration. Peut-être Amerius avait-il un bureau à l’étage, que Rosalie imagina rempli de notes de recherches en magie industrielle, de jouets ratés et entassés. Mais rien d’autre. Amerius ne devait vivre que pour son travail. Il était déjà là quand Rosalie arrivait le matin et se trouvait toujours derrière son bureau quand elle s’en allait le soir. À sa place, la jeune femme en ferait sûrement de même. Ses propres jours de repos rimaient avec magazines et ouvrages de sciences, ses seules concessions étant ses sorties avec Mona et leurs amis.

Rosalie s’approcha des clichés. Les deux premiers représentaient des paysages qu’elle ne connaissait pas, peut-être pris lors de déplacements pour le travail. La dernière devait être plus personnelle. Au centre, un jeune garçon d’environ treize ans prenait la pose, assis sur une chaise en bois. Rosalie y reconnut une parfaite version miniature d’Amerius. Les mêmes cheveux d’un châtain presque brun, plus sombre que celui de Rosalie, lissés en arrière. Ils entouraient un visage à l’expression neutre, bien que réhaussée d’un éclat paisible dans le regard.

Un adolescent plus âgé se tenait à sa droite, tandis qu’un couple d’adultes se partageait l’autre moitié de la photo. Rosalie supposa qu’il devait s’agir de la famille d’Amerius, mais ne pouvait pas s’empêcher de questionner. La peau des adultes et de l’adolescent était d’une carnation bronzée, et leurs traits aux pommettes marquées et aux fronts hauts contrastaient avec le visage lisse et fin d’Amerius.

Des habitants des Îles Saumarienne, venus habiter en Cie-Ordalie durant la période qui avait suivi l’arrivée de la magie industrielle.

Beaucoup d’individus étrangers avaient tenté de s’enrichir avec ce savoir. Ils déchantèrent une fois de retour dans leur patrie. À mesure qu’on approchait puis quittait les frontières, les rites magiteriens faiblissaient, les équations se détraquaient sans raison au bout de quelques semaines. Un constat qui continuait de faire chuter l’intérêt de la magie industrielle à l’étranger.

– J’ai été adopté, si telle est la question que vous vous posez.

Rosalie sursauta. Malgré le plancher daté, Amerius ne le faisait pas grincer sous ses pas. Le mage déposa un plateau sur la table basse, face à la cheminée.

La jeune femme regarda de nouveau la photo.

– « Karfekov » ne sonne pas très saumarien.

– J’ai demandé à garder le nom de ma mère. J’avais déjà huit ans le jour de mon adoption.

Une situation qui inspirait à la curiosité. Rosalie venait de faire un premier pas dans le passé d’Amerius. Elle aurait souhaité continuer, apprendre à le connaître. Ses révélations sur son second travail avaient instillé des doutes en elle. Elle pensait pouvoir lui accorder de nouveau toute sa confiance.

Il s’assit dans le fauteuil. Rosalie le rejoignit et ils s’emparèrent chacun d’une tasse fumante. La jeune femme n’attendit pas de savoir quel goût avait le thé.

– J'attends des explications. Que faites-vous pour la reine et pourquoi ? Qui a essayé de voler la formule ? Et comment cette personne savait où la trouver ?

D'autres questions se bousculaient dans son esprit, mais la mage ne voulait pas décourager Amerius. Celui-ci secoua la tête.

– La reine a largement enquêté à ce sujet, sans trouver de réponse. Quant au reste, reprenons depuis le début, voulez-vous. Revenons là où tout a commencé, aux enchères. Vous vous souvenez ?

– Oui. Le commissaire-priseur annonçait les derniers lots. Les hommes avec la broche rouge ont fait signe à une femme d'enchérir pour eux.

Cette fois, Amerius approuva.

– Ces broches rouges. Les reconnaissez-vous ?

– J'étais trop loin pour ça. Je crois avoir reconnu une forme circulaire.

– Avec un triangle brun, juste devant le bas du cercle. Ces symboles représentent le soleil qui se couche derrière les montagnes. Pour symboliser le fait que ce pays a réussi à l'obliger à s’incliner chaque soir.

– Les Basses-Terres, affirma Rosalie.

Elles étaient autrefois dirigées par une religion très sévère. Elles se seraient nommées ainsi car aucune terre ne pouvait surpasser celle de leur dieu. Désormais la religion était moins ancrée dans les mœurs, mais un équivalent politique tout aussi dictatorial l'avait remplacé. Sans exception, les Bas-Terriens se croyaient au-delà des autres êtres humains et de la nature elle-même, héritage de leur ancienne foi.

– Qu'est-ce qu'ils veulent ?

– La Lune, répondit Amerius. Ainsi que ses propriétés magiques.

Des propriétés utilisables grâce à une formule.

– Le vol... C'est à cause d'eux ? Ils l'ont commandité ?

Amerius fronça les sourcils, sa tasse de thé à moitié levée vers ses lèvres.

– C'est une question qui me cause beaucoup de problèmes. J'ai étudié les méthodes d'espionnage des Basses-Terres, et ce qu'il s'est passé ce soir-là était bien trop grossier et hasardeux.

– Alors quoi ? Il y aurait... quelqu'un d'autre ?

– Oui. Un autre joueur dans la partie.

– La partie ?

Plus tôt, la reine avait déjà évoqué quelque chose de semblable devant Rosalie. Qu'elle n'allait pas risquer la vie d'une seule personne. Un élément, pourtant très important, n’avait pas été évoqué.

– Que se passe-t-il ? À quoi faites-vous référence ?

Amerius lui jeta un regard hésitant.

– La guerre. Voilà ce qui nous menace.

– La...

Un mot étrange aux oreilles de Rosalie. Elle le connaissait, évidemment, mais ce continent et ses habitants n'avaient que rarement éprouvé le besoin d’entériner un conflit armé. La séparation de l'ancienne Ordalie en deux nations était l'une des plus récentes. Si toutefois des menaces devaient être formulées, ce n'était pas sans être associé à un crime grave, un déclencheur assez important.

– Mais pourquoi ?

– Et pourquoi pas ?

Rosalie regarda son patron comme s'il était fou.

– Je ne les défends pas. Je les cite. Leurs motifs sont purement narcissiques. Vous savez comment ce pays est régi. Si cloîtré et contrôlé que ses habitants savent à peine qu'il y a un monde en dehors de leurs frontières. Or, les Bas-Terriens sont encouragés à faire beaucoup d'enfants. J'imagine qu'à force, ils manquent de place et de ressources. Ajoutez à cela le fait que le fils héritier de leur dirigeant a décidé de remettre la religion au goût du jour et vous obtenez une envie urgente et massive d'extension.

– Et comme le golfe Anneau est sous l'autorité de l'Union, ils ne peuvent pas y circuler librement, ce qui les empêche de déporter une partie de leur population sur d'éventuelles autres terres.

Ses connaissances politiques devaient être correctes, puisqu'Amerius hocha la tête.

Le pourquoi était assez limpide. Mais pas le comment.

– Mais avec quoi comptent-ils vaincre l'Union ? L'ensemble de ses nations réunies quinze fois plus de soldats qu'eux.

Il y eut un silence. Amerius se passa une main sur la joue.

– Les Basses-Terres sont prêtes à violer le septième amendement de la loi régissant la magie industrielle.

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