Chapitre 22 - 2

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Les deux mages remontèrent la courte allée de gravier jusqu'au porche, au-dessus duquel brillait la lanterne rouge. Ils passèrent dessous sans encombre. Amerius se servit de sa canne pour retirer les toiles d'araignées accrochées à la porte avant de tourner la poignée. Les gonds gémirent affreusement.

Si Rosalie trouvait que la maison de son patron était très dépouillée, ce n’était rien comparé à celle d’Astrasel Noé. Les vastes pièces de vie ne comportaient pas de meubles, à part un fauteuil près de la cheminée et une table dans une cuisine vierge d’ustensiles. Rosalie ouvrit les placards, mais n’y trouva rien d’autre qu’un peu de vaisselle et des denrées moisies, dont les effluves lui soulevèrent l’estomac.

Amerius avait affirmé que rien n’avait été retiré du manoir. Assurément, Noé était donc encore plus dévoué à ses recherches que le dirigeant de La Bulle Mécanique. La rouille et la crasse de l’évier devaient déjà s’être installées douze ans plus tôt.

– Il n’y avait pas de domestiques ?

Amerius venait d’entrer dans la pièce.

– Non. Noé cultivait le culte du secret. C’était un paranoïaque persuadé que quiconque voulait lui voler ses inventions.

– Il aurait pu inventer de quoi nettoyer d’un claquement de doigts.

La téléportation et les bêtes artificielles, c’était bien beau, mais cela n’avait aucune utilité auprès du public. Qu’est-ce que Noé cherchait donc à accomplir ? Rien, sans doute. Ou seulement pour lui-même.

La mage peinait à comprendre ce style de vie. Sans parler de se noyer dans le matérialisme et le social, vivre de rien si ce n’était sa passion lui paraissait bien triste. Rosalie eut un rictus amer. De quel droit jugeait-elle cet homme, elle qui avait balayé les principes de vie de sa famille ? Le raisonnement était le même.

– Les pièces des étages sont vides, déclara Amerius, à l’exception d’un lit sans matelas. Nous aurons peut-être davantage de chance à l’extérieur.

Rosalie le suivit sur la terrasse au bois crevé par les ronces. Le jardin abandonné aux hautes herbes s’enfonçait jusqu’au couvert de la forêt. La jeune femme distingua plusieurs bâtiments munis de grandes ouvertures coulissantes. Des granges, ce qui dans l’esprit d’un mage inventeur devenait de vastes espaces où mener ses expériences.

– Répartissons-nous les granges.

– Je prends celles de gauches.

Ils se séparèrent au bout du jardin. Rosalie s’engouffra par la porte entrouverte. Découvrant un boîtier électrique, elle s’empressa de faire jouer l’un des boutons. L’ampoule qui pendait entre les poutres grésilla avant de disperser sa lumière jaune. C’était suffisant pour voir et l’absence de fenêtres empêchait quiconque de se rendre compte de l’effraction.

Longue d’une quarantaine de mètres, la grange était l’exacte opposée de la maison : surchargée, bien que rangée. Des tables et plans de travail s’alignaient au centre de la bâtisse, comme destinés à accueillir une cousinade. Chaque mur était recouvert d’étagères, encombrées de cartons et boîtes, tous étiquetés. Une vaste armoire était remplie de verrerie, voisine d’une jumelle chargée de pièces mécaniques. Dans le fond se trouvait un bureau, où trônait une machine à écrire de grande marque.

Cette vue d’ensemble en tête, Rosalie entreprit de fouiller. Elle laissa de côté le matériel pour privilégier les cahiers de notes et calculs, les classeurs de rapports et d’équations magiques.

Sauf qu’elle ne savait pas quoi chercher. Noé était lié à tout cela, mais comment ?

Rosalie repensa à sa disparition, douze ans plus tôt. Seulement deux années plus tard, des assassinats destinés à faire reculer la guerre avec les Basses-Terres commençaient. Mais comment Noé pouvait-il savoir avec exactitude que cela fonctionnerait ? Tout c’était arrêté avec son enlèvement par ses ennemis. Ou presque. Une femme était entrée en jeu, mais ses actions n’avaient rien à voir la guerre. Noé entre les mains des Basses-Terres la formule devenait inutile, et Amerius était du côté de la Cie-Ordalie et de l’Union. Cela semblait davantage… personnel.

Mais qui était visé ? Amerius ? Sauf que la femme aurait pu s’en débarrasser lors du vol, au lieu de quoi, elle avait attendu. Elle avait attenté à la vie d’Amerius quand… Quand Rosalie s’était retrouvée mêlée à tout ça.

La jeune femme pouffa. C’était ridicule. Elle n’était qu’une mage industrielle sans histoire. Pourtant… la femme n’avait pas cherché à la tuer. À aucun moment. Elle n’aurait pas dû avoir d’état d’âme, pas si elle n’en était pas à son coup d’essai.

Amerius avait raconté à Rosalie le manque de discrétion de l’inconnue, puis décrit ses gestes maladroits lors de leur combat. Un peu étrange pour une tueuse.

Sauf si ce n’était pas la même personne.

Une voulait empêcher la guerre, tandis que l’autre menait sa vendetta. Mais toutes deux se servaient des inventions de Noé.

Rosalie frappa une étagère du plat de la main. Cela n’avait aucun sens, était complètement tarabiscoté. Et pourtant… comment expliquer autrement ces agissements contradictoires ?

Noé n’avait personne, mais Amerius et Rosalie venaient de démontrer qu’il était facile de s’introduire ici.

La jeune femme se plongea dans les notes, laissant son instinct la guider. Elle trouva une dizaine de volumes traitant des animaux mécaniques, un sujet apparemment plaisant pour le mage, qu’elle écarta aussitôt.

Elle trouva même des essais réalisés sur des choses vivantes, des chats plus exactement. Noé leur avait greffé des organes mécaniques, prolongeant la vie des pauvres animaux bien au-delà que ce que la nature ne l’aurait souhaité.

Après une heure dans la poussière, Rosalie se sentait aussi dépouillée qu’à l’arrivée. Agacée, elle ne se donna même pas la peine de ranger et partit fouiller la seconde grange.

Elle avait à peine commencé qu’Amerius se présenta.

– Vous avez trouvé quelque chose ?

– Pas encore.

Ils s’y mirent à deux pour terminer. Ils s’installèrent face à face sur une table haute, faisant le tri parmi les boîtes.

– Vous avez connu Noé ? demanda soudain Rosalie.

– Pas vraiment. Je côtoyais souvent le roi et par extension, ses invités. Les rumeurs allaient bon train sur Noé. Je lui ai même parlé, l’une des rares fois où il a accepté de se montrer, à l’époque où il supportait encore la présence de ses semblables.

– Comment était-il ?

Cela l’aiderait peut-être à y voir plus clair.

– Je n’ai qu’un vague souvenir. Il était très passionné, c’est d’ailleurs grâce à lui que j’ai commencé à m’intéresser à la magie industrielle. On disait de lui beaucoup de choses. Qu’il était dérangé, égocentrique, obsédé et il y avait sans doute un peu de vrai là-dedans. Mais je crois que pour rien au monde, il n’aurait abandonné la vie qu’il menait. Certes, ses rapports avec la couronne se dégradaient, à cause de la nature de ses recherches, mais jamais il ne serait parti pour les réaliser ailleurs contrairement à ce que certains prétendaient, car aucune autre nation n’aurait pu lui offrir ce qu’il possédait. Parce que la magie fonctionne moins en-dehors de nos frontières.

– Vous le croyez complice des assassinats de ces dernières années ?

Rosalie pensait qu’Amerius allait lui demander le pourquoi de cette question, au lieu de quoi, elle le vit réfléchir.

– Je ne sais pas. Peut-être. En termes de moyens, avec ses inventions, ce serait envisageable, mais pas en termes de caractère. Y aurait-il eu la guerre devant sa porte qu’il n’aurait pas levé les yeux de son travail.

– Quel âge aviez-vous lors de votre rencontre ?

Elle était curieuse de connaître le jeune Amerius.

– C’était il y a vingt ans. J’en avais donc huit. Je venais d’être adopté.

– Vingt a…

Rosalie releva la tête, confuse.

– Mais… vous n’avez même pas trente ans ?

Amerius était aussi étonné qu’elle.

– Je fais donc si vieux ?

Il sembla vexé.

– Non ! Non, mais… avoir une société aussi importante à votre âge c’est…

– Suspect ?

– J’allais dire peu courant !

Elle comprit à son sourire en coin qu’il se moquait d’elle.

– Je dois reconnaître que Galicie et son père m’ont aidé en me donnant de l’argent.

– Mais sans votre génie ça n’aurait pas changé grand-chose, ajouta-t-elle tout bas.

La Bulle Mécanique avait six ans d’existence, Amerius l’avait donc fondée alors qu’il avait l’âge actuel de Rosalie, soit vingt-deux ans. La jeune femme avait pour projet de diriger un jour sa propre société, mais n’espérait pas avoir le niveau nécessaire avant quinze années de plus. D’autant que maîtriser les formules ne suffisait pas, il fallait aussi gérer l’entreprise et ses employés.

– C’est gentil.

Rosalie sursauta en comprenant qu’il l’avait entendue. Elle se racla la gorge et changea de sujet.

– Est-ce que Noé avait des rapports avec les magiteriens ?

– Il était sans aucun doute la dernière personne qu’ils auraient aimé voir. Pourquoi ?

– Je ne sais pas, je…

Je ne me sens pas étrangère à tout ça.

Le mystère de son sauvetage lors du solstice était toujours sans réponse. Peu importe qui des deux inconnues qu’ils poursuivaient l’avait sauvé, mais le fait que l’une d’elles s’y était risquée alors qu’une guerre menaçait ou qu’une vengeance devait être accomplie.

Rosalie en eut soudain assez de trier les papiers. Elle se laissa tomber du tabouret et se mit à arpenter la pièce, sous le regard interrogateur d’Amerius. Cette grange possédait une cheminée. Rosalie fit glisser son doigt sur la pierre sculptée de fleurs entourant le foyer. Elle retraça les pétales d’une tulipe, redéfinie la forme effacée d’une feuille de fougère. Les dessins se réunissaient pour former une rosace d’épines, juste au centre de l’habillage. La cheminée n’avait pas dû servir souvent, car le foyer était parfaitement propre, si l’on exceptait la poussière des ans. Rosalie posa son pouce sur la rosace, admirant les détails de la sculpture.

Soudain, le dessin s’enfonça dans la pierre. Rosalie recula, stupéfaite, au moment où résonnait un grondement d’engrenages. La cheminée se mit à pivoter, s’ouvrant telle une antique porte. Rosalie entendit Amerius bondir de son tabouret pour la rejoindre.

La cheminée acheva de pivoter et le silence revint dans la grange. Une bouche d’obscurité s’ouvrait devant eux, desservie par des marches.

Rosalie se tourna vers Amerius. Il n’avait pas l’air surpris.

– Je vous l’ai dit. Noé avait le culte du secret. Je ne serai pas surpris qu’il y ait d’autres passages comme ceux-ci.

La jeune femme récupéra la lampe sur la table et s’avança vers les marches, mais Amerius lui saisit le poignet.

– Attendez.

– Pourquoi ? Nous sommes plus susceptibles de trouver des réponses ici.

– Ce passage est peut-être inconnu des autorités, et donc non sécurisé. Regardez l’état des bâtiments.

La charpente semblait en effet sur le point de s’écrouler. Le bois grinçait au moindre coup de vent.

– On ne va pas renoncer pour une histoire de plafond. Faites comme vous voulez, mais moi j’y vais.

Elle se déroba et se baissa pour entrer dans le passage.

Les marches de pierres étaient glissantes d’humidité. Rosalie se maintenait au mur d’une main, l’autre fermement serrée autour de la lampe. Amerius la suivait de près, sa canne frôlant ses chevilles. Après une vingtaine de marches, l’escalier s’arrêta. Ce fut Amerius qui trouva l’électricité, révélant une vaste pièce. Rosalie posa la lampe sur les marches.

Elle s’avança de quelques pas, incertaine, avant de s’immobiliser. Amerius était tout aussi muet. La jeune femme n’aurait pas su dire devant quoi ils se tenaient.

Un rectangle de verre occupait presque tout l’espace. Rosalie l’estima de deux mètres de haut, pour le double de longueur et à peu près autant de largeurs.

Sa surface était gravée. Chaque recoin de verre avait été recouvert d’équations magiques. Rosalie s’approcha et étudia les formules de plus près.

Le verre était creusé de manière inégale. Les signes étaient parfois nets et précis, ou au contraire hasardeux et tremblotants. Comme si la main avait gravé jusqu’à l’épuisement.

Rosalie se pencha sur les suites de symboles qui n’étaient pas codés par une signature.

La jeune femme ne comprenait pas ce qu’elle lisait, mais les équations semblaient toutes former un seul et même sort. Recopié sur du papier, combien cela ferait-il de feuilles ? Cent ? Mille ? La formule du matériau lunaire n’était rien en comparaison.

Il lui sembla reconnaître des symboles directionnels utilisés dans les boussoles magiques, qui servaient à enregistrer la position d’un lieu donné de sorte à toujours pouvoir le retrouver. Mais ici, ils étaient décuplés, associés à d’autres termes qui n’avaient normalement aucun lien. Qu’est-ce que Noé avait vu dans cet assemblage ?

Un déclic fit tourner la tête à Rosalie. Amerius venait d’ouvrir une porte par laquelle il s’engouffra dans le rectangle. Rosalie le suivit. Sous ses pieds, la pierre du sous-sol avait été remplacée par du carrelage. La jeune femme remarqua que le rectangle n’avait pas été posé par-dessus. Il était soudé, de même que des joints métalliques entouraient de la porte. Le carrelage était fendu à plusieurs endroits, comme si un poids important avait été jeté dessus. Parfois, il avait même disparu, remplacé par du parquet ou de la terre. Rosalie s’accroupit. Ces morceaux de sol étaient imbriqués de manière hasardeuse, mais parfaite, avec le carrelage. Comme s’ils avaient fusionné.

Déroutée, Rosalie se releva. Elle qui avait toujours eu de l’instinct avec la magie industrielle, était désormais perdue face à celle-ci. On plongeait dans l’irréel, le théorique devenu vrai.

– Vous y comprenez quelque chose ?

Amerius ne répondit pas. Il sortit en trombe du rectangle, le visage livide et perplexe, et se dirigea vers des étagères se disputant le peu d’espace que le verre n’avait pas envahi. Il se figea. Rosalie le rejoignit. Le sol était jonché de papiers, les boîtes renversées ou aplaties. L’une des étagères avait basculé sur l’autre. Amerius se pencha et ramassa une feuille au hasard.

– Ils ont tout pris.

– Qui ça « ils » ?

– Je ne sais pas, souffla-t-il.

Il s’accroupit et entreprit de lire chaque feuillet.

Rosalie avisa soudain une porte sous l’escalier. Elle l’ouvrit et fut immédiatement assaillie par une odeur de pourriture. Elle plaqua le dos de sa main sur son nez et avança prudemment dans la pièce, dont l’ampoule s’était allumée en même temps que les autres. Un bureau trônait au centre de la petite salle de travail, entouré d’étagères tourmentées par ce qui ressemblait à une fouille intense. Rosalie fit quelques pas vers le meuble. Une forme semblait se trouver derrière.

La mage poussa un cri et manqua de tomber en reculant trop vite. Amerius se précipita dans la pièce, des papiers encore en main. La jeune femme lui désigna du doigt ce que la lumière lui avait révélé.

L’éclat blanc d’un squelette gisant sur une chaise renversée. Un trou avait perforé le crâne entre les yeux. Il portait encore ses vêtements, grignoté par les nuisibles. Un haut-de-forme avait roulé dans un coin, tandis qu’un pince-nez doré avait glissé des os pour s’échouer sur la pierre.

– Qui est-ce ? murmura Rosalie.

Amerius s’approcha des restes, à moitié réduits en poussière, sans faire montre de dégoût. Rosalie le vit ouvrir la veste du bout de sa canne avant d’en tâter les poches. Finalement, il se pencha et récupéra le pince-nez. Il l’étudia, sa mine devenant le plus en plus préoccupée.

– Merde, jura-t-il.

Rosalie fut davantage choquée de l’entendre parler ainsi que d’avoir découvert un cadavre.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Voyant qu’il réfléchissait encore, Rosalie le pressa.

– Alors ?

– La bonne, c’est que Noé n’est pas entre les mains des Basses-Terres. La mauvaise, c’est que nous avons affaire à un imposteur.

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