Chapitre 25 - 1

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Pourquoi est-ce que vous me vouvoyez ?

C'était une question que Rosalie avait plusieurs fois voulu poser à Amerius. Les premiers temps, l'homme utilisait toujours ce pronom avec ses nouveaux employés. Cela entre quatre à six mois, période nécessaire pour surmonter ses réserves vis-à-vis d’autrui. Passé ce délai, il proposait spontanément le tutoiement.

Avec Rosalie, les mois s'étaient écoulés, se changeant en une année. Avec Rosalie, il ne l'avait jamais fait.

Pourquoi est-ce que vous me vouvoyez ?

Ça ne la dérangeait pas de parler ainsi. Ce qui la gênait, c'était la différence. Qu'avait-elle de moins que ses collègues ? Était-ce parce qu'elle était son assistante directe ? Pourtant, quand l'homme qui occupait avant sa place était revenu pour lui rendre visite, les deux s'étaient tutoyés sans problèmes.

Pourquoi est-ce que vous me vouvoyez ?

Ce n'était pas le genre d'Amerius de ne pas mettre tout le monde sur un pied d'égalité. Peu importait que Rosalie soit plus jeune, soit née magiterienne, soit sans diplôme. Amerius aurait dû faire comme avec les autres. Mais il ne l'avait pas fait. Après avoir fait le point la veille sur ce qu’elle pensait de lui, Rosalie en était peut-être vexée.

Pourquoi est-ce que vous me vouvoyez ?

Elle lui demanderait. Et elle saurait.



Cachette du Grenier, 13h58, 11 danubre de l’an 1900.


Rosalie s’était couchée sans fermer les rideaux, et la timide lumière des matinées d’hiver était devenue celle éclatante de l’après-midi.

La jeune femme gémit et se retourna sur le dos. Son corps était engourdi, malmené par ses blessures. Rester au lit ne ferait qu’empirer les choses.

Rosalie repoussa les draps et se leva. Elle changea de chemise et de chaussettes avant de fouiller parmi ses affaires au sol pour récupérer sa sacoche. La boîte contenant la main ne s’était pas ouverte, mais on entendait les morceaux d'os s’entrechoquer à l’intérieur.

La jeune femme fit une toilette rapide dans la salle de bain et se rendit en cuisine dans l'idée de rendre la pareille à Amerius.

Le garde-manger était si rempli que Rosalie peinait à croire qu’elle se trouvait en cavale. Il lui semblait que Léni était sur le point de débarquer pour réclamer de l’aider.

Rosalie soupira. L’automate lui manquait.

Elle trouva du réconfort dans la préparation de tartes salées. La quantité était généreuse, mais Rosalie avait besoin de forces pour le rituel magiterien.

Elle préparait déjà le matériel avec les deux tiers d'une tarte dans le ventre, quand Amerius la rejoignit.

À son tour repu, il s'assit devant Rosalie, en tailleur sur le sol. Elle avait déniché un scalpel dans la trousse de soins et avait rempli une bassine d'eau saturée de gros sel.

La jeune femme se saisit de la boîte avec précaution – bien qu'il fût déjà un peu tard pour ça.

Une bonne partie de la main avait été réduite en poussière, mais certaines phalanges étaient restées intactes, de même que l'articulation du poignet.

Rosalie disposa la main sur un torchon et à l'aide du scalpel, dessina autant de motifs que le lui permettait l'espace disponible. Des symboles de vie, de mort et d'identité.

Concentrée dans sa tâche, la jeune femme ne remarqua que tardivement le regard d'Amerius qui suivait chacun de ses gestes.

– C'est la première fois que j'assiste à un rituel magiterien. J'avoue être très curieux.

– Les familles sont comme Noé : elles ne supportent pas l'idée de partager.

Devant son regard brillant d’impatience, Rosalie lui expliqua la signification des symboles. Elle plongea ensuite la main dans la bassine.

L'eau se mit à bouillir, chargeant l'air d'une odeur de marée. Lorsqu'elle vira au pourpre et dégagea une fumée laiteuse ; Rosalie plaça un bol tête en bas afin de la recueillir.

Des murmures s'élevèrent soudain depuis la bassine, signe que l'âme du défunt avait pu être rappelée.

Rosalie se dépêcha de retrouver dans ses souvenirs les phrases rituelles.

– Toi qui a disparu, fais que mon appel ne soit pas perdu et murmure ton nom, qu’il fut protecteur ou déchu.

Un murmure plus important que les autres s'éleva.

– Astrasel... Noé...

– Toi qui as disparu, dis-moi si ta mort fut belle ou imprévue.

– Assassin ! vociféra le mort.

L'eau cessa brusquement de bouillir pour redevenir claire. Rosalie secoua la tête.

– Il est parti.

Elle captura le reste de la fumée dans le bol et le garda en main.

– Nous sommes désormais certains que nous avons affaire à un imposteur, releva Amerius.

Rosalie fixa le bol de fumée tourbillonnante. Ils avaient besoin de plus qu'un nom. Et ce qu'elle tenait entre les mains pouvait les aider.

– De quoi s'agit-il ? demanda Amerius.

– C'est la Dernière Fumée. Elle contient les ultimes instants du défunt, bien qu'avec si peu de restes il ne doit pas y avoir plus d'une minute de souvenirs.

Devinant qu’elle avait quelque chose en tête, Amerius se tendit.

– Je croyais que vous n'aviez pas assez d'expérience. Faites attention à ne pas vous...

– Ce n'est pas dangereux.

Elle ne lui laissa pas le temps de protester. Rosalie porta le bol à ses lèvres et avala la fumée.

Un froid glacial s'empara de son corps alors que son esprit basculait dans le vide. Dans la réalité, elle savait ses pupilles et iris disparus pour ne laisser qu'un blanc vide et mort.

Rosalie était penchée au-dessus d'un bureau, sa main épaisse et calleuse serrée autour d'un stylo à plume. Sa vision était trouble comme si elle regardait à travers de l'eau, conséquences des ossements dégradés. Son autre main tapotait nerveusement contre le meuble.

Ça n'allait pas, rien n'allait, la solution persistait à lui échapper !

Mais Noé aimait les problèmes sans solution apparente. Parce que lui seul était capable de les résoudre, parce que repousser les limites du possible était la seule chose qui comptait, n'en déplaise à Arnan XI !

Il allait devoir lancer d'autres essais sans tarder, en espérant que cette fois-ci sa Poupée revienne entière. À l'occasion, il lui faudrait placer des pièges en forêt, afin de voir les résultats sur des êtres vivants.

Noé étancha sa soif avec un peu de café ; en réponse son estomac gargouilla. Depuis combien d’heures n'avait-il pas mangé ? Qu'importe. Plus tard, quand il aurait le temps.

Un claquement sourd lui fit lever les yeux de ses feuilles. Comme il ne se reproduisit pas, Noé se contenta d'un haussement d'épaules. Il manquait de place pour ranger et il arrivait parfois que des documents se tassent d'eux-mêmes.

– Monsieur Noé.

Astrasel sursauta. Il resta figé, abasourdi par cet homme qui se tenait dans l'encadrement de la porte, un revolver braqué sur lui. Noé savait que dehors, la pluie battait son plein, il l'entendait même dans ce sous-sol. Mais les vêtements de l'homme étaient secs.

– Qui... qui êtes-vous ? Vous n'aurez rien de ce qui m'appartient !

Pas ça, la Mort ne pouvait pas le faucher avant qu'il n’ait terminé ! Ça ne pouvait tout simplement pas être pour lui.

– Je suis désolé, s'excusa l'homme. Je vous admire beaucoup, mais ce que j'ai à accomplir vaut davantage que nos vies. Ne vous en faites pas, vos inventions permettront de changer les choses.

Il leva l'arme et tira.

Une brûlure lui déchira la poitrine. Noé porta la main à son cœur et sentit les battements affolés lutter pour ramener le sang dans ses veines, au moment où sa chaise basculait en arrière. Il se retrouva les pieds en l'air contre le bois.

L'homme se pencha au-dessus de lui. Le flou empêchait de voir son expression, mais la main qui tenait le pistolet tremblait.

– Je suis désolé, répéta-t-il. Mais consolez-vous en sachant qu'ailleurs, vous vivez.

Le froid du canon entre ses yeux. Son sang qui se vidait sur sa poitrine. L'inconnu posa son doigt sur la gâchette, mais la vision de Noé était déjà en train de s'assombrir. Il eut un sursaut de conscience en entendant le rythme rapide qui martelait les marches et venait droit sur eux. Quelque chose, quelqu'un venait droit sur eux, une silhouette fine aux longs cheveux blonds.

L'inconnu ne lui laissa pas de temps, il pressa la détente au moment où la femme s’arrêtait pour les regarder.

Noé ne sentit pas la Mort le ravir.

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