Chapitre 29

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Bibliothèque d'Annatapolis, 11h23, 2 nafonard de l’an 1900

Amerius avait loué une salle privée à l'écart des autres. Arrivée en avance, Rosalie flânait entre les rayons en attendant son arrivée.

La bibliothèque comptait de nombreuses salles, dont certaines dédiées aux conférences ou recherches, mais la plupart des visiteurs se retrouvaient dans la principale. Elle adoptait une forme circulaire de cinquante mètres de diamètre, surmontée d'un dôme de verre et d'argent culminant à vingt mètres de hauteur.

Les étagères se répartissaient en cercles concentriques, tandis que celles adossées aux murs s'élevaient jusqu'à mi-chemin du dôme, entre des mezzanines.

Les salles de lecture privatisables se situaient tout au fond, près de l'accès menant aux jardins. Amerius avait choisi la moins prisée d'entre elles, à cause de sa fenêtre donnant les ruches de la bibliothèque – l’ouvrir revêtait à inviter les insectes à entrer.

Amerius se présenta très vite. Il avait retrouvé haut-de-forme et canne, mais ne s’en servait pas pour ne pas troubler la quiétude des lieux en frappant le marbre.

Rosalie lui fit signe.

– Bonjour.

Amerius lui répondit d'un simple hochement de tête. La jeune femme reposa son ouvrage d’histoire et le suivit jusqu'à la salle, angoissée par cet accueil un peu froid.

Le panneau coulissant les isola du reste – le bois avait été gravé pour bloquer les sons. Rosalie se laissa tomber sur une banquette, tandis qu'Amerius faisait le tour de la table pour utiliser celle à sa gauche.

Ils n'échangèrent pas un mot. Amerius avait posé ses mains sur le pommeau de sa canne et regardait fixement les paysages dessinés sur la porte. Rosalie ne savait pas quoi dire. Elle se serait crue revenue avant, quand ils commençaient à mieux se connaître, à l'époque des premières enchères.

Pour Rosalie, leur discussion de la veille en était la cause. Elle avait créé une sorte de malaise, né d'une couche accumulée de non-dits.

De qui cela venait-il ? D’elle-même, trop soucieuse pour de préoccuper de quiconque pour l'instant ? Ou d'Amerius ? Les mystères autour de la jeune femme lui avaient-ils fait réviser son jugement ? Elle espérait que non. Elle avait encore besoin de lui. Ne voulait pas qu’il l’abandonne.

Obtenir des réponses leur redonnerait un objectif, de quoi mettre de côté les tensions.

Rosalie regretta de ne pas avoir conservé son livre.

On toqua soudain contre le bois. Rosalie bondit, heureuse de cette distraction et plus encore en découvrant les visages de ses parents.

Sa mère la prit aussitôt dans ses bras, coupant presque la respiration de sa fille.

– Si longtemps !

Des mois, pour être exacte.

Son père la salua en posant une main réconfortante sur son omoplate gauche. Ce geste autrefois destiné à la rassurer lui semblait désormais empreint d'une autre signification. Rosalie dut se faire violence pour ne pas s'écarter.

Elle se rassit à sa place, tandis que ses parents prirent conscience de la présence d'Amerius.

Jasmine le salua, le regard plein d'interrogations.

– Je suis un ami.

Rosalie était soulagée par l'utilisation de ce mot, plutôt que de se présenter comme un collègue.

Jasmine et Pyrius s’assirent face à leur fille, la mine inquiète.

– Que se passe-t-il ma chérie ? Est-ce que... tu es malade ? Tu as des ennuis ?

– Je ne sais pas. Oui et non.

Ses parents perdirent pour de bon le sourire.

– J'ai des questions, maman. Sur moi et sur la magie.

Jasmine blêmit. Pyrius posa un coude sur la table avant de se passer la main sur le visage.

Leur culpabilité n'étant plus à prouver, la jeune femme alla droit au but.

– On m'a fait quelque chose, en rapport avec la magie, et visiblement vous n'y êtes pas étrangers. Qu'est-ce que vous...

– Nous n'avons rien fait !

Les doigts de Jasmine s'étaient enfoncés dans le bord de la table. Ses phalanges blanchies étaient secouées de spasmes.

Rosalie fixa ses parents, attendant qu'ils craquent d'eux-mêmes.

– Nous... ce n'était pas notre idée, avoua sa mère. Mais nous l'avons accepté, parce que c'était la seule chose à faire.

– Faire quoi ?!

Ce fut au tour de Rosalie de passer sa colère sur le mobilier, en abattant ses poings sur la table.

– Rose.

La voix d'Amerius résonna, une invitation au calme, quelque chose à quoi se raccrocher.

Il se tourna vers Jasmine et Pyrius.

– Je sais que cela ne me regarde pas vraiment, mais nous avons tous les deux besoin de savoir.

Jasmine glissa une œillade vers sa fille.

– Il est digne de confiance.

– D'accord. Mais tu sais ma chérie, cette histoire... nous-même ne l'avons jamais comprise. Elle pourrait te sembler... étrange.

Rosalie rit jaune.

– Dites-vous que rien ne pourrait me surprendre. J'ai vécu dernièrement trop de ces choses-là pour ça.

Jasmine ouvrit des yeux ronds et Pyrius signa une foulée de questions, mais Rosalie s'interposa.

– Vous d'abord.

Jasmine soupira avant d'être encouragée par son mari.

– Tu as des souvenirs de l'épidémie ?

– L'épidémie ? Oui un peu, mais j'avais à peine quatre ans.

– De quoi exactement ?

– De... de rien. Les gens inquiets. Et tante Hortense, qui a un jour cessé d'être là. De quoi aurais-je dû me souvenir d'autre ?

Son père signa tout à coup une phrase. À peine trois mots, mais qui la chamboulèrent.

D'avoir mal.

– Qu'est-ce que tu veux dire ?

Jasmine prit le relais.

– L'épidémie t'avait touché.

Rosalie secoua la tête.

– Je m'en serais souvenu.

Elle voyait mal toute la famille garder le secret, surtout si cela impliquait la magie industrielle.

– Nous avons fait en sorte que tu oublies. Avec une potion. Nous avons dit aux autres que tu avais survécu, que tu t'étais battu.

– Alors que j'aurais dû mourir.

La tête de Rosalie lui tournait.

– Il y eut des sceptiques, continua Jasmine, mais ils ne pouvaient rien prouver.

– Prouver quoi ?

– Que quelqu'un t'a guéri. Avec la magie industrielle.

Rosalie porta une main à sa poitrine, broyant le tissu de son manteau entre ses doigts.

Quelqu'un l'avait sauvé. Et elle saisissait comment, même si elle voulait que ce ne soit pas vrai.

Son cœur et ses poumons avaient cessé de fonctionner en présence de la pierre de Satel. Dans sa forme la plus grave, l'épidémie pouvait s'attaquer aux organes.

– Il m'a mis de nouveaux organes. Entièrement artificiels.

Ses parents baissèrent la tête d'un air coupable.

Une boule se forma dans sa gorge.

En tant que mage, elle aurait dû être fascinée, trouver cela prodigieux que du métal et des formules puissent tromper la nature à ce point.

Le subir était une autre affaire. Quelqu'un l'avait ouvert, exposant son corps, et avait plongé ses mains en elle avant de retirer les organes malades pour lui en greffer de nouveaux. Sans qu'elle ne l'eût jamais su.

Se sentait-elle moins humaine ?

Non. Son esprit restait à elle. Mais sa passion pour la magie industrielle... venait-elle inconsciemment de là ? Ou l'avait-elle vraiment découverte par hasard, un jour de pluie et d'ennui ?

– Comment avez-vous pu cacher ça aux autres ?

– Les infectés étaient mis en quarantaine. Et les familles ne veulent pas de l'aide des médecins.

Parce que la magie de Terre était soi-disant suffisante, mais le fait est qu'il y avait eu plus de morts chez les magiteriens qu'ailleurs.

Pyrius ajouta qu'il y avait déjà trop de malades pour qu'on se préoccupe d'un seul sur son lit de mort.

– Qui était cette personne ? Et pourquoi moi ?

Même si elle connaissait ces réponses.

– Elle a dit qu'il fallait l'appeler Noé, même s'il a avoué que ce n'était pas son vrai nom. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça. Nous avons beaucoup hésité, mais tu allais mourir et...

Sa voix s'étrangla.

– Nous avons accepté. Mais il y a ajouté une condition. Il a dit qu'il faudrait que tu ne te rappelles de rien. Que tu...

Elle hésita, mais Pyrius lui vint en aide.

– Oui c'est ça, affirma Jasmine. Que tu vives ta vie.

– Que je vive ma vie...

Sans rien savoir. Pourquoi ? Parce qu'elle n'aurait pas dû être impliquée, comme cela l'avait peut-être été la première fois, dans une autre vie ?

Sauf que le destin l'avait rattrapé.

– Et mon dos ? Est-ce qu'il a fait quelque chose sur mon omoplate ?

Son père signa que des équations y avaient été gravées.

– Ils n'ont pas voulu nous dire à quoi elles servaient, ajouta tout bas Jasmine.

Amerius se décida à parler.

– Ils n’ont ? Noé n'était pas seul ?

Jasmine et Pyrius sursautèrent, comme surpris de l'entendre ; ils avaient dû oublier qu'il était là.

– Il y avait une femme avec lui. Elle gardait son visage caché, mais j'ai vu qu'elle était blonde.

Comme la femme aperçut dans les souvenirs du vrai Noé.

Jasmine essaya ses yeux devenus humides.

– Nous sommes si désolés, ma chérie... Nous ne voulions pas te faire de...

Un sanglot coupa sa mère en pleine déclaration. Pyrius enferma sa main dans la sienne avant de signer à son tour des excuses.

– Ce n'est rien... Je comprends.

Elle-même aurait peut-être accompli l'impossible pour son enfant.

– Comment as-tu soupçonné tout ça ?

– C'est une longue histoire.

Qu'elle n'avait pas envie de raconter, pas maintenant, mais plus tard, quand elle aurait moins de mal à croire que tout cela avait bien eu lieu.

– Il y autre chose dont nous devons parler. Qui concerne tout le monde, vraiment tout le monde.

Ses parents attendirent le coup de grâce.

– La magie. Elle vient de la Lune, c'est ça ? Et les magiteriens en ont donné à cet homme qui m'a sauvé.

Pyrius soupira.

– Tu as raison pour la magie, avoua Jasmine. Un morceau de Lune est un jour tombé sur Terre. C'est un secret révélé aux jeunes qui ont réussi leur cérémonie. Mais je ne comprends pas cette histoire de donation.

Rosalie ouvrit plusieurs fois la bouche, sans parvenir à formuler ses pensées encombrées. Amerius vint à son secours en prenant le relais.

Il résuma rapidement leurs soupçons quant aux magiteriens désireux de s'allier aux Basses-Terres. Il n'évoqua pas comment ils l'avaient su, ni tout ce qu'ils avaient vécu, et Rosalie lui en fut reconnaissante.

– Nous avons des raisons de penser qu'il pourrait vouloir annihiler toute magie pour se venger et parce qu'il la tient en partie responsable de la guerre. Les magiteriens sont en danger.

Jasmine et Pyrius pâlirent, bien plus que ce que leur fille aurait cru encore possible.

– Il faut qu'on le leur dise !

– Non.

Amerius reçut deux regards outrés en guise de réponse.

– Je sais qu'il s'agit de vos familles, mais si elles sont coupables, cela relève de la trahison, et si vous les alertez du danger avant que nous ayons des preuves, les responsables pourraient s'enfuir. Laissez-nous d'abord voir la reine.

– La reine ? Encore faut-il qu'elle le veuille. Qui pourrait la rencontrer aussitôt ?

– Moi, je peux.

Rosalie vit à leur manière de secouer la tête que ses parents n'y comprenaient plus rien.

La jeune femme se leva.

– Faites ce qu'il dit, supplia-t-elle. Allez vous mettre à l'abri.

Pyrius refusa, arguant qu'il voulait des preuves et qu'il n'allait pas laisser tomber les siens. Jasmine le soutint, avec une certaine réserve.

Rosalie connaissait assez ses parents pour savoir quand capituler.

– D'accord, mais si Noé s'en prend à vous, fuyez. Vous ne pouvez pas lutter.

Ils sortirent de la salle. Rosalie serra ses parents dans les bras, mais l'étreinte fut un peu hésitante. Ils devaient être déboussolés. À moins qu'ils n'aient pas apprécié la suggestion d'Amerius.

Jasmine et Pyrius quittèrent leur fille, se dépêchant de s'échapper de la bibliothèque.

Rosalie les imita, suivie par Amerius.

Sur le parvis de la bibliothèque, elle resserra son manteau, soudainement prise d'un frisson malgré la douceur du temps.

– Je suis sûre que c'est la même, lança-t-elle sans prévenir.

– De quoi parlez-vous ?

Amerius s'était arrêté au milieu des marches.

– La femme qui accompagne notre homme. Ce doit être celle qui vous a volé, qui vous a agressé et a tenté d'empêcher le meurtre du véritable Noé.

– Une femme tout aussi inconnue que lui.

– Pas forcément.

Amerius et Rosalie se remirent en marche.

– Expliquez-vous.

– Sa présence ici et maintenant à deux reprises signifie qu'elle n'a jamais été aux mains des Basses-Terres. Si on met la main sur elle, on peut trouver Noé par la même occasion. Remuer tout ça finira bien par la faire sortir, surtout si elle veut me protéger.

– Reste à savoir de quoi. Nous partons du principe que le danger vient de la guerre, mais pour elle, il s'agit peut-être de Noé.

Rosalie préféra ne pas répondre.

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