26 - Ariana

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Ariana

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   Notre nuit à Tijuana – si on peut appeler ça comme ça – a été un véritable enfer. Je n'ai dû dormir que deux heures environ, et encore, peut-on vraiment parler de sommeil lorsque l'on cauchemarde et que l'on se réveille en sursaut toutes les dix minutes ?

Je pense sincèrement que non.

Tôt ce matin, Jay est allé nous acheter des céréales pour le petit déjeuner. Des cheerios, dégueulasses et bourrés de colorants chimiques : j'en ai avalé trois bols.

À ma montre, il est dix-huit heures. J'ai passé la journée entière à comater sur le lit de notre chambre, tandis que Rafaël, le Diable au corps, a fait des allers-retours entre ici et le Zorro, tentant de glaner la moindre information qui nous parviendrait avant celles de Sergio. Hugo n'a pas montré signe de vie depuis qu'ils sont rentrés hier soir, et tant mieux pour lui. Je suis à deux doigts de proposer sa tête en échange de mon petit frère.

Lentement, j'inspire par le nez, expire par la bouche. Lentement, je me laisse porter par la douce fatigue, celle qui écrase et essouffle, sans pour autant réussir à dormir.

Jay, attablé au bureau à côté de moi pianote sur son ordinateur portable, la langue entre les dents. Lorsqu'il se concentre, il fait cette drôle de grimace, à la fois attendrissante et oh combien stupide.

— Pas de nouvelles de Sergio ?

— Non, répond t-il simplement.

Je m'apprête à relancer, lorsque mon portable se met à sonner sur la table de nuit. Pensant tomber sur Fiona ou Elena, je décroche sans même prendre note du nom sur mon écran.

— Oui allô ?

— Ariana ? Madame Aubra à l'appareil.

Mon sang se glace dans mes veines. Je m'attendais vraiment à tout, à n'importe qui, mais pas à elle.

— Bonjour madame Aubra..., je murmure.

— J'imagine que vous vous doutez du pourquoi de mon appel ?

Pensivement, je me mords la lèvre, et croise le regard de Jay, interrogateur.

— … je crois, oui.

— Je vais être honnête avec vous : la semaine dernière, Damian avait des circonstances atténuantes, et encore. Mais maintenant que Samuel est rentré de l'hôpital, il serait favorable qu'il revienne en classe. Les cours ne doivent pas être délaissés au profit d'autres... activités.

Mon cœur se serre, me fait un mal de chien, au même titre que l'angoisse qui me broie les entrailles et me noue la gorge.

Jay m'avise du coin de l’œil, avant de m'adresser un mouvement de tête en guise de soutien.

— Madame Aubra je...

— Nous en avons déjà parlé Ariana. Vous savez que l'école n'est pas une option.

— Oui je...

— Rendez-vous demain à quinze heures trente ça vous...

— Stop, je craque avec colère. Stop, écoutez-moi cinq secondes s'il vous plaît.

Le silence se fait à l'autre bout du fil. Satisfaite, je prends une grande inspiration, avant de lui apprendre la triste nouvelle. Je fais ça simple, concis, stipulant ainsi ma réticence à m'étendre sur le sujet.

Ma voix craque un peu sur ces mots douloureux, malgré tous mes efforts pour rester neutre.

— … je ne savais pas.

— Comment vous pourriez ? C'est pas comme si on communiquait beaucoup en-dehors des règlements de compte dans votre bureau.

— Ariana je...

— Madame Aubra, avec tout le respect que je vous dois, je vous demanderai de pour une fois, me passer vos leçons de morale ridicules et vos grands discours sur l'éducation. Je sais que je suis une tutrice à chier, que j'assure pas, que j'ai tout foiré, et que j'aurais peut-être la mort de mon petit frère sur la conscience, mais hé, que voulez-vous ? Nés dans le mauvais quartier, sort mérité, vous avez dit ça un jour lors d'une réunion parents-profs, rappelez-vous. Bonne journée.

Je raccroche, plus mal qu'en colère, et me laisse tomber sur le rebord de mon lit, les muscles fatigués et l'esprit anesthésié.

État second, encore. J'ai l'impression d'avoir emprunté ce corps, que ce n'est plus le mien : après tout, il fait tant de mauvais choix, il n'agit jamais comme il faut. Même en essayant de me persuader que c'est par maladresse que j'agis, c'est dur de faire la part des choses.

Mon téléphone sonne à nouveau : madame Aubra rappelle. Je laisse les sonneries défiler, avant de bloquer son numéro et de jeter mon téléphone sur le bureau de Jay.

— T'as vraiment de la beuh dans ton sac ?

— Non. Et même si c'était le cas, crois-moi que je te la passerais pas.

— Et pourquoi donc ? Tu trouves pas que j'ai de quoi vouloir planer ne serait-ce qu'une heure ?

Il hoche négativement la tête, et me désigne du menton.

— Il faut rester clean et alerte. Alors pas de beuh, et du calme surtout.

— Je t'en foutrai du calme.

Mes poings se crispent le long de mon torse, je m'apprête à renchérir lorsque la porte s'ouvre sur un Rafaël blanc comme un linge.

— Il est pas là, murmure t-il simplement.

Nos regards se croisent, je hausse les sourcils, le défie de poursuivre, de donner des détails, une explication, mais rien. Il reste juste planté là, dépourvu de toute sa belle assurance, de toute sa fierté naturelle. Il a la tête d'un gamin qui sait qu'il vient de foirer un examen, et qui l'annonce à ses parents.

— Pardon ?

— Le mec de Sergio, il a été au Riva, l'hôtel où devait se trouver Dam si... enfin tu vois quoi et il n'y était pas. Il a fait plusieurs chambres, rien. Je... je suis désolé.

Mon corps tout entier a une réaction de rejet. Je gronde, sourdement, avant de m'approcher du sac de voyage que j'ai emporté à la va-vite avec moi il y a deux jours. J'en extirpe une tenue correcte, m'habille sous les regards médusés de Jay et Rafaël, avant de quitter la chambre sous leurs interrogations. Mes pas me guident jusqu'à la chambre de H, à la porte de laquelle je frappe de toutes mes forces.

Il m'ouvre rapidement, les cheveux en bataille et l'air morose.

— Quoi ?

— Dam est pas au Riva donc toi et moi, on va aller interroger le gérant de cette merde, et savoir où il a envoyé notre petit frère. Et les agents de je-sais-pas-quoi restent ici. On va pas faire dans le conventionnel.

Rafaël qui m'a suivi, reste un instant figé sur place, avant de finalement hocher la tête avec lenteur. Il sait, il a compris, que notre dernier recours, c'est le freestyle. C'est la méthode brute, celle qui marche la plupart du temps, mais qui entraîne des dégâts. Il est résigné à nous laisser agir à la façon dont notre père nous l'a appris, avec violence et persuasion, avec brutalité et détermination.

J'étais l'une des meilleurs du temps où j’œuvrais pour le gang. Ce soir, la machine va se dérouiller pour reprendre du service.

   Durant le trajet en voiture, nous avons contacté Sergio pour avoir le nom exact du type à la tête de ce trafic humain. Il nous a juste donné le nom d'un bar et une description physique, ainsi que l'assurance d'envoyer six de ses hommes en renfort. Amplement suffisant.

Une mission suicide, voilà ce que c'est. Il s'agit ni plus ni moins d'attraper ce type, et de le faire parler, par tous les moyens possibles.

Il doit cracher le morceau, et le cracher maintenant : Sergio a été formel, et bien que j'ai encore un peu de mal à croire à la fantastique histoire du ''vieil ami de papa'', j'essaye de me mettre des œillères et d'avancer au son de sa voix. C'est notre seule piste, on doit l'explorer.

Nous nous garons H et moi devant un bar de quartier lumineux, d'où la musique s'échappe à flot. Rapide, je m'arme de deux semi-automatiques et d'une lame de chasse avant de couler un regard à Hugo.

— On repart pas sans l'info, ok ?

— La Ariana en colère fait flipper, j'oserais pas te contredire hermana.

J'acquiesce, et sors de la voiture. Sur le parking, deux hommes nous font signe, et nous désignent la porte. Ils sont de notre côté. Dans leurs mains, de lourdes armes au reflet sombre attirent mon regard. Nous sommes loin des petits flingues faciles à manier.

Telles deux pop stars en tournée, nous poussons les portes avec force, et attirons immédiatement sur nous une attention toute particulière. Les murmures cessent, les regards se braquent, et les sourcils se froncent.

Et à en croire la réaction de l'un des types au bar, Donni n'a pas dû nous faire une très bonne pub. Je dégaine cependant plus vite que lui, et lui colle une balle dans la jambe avant même qu'il n'ait pu réagir. La détonation m’assourdit, mais je n'en tiens pas compte. Mes yeux sont focalisés sur cet homme aussi blanc qu'un cachet d'aspirine, gonflé à la protéine en poudre qui sous la douleur, hurle comme un porc qu'on égorge. Sa crédibilité vient de tomber à l'eau, j'espère qu'il s'en rend compte.

Quelle honte : Devis Corzak, un polonais venu tenter sa chance dans le trafic à haut niveau du continent américain. Il va goûter ce soir à l'envers du décor, et avec violence.

Hugo et quatre hommes de Sergio se chargent de menacer la foule de réagir, tandis que je m'approche de Devis pour l'attraper au collet et le tirer vers moi, la fureur émanant de chacun de mes pores.

— Vu ta tête, tu sais qui je suis ? je grommelle en plantant mes yeux dans les siens.

Il grimace de douleur, et hurle à nouveau lorsque mes doigts s'enfoncent dans la plaie. Toute protestation est vaine, il n'a pas la tête à répliquer alors que la douleur doit l'anesthésier.

— Tu sais pourquoi on est là, hein ?

Ses yeux me fuient, cherchent du soutien du côté de ses hommes, de n'importe qui.

J'imagine très bien Donni lui donner nos photos et le briefer sur nous, avant de ponctuer son discours d'un « De toute façon, avant qu'ils ne remontent jusqu'à toi... », aussi moqueur que prévisible. Il aurait peut-être dû se garder de nous dépeindre comme deux amateurs.

De ma main droite, j'attrape la lame à ma ceinture et la lui colle sous le menton. Le contact métallique contre sa peau le hérisse.

— Où il est ?

— Qui ça... ? grince t-il avec froideur.

— À ton avis fils de pute ? Notre petit frère ? !

Il blêmit, cherche à nouveau du soutien à droite, puis à gauche, avant de revenir sur moi.

Il sait qu'il n'a aucune échappatoire. Lui et ses hommes sont cernés, le bar est à nous.

À nouveau, je l'attire vers moi pour laisser mon souffle balayer son visage. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas mise dans un état pareil. L'intensité me donne des ailes et une confiance accrue. Devis gronde sourdement, essaye de se soustraire à ma prise. Alors, je recommence à fouiller sa plaie ouverte de mes doigts incisifs.

— Je l'ai pas, je l'ai pas ! se défend t-il vivement. Le p'tit avec les yeux verts ?

— Oui.

— J'en ai pas voulu, je vous jure ! Lorsque Donni m'a parlé de...

— Et lui, où il est ce fils de chien ? Il est en ville ?

Ma voix tonne, la lame entaille la peau fine au niveau de sa trachée.

Je ne le tuerai pas bien sûr, mais une bonne peur, une bonne menace n'a jamais fait trop de mal à personne. Il peste, se dandine sur son tabouret trop petit pour lui, brame des ordres en polonais. D'un coup de poing dans la tempe, je le ramène vers moi, lui insuffle de rester tranquille.

D'autres hommes viennent de s'inviter au bar, tous munis d'armes d'assaut chargées et prêtes à faire feu.

Sergio pour le coup, n'a pas menti : il est de notre côté, et mettra tout ce qu'il peut en œuvre pour nous faciliter la tâche.

Constatant les renforts, Hugo abandonne sa place pour me rejoindre, et plus direct, colle une nouvelle balle dans l'autre jambe du type.

— Tu vas nous dire où ils sont tous les deux, et maintenant.

— Et puis quoi encore ? Tu m'as pris pour une balance ?

— Non, simplement pour un homme un minimum intelligent.

Mon frère m'écarte, sort son propre couteau de chasse et lui présente la lame comme un commercial le ferait pour un de ses produits.

— Tu vois ça ?

Devis hoche la tête, défie mon frère de poursuivre. Il ne sait définitivement pas à qui il s'attaque.

— J'ai un briquet dans ma poche. Je vais le chauffer à blanc, puis j'écrirai le message que je veux transmettre à Donni dans ton dos avec. Ça risque de piquer un peu mais, après tout, t'es pas une balance.

Associant le geste à la parole, H sort son zipo et laisse la flamme lécher la lame sous les yeux écarquillés de notre homme.

C'est loin d'être du bluff : s'il ne parle pas très rapidement, il va passer un sale quart d'heure, et devant ses quelques hommes que je vois s'agiter de part et d'autre du bar. Après ça, comment réussir à se faire respecter ?

La lame chauffée, Hugo range son briquet et se rapproche de Devis, l'air aussi sérieux que déterminé.

Trois, deux, un...

— Ok, ok non ! s'écrie t-il tandis que je lui retire son tee-shirt.

Je souris, Hugo lui hausse un sourcil.

— Alors ?

— Hermosillo. Je connais quelqu'un qui fait dans les gamins là-bas. C'est là que Donni l'a emmené.

— Si tu nous mens, on te retrouvera, tu le sais ça ?

Le mec hoche la tête. Je relâche son tee-shirt trempé de sueur, et coule un regard interrogateur à mon frère.

— On veut l'adresse exacte, tu te magnes.

Je sors mon portable pour rentrer l'adresse, à mesure que Devis nous la dicte.

Ça aura plutôt été rapide au final. Comme quoi, l'humain le plus orgueilleux plie face à la menace de la douleur. Ou du moins, les plus faibles d'esprit.

— On est à treize heures de cet hôtel de merde, je gronde.

— Voilà comment ça va se passer, reprend mon frère. Nous, on va partir récupérer notre frère. Si par malchance, il ne se trouvait pas là-bas, des amis à moi mettront à exécution ma proposition de tatouage gratos, c'est clair ? On les tiendra au courant dès notre arrivée, et d'ici là, ils auront toujours un œil sur toi. Et un œil sur ta fille bien sûr.

Notre dernière carte est abattue. Sergio a été formel : ce type a une fille, une gamine de huit ans, qu'il s'efforce de cacher dans un bel appartement en banlieue de Tijuana. Grossière erreur, dans ce milieu, on sait beaucoup de choses sur ses alliés, mais encore plus de choses sur ses ennemis.

À ces mots, Devis devient blafard, et hoche simplement la tête avec lenteur.

— Tic tac, tic tac, t'as rien d'autre à nous dire ?

Silence.

Je donne un coup de coude à H, et lui désigne la porte du bar. On doit y aller, il faut agir rapidement. Un dernier coup de poing à notre ami polonais, puis c'est le départ.

Encore treize heures, c'est énorme. Beaucoup trop.

J'ai le cœur au bord des lèvres, l'esprit ailleurs, loin très loin, aux côtés de Damian.

Avec ce nouveau délai, il est fort probable que nous arrivions trop tard.

J'essaye de ne pas y penser, mais la douleur de le savoir perdu est presque aussi insoutenable qu'un coup de couteau ou un impact de balle.

À peine sortie du bar, je vomis à grandes gerbes sur le trottoir.

On arrivera pas à temps.

Mon frère se rapproche de moi, et m'escorte jusqu'à la voiture, où je me laisse tomber sur le siège passager avec brutalité. Mon corps, ma tête, tout est vide.

Je me sens comme dépossédée de moi-même.

La main de H se pose sur ma cuisse, tandis qu'il démarre tout en lançant un appel à Rafaël.

— On va le retrouver, on a l'adresse, cette fois-ci, c'est bon.

Je n'en suis plus si certaine, mais n'ose pas me l'avouer.

À la place, je hoche la tête, et décompense de toute cette violence qui vient de guider mes pas. La colère, la peine sont retombées : ne reste que le vide.

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