Couvre-feu

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Le repas fini, je me lève pour vider mon assiette difficilement terminée et la rincer. Louise m’arrête :

  • Ne te soucie pas de ça, pucette. Et si tu allais ranger ta chambre pendant que je m’occupe de la vaisselle ?

Sa gentillesse me touche, et je souris doucement.

  • Tu es sûre que ça ne te dérange pas ?
  • Sûre et certaine ! Ce ne sont que deux assiettes et quelques casseroles, j’en viendrai à bout en cinq minutes, garantit-elle chaleureusement.
  • Dans ce cas...

Je m’apprête à quitter la pièce encore baignée de lumière, avant de me raviser :

  • Est-ce qu’on pourrait aller se promener après ? L’air est si bon ce soir…

En réponse, elle regarde l’horloge murale avant de grimacer d’un air triste.

  • Désolée, Apolline, mais il est trop tard pour ça. Le couvre-feu est à vingt heures.
  • Oh… Pas grave, ce n’est pas comme si c’était de ta faute, répondis-je doucement.
  • On dînera plus tôt demain, on pourra faire un tour ensemble après si tu veux, proposa-t-elle.
  • D’accord ! Merci beaucoup, Louise.
  • Ce n’est rien, pucette.

Je m’éloigne donc le cœur triste, autant par ce petit inconvénient que par sa révélation précédente. C’est de ma faute peut-être, je n’aurais pas dû poser de questions dès le premier jour… Mais je ne pouvais pas m’en empêcher, l’envie était trop forte.

Ce couvre-feu… Même en France “libre”, les contraintes demeurent. Plutôt que d’aller me laver, je m’assois en face de la fenêtre pour regarder le soleil doux des fins de soirées. Le sel omniprésent dans l’air marin semble être un baume pour moi, mais même cette odeur ne suffit pas à m’apaiser réellement.

Je sais déjà que ma mère est une collaboratrice. Maintenant, je connais ses raisons… N’est-ce pas tout ce que je voulais avoir ?

Alors pourquoi n’en suis-je pas satisfaite… ? J’espérais peut-être pouvoir la retrouver dans les anecdotes de Louise, dans ses souvenirs d’elle alors qu’elle avait mon âge. Dieu, et dire qu’elle m’attendait déjà ! Et pourquoi donc mon père ne lui est-il pas venu en aide, lui ? Était-il aussi un adolescent de quinze ans ou quelqu’un de plus âgé ?

  • Apolline, est-ce que ça va ?

Je sursaute et me retourne en esquissant ce que j’espère être un sourire. Le résultat ne doit pas être très convaincant puisque le visage de Louise s’adoucit davantage encore.

  • Est-ce que tu veux me parler de ce que tu ressens, nine ?
  • Nine ? l’interrogé-je.

Elle vient s’asseoir à côté de moi, sur le rebord de mon lit. Les vieux ressorts grincent plaintivement tandis qu’elle se rapproche pour me serrer doucement la main.

  • C’est un mot d’ici, un terme affectueux pour dire fille. Mais je vois ce que tu essaies de faire ! Ne change pas de sujet…
  • Je… ne sais pas si je veux en parler. Je ne sais même pas quoi en penser.

Sans savoir quoi rajouter, je me remets à regarder le ciel. Les nuages lilas flottent devant le soleil couchant, et je ferme les yeux. Le son de la mer, réconfortant, ne l’est cependant pas autant que la main douce qui se pose sur mon dos pour le frotter délicatement. Maman faisait souvent ça pour chasser mes cauchemars, la nuit…

Si seulement toute cette aventure n’était que ça, un mauvais rêve ! Mieux encore, si maman pouvait être avec nous…

La voix de la confiseuse me tire de mes pensées une nouvelle fois.

  • Je comprends, souffle doucement Louise. On pourra parler de ta mère aussi peu ou tout autant que tu le désires, pucette. Je suis déjà bien contente d’avoir sa fille pour m’aider !

Je finis par sourire et lui prends la main, le regard triste mais quelque peu consolée. Je comprends pourquoi Maman était son amie, elle me semble presque être un ange gardien.

  • Demain, continua-t-elle, on ira se promener dans la ville et faire quelques courses. Et puisqu’il fait bon, on ira nager en fin d’après-midi, après avoir un peu trimé ensemble.
  • D’accord.

Elle m’embrasse doucement le haut du crâne avant de se lever.

  • N’oublie pas de fermer les volets ! Tu peux rester éveillée aussi longtemps que tu le veux, mais on partira à sept heures demain avec les tickets de rationnement. Bonne nuit, Apolline.
  • Bonne nuit, Louise.
  • Fais de beaux rêves, me souhaite-t-elle enfin, avant de s'éclipser discrètement.

Les lattes du parquet bruissent sous ses petits pas. La confiseuse partie et la porte refermée, je me lève à mon tour. Fermer les volets… Bien sûr, c’est pour éviter que les bombardiers des Alliés puissent retrouver la ville à ses éclairages. Je consulte ma petite montre à gousset : presque vingt heures, déjà ! Vaut mieux me dépêcher pour utiliser l'électricité.

***

Malgré le lit doux et l’oreiller de plumes mœlleux, le sommeil m'échappe. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, j’ai lu la moitié de la Bible avant que l’huile de la lampe ne s’épuise.

Je me retourne une énième fois et, en désespoir de cause, fixe le plafond blanc qui se détache des murs dans l’obscurité. Rien à faire, peu importe le nombre de moutons que je compte dans ma tête, la même question me revient toujours.

Où est maman ? Et si elle est toujours en vie - parce qu'elle m'a écrit ce mot, il y a dix jours seulement ! - alors... où peut-elle être ?

Et surtout, comment la retrouver ?

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