La mer

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La mer est magnifique. Azurée, à l’image du ciel, elle semble étinceler de mille feux sous la lumière de l’après-midi. Le souffle coupé, je ne peux pas m’empêcher de m’en rapprocher, jetant au loin mes chaussures de ville couvertes de sable.

A l’instant où l’écume d’une vague recouvre mes orteils, je me rappelle un petit détail.

  • Mince, ma robe !

Quelques mètres derrière, les éclats de rire de Louise, portés par le vent, m’atteignent.

  • Viens ici, Apolline ! Je vais te couvrir pendant que tu te changes, me propose-t-elle alors que je me rapproche, les souliers à la main et l’air penaude.
  • Merci...
  • C’est normal, voyons, rétorque-t-elle doucement.

Aussitôt dit, aussitôt fait, elle retire de son grand sac de toile une serviette de bain. Protégée des regards par l’étoffe, mon vêtement vient bien vite rejoindre mes chaussures sur le sol.

  • Joli ! commente Louise avec bienveillance.

C’est gentil de sa part parce que, pour être tout à fait honnête, je ne me sens pas vraiment à l’aise dans cette seconde peau de jersey bleu nuit qui me moule de partout. C’est un vieux modèle, qui ne doit plus être à la mode depuis dix ans au moins ; mais enfin, Adélie a été assez gentille pour m’en acheter un nouveau l’été dernier. Je suis bien contente qu’il m’aille encore.

Je me retourne timidement, savoure la caresse du soleil contre ma peau pâle. Malgré le beau temps et l’après-midi à peine entamée, la plage est presque déserte. Seules quelques familles, et une poignée d’adolescents profitent de l’endroit. Enfin, il y a également des soldats en permission… Quelques-uns bronzent, torse nu, et je détourne rapidement le regard.

  • Louise, tu ne viens pas nager ?
  • Si si, pucette !

Lorsqu’elle me rejoint, je ne peux m’empêcher de songer que nous devons faire un drôle de tableau à nous deux. Elle, ronde, brune et élégante, hâlée par les rayons du Sud ; moi, filiforme, à la chevelure châtain banale et aux allures désuètes, avec mes airs de fille de la campagne. Ses yeux couleur pervenche m’adressent un clin d’œil.

  • Allons voir si l’eau est bonne, ça vaudra mieux que de rester plantées là !

Et elle s’enfonce dans l’eau mouvante sans crainte, le pied stable malgré le ressac qui la tire vers le large. Bien vite, avant qu’elle ne puisse deviner mon hésitation, je m’élance à sa suite et sursaute dans la fraîcheur des vagues. Le tourbillon d’albâtre des mouettes non loin me distrait ; la main rassurante de la Marseillaise me tire à elle, la mer m’arrivant désormais à la taille.

  • Tu n’es jamais allée à la mer avant, nine ?
  • Non, j’admets à contrecœur. J’ai l’habitude de me baigner dans des rivières mais la mer… C’est une première fois.

Elle hausse les sourcils :

  • Bigre, je ne pourrais pas vivre sans. Tu verras, c’est excellent pour la santé ! Fais juste attention à ne pas dériver trop loin de moi, d’accord ?
  • D’accord, murmuré-je.
  • Maintenant, oublie ta crainte et laisse-toi aller.

Plus facile à dire qu’à faire. J’étais impatiente tout à l’heure mais maintenant… Ballottée par les flots, j’enfonce mes pieds dans le sable mouillé et sursaute quand un coquillage effleure la plante de mes pieds.

La mer, c’est bien plus impressionnant qu’une rivière. Une grande étendue d’eau apparemment sans fin, sauvage, qui nous attrape, nous tire et nous rejette continuellement comme un enfant capricieux qui n’arrive pas à se décider, au sel qui pique la chair et les lèvres. Lentement, mes paupières se referment et je me glisse dans son eau comme dans une couverture, forçant mes muscles à se détendre, ma respiration à s’apaiser.

Lorsque j’ose ouvrir les yeux, le ciel bleu, sans nuages, semble presque me sourire.

J’ai réussi ! Je suis enfin…

  • Apolline !

Une vague s’écrase lourdement sur moi et je sens ma bouche se remplir d’eau de mer, mon regard, devenir flou. Je ressurgis et tousse bruyamment, Louise, inquiète, me frotte le dos.

  • Respire, nine… Je pense qu’il va falloir que je te donne quelques tuyaux !
  • Mais je sais déjà nager, protesté-je, la voix encore éraillée par le sel.
  • Nager en mer n’est pas vraiment la même chose, réplique-t-elle d’un air amusé. Mais c’est de ma faute, j’aurais dû te donner quelques conseils avant.

Au cours des prochaines minutes, j’apprends donc à guetter les vagues, à me laisser porter sur leur dos pour ménager mes forces et ne nager que lors du ressac. Pendant les premières minutes, elle me tient par la main tandis que nous sautons par-dessus. Je me prends vite au jeu, et nos rires me font oublier la peur des dernières minutes. La chaleur cuisant mon visage, le cri des mouettes, les exclamations enjouées des enfants plus loin - un véritable délice. J’en suis enivrée, j’ai l’impression que je ne pourrais jamais m’en lasser. Mais la voix de mon hôtesse rompt le charme :

  • Tu es toute rouge, pucette… On va devoir sortir.
  • Quoi, déjà ?
  • J’aimerais bien rester moi aussi, crois-moi, soupire-t-elle, mais on aura l’air malignes avec un gros coup de soleil ! On reviendra plus tard, d’accord ?

Déçue, je me relève. Mes jambes affaiblies ploient sous mon poids et, surprise, je m’accroche au bras bronzé de Louise qui se mord la lèvre pour retenir un sourire. Nous faisons le chemin jusqu’à la berge à petits pas, malgré l’étreinte de l’eau qui semble vouloir nous retenir ici.

  • Bè, tu t’es bien fatiguée ! On se repose un moment avant de partir, tu semblais bien sur le point de t’effondrer. Nous n’aurions pas dû nager aussi longtemps...

Pour toute réponse, je m’écroule sur le sable chaud et inconfortable. La tête me tourne et ma langue me semble terriblement sèche. Louise, penchée sur moi, enroule la serviette qui me revient autour de mon visage, avant de me tendre une bouteille remplie d’eau.

  • Bois-moi ça, tu dois avoir une de ces soifs !
  • Merci, murmuré-je.

Le verre rafraîchissant glisse comme mes paumes, tout comme son contenu bienvenu faisant son chemin dans ma gorge déshydratée. Bon sang, ce que ça fait du bien !

  • Mieux ?
  • Oui, répondis-je avec un sourire fatigué.

Assise en face de moi, Louise saisit la bouteille à son tour pour en avaler quelques longues gorgées. Avec ses joues joliment rosies par l’été et son air enjoué habituel, elle attire quelques regards des hommes sur la plage.

  • Est-ce que tu es mariée ?

Mince. La question m’a échappé… Le temps de quelques vagues, un silence s’installe entre nous.

  • Bien sûr, Apolline, finit-elle par répondre, intriguée. Tu n’as pas remarqué ?

Elle tend sa main gauche et, honteuse de mon indiscrétion, je remarque l’anneau qui orne son annulaire.

  • Il a été forcé de rejoindre les forces du STO en février dernier, et je ne sais pas quand il finira par revenir. C’est pour ça que nous sommes aussi tranquilles ici, à part les mères de famille, les petits et une partie des ouvriers travaillant aux alentours de la ville, tout le monde fait son service.

Le STO… Le Service du Travail Obligatoire ! Bien sûr, j’aurais dû le deviner. Quelle sotte je fais ! Les journaux en avaient parlé ces derniers mois, comment les Allemands réclamaient de plus en plus de main d’œuvre française. Si mes souvenirs sont bons, les hommes de seize à soixante ans et les femmes, de leur majorité à quarante-cinq ans, sont tous concernés. Mais dans ce cas…

  • Tu n’aurais pas dû être convoquée, toi aussi ? demandé-je, perdue.
  • Normalement, oui ! Mais il faut croire que je n’avais pas les qualifications recherchées, faire des bonbons n’a pas de grand intérêt pour eux. Et ça m’arrange bien ! conclut-elle en rangeant sa bouteille d’eau dans le sac de toile.

Elle se relève et, tranquillement, se rhabille après s’être séchée. Visiblement, la discussion est close…

Cependant, durant tout le chemin du retour, je ne peux m’empêcher d’y repenser. A trois ans près, j’aurais pu être engagée, moi aussi. Mais combien de temps durera encore cette foutue guerre ?

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