Haine

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Dès que je la vis, le cou tendue vers le soleil comme un lézard obèse accroché à son muret, l’inimité que j’essayais d’ignorer depuis la veille me remonta dans la gorge. Comment osait-elle, cette étrangère, venir ainsi chez nous pour se prélasser au soleil ? N’avait-elle aucune honte ?

Elle nous accueillit avec suffisamment de politesse, sans doute. Ma tante, trop obligeante, la nourrit à la becquée d’excuses pour son comportement de la veille. Elle était trop fatiguée, sans aucun doute, avec ce long trajet et ce ventre si lourd. D’aucun le serait à moins. Sans compter la difficulté de converser avec des inconnus dans une autre langue que la sienne, bien que sa maîtrise de notre patois soit tout à fait admirable, assurait cette femme qui ne l’avait pas entendu prononcer plus de trois mots. Et il était bon de voir qu’elle prenait déjà de belles couleurs.

Je retins un reniflement peu charitable. De belles couleurs, en effet ! Les joues de la nouvelle venue étaient marbrées de plaques rouges et dures, les coins de ses yeux empourprés, les veines qui en traversaient le lait d’autant plus carmines qu’elles étaient encerclées par de profondes cernes bleuies. Cette femme aimait-elle tellement le soleil qu’elle avait attendu son retour la nuit durant ? Tout portait à le croire, puisqu’elle suivait sa progression avec la grotesque dévotion d’un tournesol. Ma tante, peu soucieuse de ses réponses du bout des lèvres, faisait la conversation pour trois, essayant d’un même mouvement souple de m’inclure dans leur échange et de nous rapprocher de la porte de la maison. À son âge, elle n’aurait pas dit non à un siège, même rudimentaire, et un verre d’une boisson gardée fraîche à la cave. L’étrangère, cependant, ne semblait avoir aucun désir de nous convier en sa demeure. Ma tante me lança un regard. Je savais exactement ce qu’elle attendait. Que je charme cette inconnue avec un sourire chaleureux, que, comme ma mère, j’incarne les rayons du soleil pour attirer les bonnes volontés. Elle n'avait toujours pas réalisé ce que je savais depuis ma première veillée, ce que près de vingt années à l'accompagner auprès des femmes grosses et à m'agenouiller, la nuit, au côté des mourants et des malades, m’avait confirmé. Je n'étais pas digne de mon parentage. J’appartenais aux ténèbres.

Comment pouvais-je comme ma mère, célébrer le jour et sa lumière lorsque je savais ce qui se passait autour de la chandelle ? La patience infinie des mères que l’on loue tant, pourquoi ne dit-on pas comment elle naît ? Par noyade après noyade dans le flot de la nuit, à bercer les pleurs qui refusent de cesser. Comment dorment-il, ces bons voisins bien au chaud dans leur lit, quand par les fenêtres ouvertes ils entendent les voix des nouvelles mères se briser, encore et encore, sur les écueils des berceuses mille fois répétées. Ils oublient bien vite combien leurs cœurs ont chavirés, combien leur foi s’est déchirée au creux de ces heures interminables.

Moi, je ne pouvais pas. J’étais indigne de cette mère qu’on m’avait tant vantée, indigne de ma tante, qui m’avait nourrie de ses espoirs. Et parce que je ne le savais que trop, je haïssais l’étrangère qui se gorgeait de lumière à s’en rendre malade.

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