Le canari et le chat

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Les terrils, c’était l’aventure. Celui de chez ma grand-mère, chez qui je vivais quatre jours par semaine, et celui de ma mère, le reste du temps.

Leur présence magnétique me rassurait, m’attirait aussi.

Chez ma mère, ces reliefs m’offraient paysages et horizons, précieux face à l’uniformité des blocs de la cité.

Aujourd’hui, les occasions de contempler des terrils se font rares pour moi. Je fais l’hypothèse que ma ville et l’empreinte de son passé minier m’ont permis de ne pas vaciller.

De cette époque, j’avais gardé un objet précieux à mes yeux : une lampe de mineur. Celle de mon grand-père, que la silicose m’avait empêchée de connaître.

Elle partage une table basse avec une dizaine de plantes vertes. Marqueur indélébile d’une histoire familiale douloureuse. La mine avait volé son mari à ma grand-mère, mais aussi un frère, dans une catastrophe devenue deuil national, un été de 1956.

La lampe, je ne lui jetais qu’un regard discret lors de l’arrosage hebdomadaire.

Et un matin, un appel de ma fille Julie. Elle attendait pour un entretien d’embauche, et j’entendis, au son de sa voix, qu’elle avait déjà rongé tous ses ongles. Elle paniquait, devait aller remettre de l’argent dans le parcmètre, mais il pleuvait, et son parapluie était resté dans la voiture. Si elle sortait, elle serait trempée, ne serait plus présentable. Elle voulait abandonner. Partir sans essayer.

Je devais l’aider à se calmer, et je cherchais les mots justes quand mon regard s’était posé sur la lampe.

Il émanait d’elle des pulsations. Je trouvai les mots, les phrases, les silences entre les mots, les silences entre les phrases. Julie s'était calmée. Elle avait passé l’entretien, avait dit qu’elle était là, honnête et sincère pour le salaire. Le job, aux services financiers, n’était pas excitant, non.

Dans l’après-midi, elle avait été rappelée. Elle était la seule à ne pas avoir raconté d’histoires. Elle avait été choisie.

Elle n’avait pas raconté d’histoires. C’est ce que la responsable des ressources humaines lui avait dit. C’était sans doute ce qu’on attendait d’elle ce jour-là : être sincère.

J’ai pensé à ça longtemps.

Parce que moi, j’ai grandi dans les histoires, les non-dits, les mensonges. Il a bien fallu en construire, autour des absents, autour de ceux qu’on ne nomme plus, autour des silences qu’on arrose comme des plantes.

Ce n’était pas mentir, c’était tenir debout.

Raconter, c’était relier les morceaux.

Le service financier, c’était des rentrées, des sorties, et — si possible — un budget en équilibre.

Trois colonnes d’un tableur, où tout tient. Ou se tient.

Julie était heureuse.

C’était grâce à la lampe.

Je l’ai fixée un long moment, juste assez pour me dire que je ne la connaissais pas.

Ce soir-là, pour la première fois, je l’ai dévissée.

Je n’y avais jamais pensé.

Je l’ai fait sans difficulté.

Le système était ingénieux.

Trois parties.

Trois niveaux, dépendants les uns des autres, et unis.

J’ai respiré l’intérieur. Je m’attendais à une odeur de charbon, mais rien. Le filtre — ou ce que je croyais être un filtre — était gris, sans être noirci. Le fond rouillait un peu ; il faudrait que je surveille cela de près. La mèche dépassait à peine de son orifice. Utilisée jusqu’à la corde.

C’est con, mais les larmes coulèrent toutes seules.

J’ai regardé une vidéo YouTube pour en savoir plus sur les composants et leurs fonctions. Le présentateur disait que parfois, la partie basse ne se dévissait pas, qu’il fallait un électroaimant.

Chez moi, ça s’était ouvert tout seul. Comme si elle avait servi la veille encore.

Le bas était un réservoir à essence. Très inflammable donc. Le milieu éclairait, avec la mèche réglable et sa vitre protectrice. Le dessus était un filtre pour empêcher de suffoquer, je supposai. Chaque partie était inutile sans les deux autres. Et tout s’imbriquait parfaitement.

Aucun génie n’en était sorti.

Mais la lampe s’était ouverte.

Et avec elle, ma mémoire.

J’avais à portée de main mon passé — tout un passé à raconter.

La lampe avait fait son job : m’éclairer.

Éclairer le début d’un tunnel, me permettre de m’y aventurer plus profondément.

En sécurité, je l’espérais.

Les mineurs avaient un canari, pour détecter les gaz mortels — un signal pour faire demi-tour et fuir.
Plonger en soi, c’est prendre le risque de rester dos à l’avenir, tout occupé à tenter de décrypter le passé.

Ressasser est un verbe dangereux.
Il ne ment pas sur sa nature.
Il montre qui il est : un fâcheux palindrome, qui renvoie sans relâche celui qui l’utilise d’un point à un autre, dans une boucle temporelle dont il est difficile de s’échapper.

Moi, je n’avais pas de canari. Mais j’avais un chat.
Pour me donner le signal de faire volte-face et regagner le présent.

Tim, désormais, je comptais sur toi.

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