Indices

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L’assemblée se fige comme un seul korrigan. Certains korrils, interrompus en pleine gavotte, restent debout sur un seul sabot, d’autres perdent l’équilibre, tombent à la renverse et en entraînent d’autres dans leur chute à la manière des dominos.

Un profond silence s’installe, on entendrait une épingle tomber par terre.

Mais, chez les korrigans, le silence ne dure jamais longtemps. Des murmures finissent par résonner sous la voûte de la salle du tribunal. “C’est vrai, ça, le coupable court encore dans la nature !”, “On est en danger ! ”, “On va tous mourir !”, “Aaaah !”. En moins de temps qu’il n’en faut pour compter jusqu’à un, la panique s’empare du groupe. Les korrigans courent dans tous les sens comme des poulets sans tête, ils lèvent les bras en poussant des cris d’effroi, se percutent, une bagarre éclate, la poussière se soulève dans la pièce et on n’y voit bientôt plus rien. Mille-Sabots tente de rétablir le calme, mais ni les clochettes du muguet, ni sa voix cassée ne parviennent à se faufiler jusqu’aux oreilles de ses congénères.

Dans l’encadrement de la porte, Brévaël s’est arrêté et observe ce cirque avec intérêt. Azylis lui tire le bras.

  • Bah alors, tu viens ? s’impatiente-t-elle.

Brévaël ignore la question et s’adresse à toute la salle d’une voix puissante :

  • Que comptiez-vous faire, cette nuit ?

Personne ne réagit. Son intervention fait autant de bruit qu’un pet dans un fest noz.

  • Votre attention s’il vous plaît ! Youhou !

Nouvel échec. Brévaël tente une autre approche.

  • Pique-narines ! lance-t-il.

Le chahut cesse instantanément. Tous les visages se tournent vers le garçon.

  • Bien, reprend Brévaël avec un sourire. Maintenant que j’ai votre attention, est-ce que quelqu’un peut me dire ce que vous comptiez faire cette nuit, avant l’incendie ?

Mille-Sabots, debout derrière son bureau, le visage encore rouge de s’être égosillé, répond d’une voix essoufflée.

  • Comme d’habitude, jouer quelques petits tours aux humains. Cette année, nous voulions rendre hommage à notre ancêtre qui vit maintenant derrière le manteau de Rhiannon, tout là-haut. C’est son anniversaire, alors nous avions l’intention de faire des aménagements routiers.
  • Des aménagements routiers ?
  • Oui, nous voulions construire quelques ronds-points pendant la nuit, installer des chicanes, placer des sens interdits et des déviations un peu partout, creuser des nids de poules, effacer des bandes blanches de circulation, ajouter des pistes cyclables impraticables... Notre ancêtre aurait aimé ça, lui qui a dédié sa vie à la voirie !
  • Donc les suspects sont les employés communaux et les usagers de la route, suppose Brévaël. Ça fait beaucoup de monde.
  • Tous les humains sont suspects, corrige Mille-Sabots. Il faut dire que le nombre de nos ennemis grossit chaque année après nos petites excursions nocturnes. Vous savez, l’incendie de notre buisson n’est pas un fait isolé. Cela fait des années qu’à la même période, au moment où nous nous synchronisons avec le monde des humains, nous sommes la cible d’attaques. La dernière fois, le ruisseau qui nous abreuve a été asséché. L’année d’avant, une morganed a été empoisonnée après avoir bu l’eau de notre crique. Et je ne parle pas de l’inondation de nos terriers avec du lisier de cochon...

Ce souvenir recueille un murmure d’approbation gêné, chacun évite soigneusement le regard des autres. Azylis s’abstient de dire qu’ils l’ont bien mérité. Qui sème des crottes ne doit pas s’attendre à récolter des lingots d’or.

Mille-Sabots reprend.

  • Bref, avant que l'énigme des pommes ne rende son verdict, nous pensions avoir trouvé les coupables et être enfin débarrassés de nos enquiquineurs. Nous étions heureux comme des licornes dans un champ de marguerites !
  • Pourtant, ce n’est pas nous, et nous n’avons vu aucun humain rôder autour de votre terrier, intervient Azylis, qui a repris du poil de la bête.
  • Moi, j’ai vu une toute petite silhouette s’enfuir juste après l’incendie ! déclare une voix dans la salle.

Stupeur. Tous les regards se tournent vers l’auteur de ces paroles. C’est le petit korrigan noir de suie, celui qui a failli mourir dans l’incendie.

  • Pourquoi tu n’as rien dit ? gronde Mille-Sabots.
  • On ne m’a rien demandé, répond la victime.
  • Voilà ce qui se passe quand le tribunal préfère recourir à des énigmes plutôt que d’entendre les témoins, ironise Azylis.
  • Hum, ronchonne Mille-Sabots. Et elle est partie où, la silhouette ?
  • Vers les marais fétides ! répond le calciné.

Un tremblement parcourt le petit peuple, les poils se hérissent sur les têtes. Vue de haut, l’assemblée ressemble maintenant à une étendue de gazon dru et brun.

  • Il doit parler des marais de Lescors, sur la route du Rumigou, entre la rue de Kerloc’h et le hameau de Keryet, près de Mejou Braz, chuchote Brévaël à l’intention d’Azylis.
  • Je n’ai pas compris la moitié de ce que tu as dit, mais tu dois avoir raison, réplique Azylis.

Mille-Sabots lance un appel aux volontaires pour se rendre sur les lieux.

  • Qui veut se joindre à moi pour botter les fesses de l’incendiaire qui nous pourrit l’existence depuis si longtemps ?

Tous contemplent leurs sabots, le plafond ou une tache imaginaire sur leur veston. Tous sauf le Fléau des Landes, dont le bras émerge au-dessus de la masse. Son dévouement récolte un tonnerre de hourras auquel il répond par une pluie de métaphores animalières censées évoquer la couardise de ses semblables : “blaireaux mouillés ! ”, "Goélands des villes !”, “Poules déplumées !”, “Moules des sables !”, “Bulots sans coquille”, “Chats…euh… ben chats, quoi !” . Les insultes laissent la foule indifférente.

Au vu de la lâcheté des korrils, Azylis comprend pourquoi un seul d’entre eux s’est présenté face à elle, plus tôt dans la soirée.

  • Ça te dit de les accompagner là-bas ? lui demande Brévaël.
  • Hein, quoi, pardon ? s’étrangle Azylis.
  • Tu n’es pas curieuse de savoir qui a mis le feu et de connaître le fin mot de l’histoire ? Moi, oui !

Azylis jette un coup d'œil à son téléphone. Cette réaction la surprend elle-même : si elle vient de vérifier le temps qui reste avant le lever du soleil, c’est qu’inconsciemment, elle est prête à se lancer dans cette dernière aventure. La curiosité l'emporte sur la peur. Après tout, il faut avouer que ces petits êtres farceurs lui semblent plus idiots que méchants.

  • Si tu y vas, j’y vais aussi, répond-elle.
  • Génial !
  • Vu que tu ne sais pas te battre, tu auras besoin d’un garde du corps, ajoute-t-elle en souriant.

Brévaël pouffe, puis éclate de rire, un rire franc avec toutes les dents. Azylis rigole à son tour. L'appréhension s’évacue par le rire et cela leur fait le plus grand bien.

Dans son coin, le Fléau des Landes les regarde d’un air triste et murmure pour lui-même :

  • Riez, riez tant que vous pouvez, et rappelez-vous que pour chaque rire il y a un pleurer.

Mille-Sabots lui pose la main sur l’épaule.

  • Pourquoi fais-tu cette tête ? demande-t-il.
  • Parce que ces deux jeunes humains viennent de nous donner à tous une belle leçon.
  • De courage ?
  • Non, d’inconscience.
  • C’est vrai qu’ils ne savent pas où ils vont mettre les pieds !

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