Une étrange musique

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Guimpbert saisit l'énorme poignée de bronze, toujours le même symbole caprin, et la fait pivoter. La porte sculpturale s'ouvre dans un insupportable grincement de gonds rouillés et la demeure nous crache au visage sa douloureuse odeur de moisi et de renfermé. Ce n'est pas la frugale aération prodiguée par le vieux Iael que je n'ai pas encore eu l'heur d'apercevoir, qui va chasser ce remugle étouffant. L'air, si l'ont peut appeler ça de l'air, est lourd et chargé de poussière. Séverine et moi crachons nos bronches afin de les dégager de toutes les particules en suspension qui s'y engouffrent avec voracité.

Nous pénétrons dans un vestibule dont le dallage de marbre disparaît sous une épaisse couche de poussière. Nos pas impriment leur marque dans ce revêtement floconneux comme ils le feraient sur un tapis neigeux. En travers a chu une vieille armure démantibulée. Comme je m'approche, un rat gros comme un teckel en jaillit et file à toute vitesse dans un trou de mur, arrachant un hurlement à Séverine, un cri qui s'élance sur les poutres massives et se répercute à l'infini. Face à nous se dresse un large escalier de pierres élimées et fendues. En haut de cet escalier nous accueille une statue de marbre, une femme ailée, sorte de Victoire de Samothrace, la tête en plus. De part et d'autres, des tentures élimées aux couleurs incertaines. Quels personnages se sont succédés sur ces dalles séculaires et chargées d'histoires, sous ces hautes poutres de chêne d'où pendent d'épaisses toiles d'araignée? Une histoire terrible si j'en crois les réactions des villageois.

- Ne vous laissez pas impressionner par ces vieilles baraques, un bon coup de ménage et il n'y paraitra plus rien, dit le notaire sans douter de son optimisme. Vous allez voir, la quasi totalité des meubles est intacte. Ni la Révolution, ni la Terreur n'ont pu franchir les grilles de cette demeure.

- Dites-moi, Maître Guimpbert, où est ce bon vieux Iael qui s'occupe de la maison avec autant de célérité?

- Il doit vaquer à ses occupations. C'est que... c'est du travail une telle demeure. On a pas souvent son dimanche. Ne vous en faites pas, vous ferez bientôt sa connaissance.

L'une après l'autre, le notaire nous ouvre les pièces rongées de salpêtre, de poussière et de pourriture. Le royaume des araignées. Partout des miroirs vénitiens aux glaces légèrement surannées, donnent en renvoyant nos images un sentiment d'infini. D'éternité. Une véritable galerie des glaces, sauf qu'au lieu de refléter sans fin le lumière du jour et l'éclat cosmique du roi soleil, elle inocule les ténèbres et la morosité jusqu'au moindre recoin.

Nous pénétrons dans la grande salle de réception, qui devait faire office de salle de bal et est envahie en son centre d'une longue table à manger pouvant recevoir vingt personnes. De répugnants trophées de chasse aux yeux de verre offrent aux murs un ornement macabre. Voilà bien la première chose que je foutrai aux ordures. Une énorme cheminée de marbre au manteau gravé de moulures érotiques dévore la moitié d'un mur. Son foyer est si vaste qu'on pourrait y cuir un bœuf entier.

Et encore des miroirs. L'ancien propriétaire poussait le narcissisme au paroxysme. À plusieurs reprises, je surprends mon reflet dans l'un d'eux et suis consterné par l'image que leur j'offre. Cheveux longs, pas rasé, jeans élimé et veste en cuir à franges, pas sûr qu'ils en aient souvent reflété des comme moi... Ils doivent se demander qui est ce corniaud qui vient troubler leur quiétude. J'ai tellement l'impression de dépareiller dans ce décor que j'en éprouve une bouffée de honte. Par contre, Séverine, ils se battent pour saisir son image. Ils aimeraient bien avoir des doigts pour lisser ses cheveux, ses yeux amovibles pour reluquer sous sa jupe, et autre choses peut-être pour lui faire des trucs. Pour un peu, je les entendrais siffler.

Séverine tourbillonne sur elle-même en riant. Dans son esprit fertile se dressent les aménagements qu'elle fera, anticipe les soirées avec les copains. On les fera venir par dizaine. Un repaire à hippies. Pas certain que ça plaise à nos amis les pécores. Enfin, si ça lui fait plaisir. Elle s'imagine déjà se pavanant comme une marquise sous les beaux lambris tout neufs.

- Si ma mère pouvait me voir, elle ferait une de ces gueules.

Séverine parle peu de sa famille et quand elle le fait, c'est le fiel aux lèvres. Un terrain miné sur lequel il vaut mieux changer de sujet. Le nez en air, je ne peux m'empêcher d'admirer les plafonds encaissés, frappés au centre de cette récurrente figure de bouc. Était-ce l'emblème de l'ancien maître du domaine? Personne étrange qui, vu la réaction des habitants du village, ne gagnait pas à être connu. Je me demande si une quelconque sanglante histoire ne souillerait pas les tapisseries qui s'effilochent lentement. Rien à récupérer de ce côté, bonnes à mettre au feu.

Nous pénétrons un autre salon que le notaire nous présente comme le salon de musique. Un effluve floral me chatouille agréablement les narines pour disparaître aussitôt. Le fruit de mon imagination? Curieux. Ce parfum ne m'est pas inconnu. Du fond de mon cerveau surgit une musique, à peine audible, un air de harpe. Je me fige. Ce n'est pas une hallucination, quelqu'un joue de la harpe, là, tout près. Sous un drap mangé aux mites, l'instrument en question. J'arrache le drap, soulevant un nuage de poussière qui me fait tousser. La harpe est là, silencieuse, décordée. Sa patine usée découvre le bois blond dont elle a été faite. Impossible qu'elle n'émette le moindre son et pourtant, j'ai la certitude que c'est elle qui diffuse cette étrange musique.

- Un problème, monsieur Devinsky?

- Vous n'entendez pas?

- Quoi?

- La musique!

- La musique? Quelle musique? Il n'y a personne ici.

Je me fige. La musique c'est tue. Tout comme le parfum de fleur. Mon imagination? Même les oiseaux nous privent de leur chant. À la place, un immense et incessant croassement collectif de corbeaux résonne en un écho sinistre.

Mon regard embrasse la pièce dans son ensemble et s'arrête sur un portrait au-dessus d'une cheminée monumentale en marbre rose. Le portrait d'une femme. Sa beauté est irréelle. Une fée sans doute, fantaisie de l'artiste. Ses longs cheveux d'argent dévalent ses épaules, capturant dans ces reflets des embruns de lumière. Elle pose, distraite, un peu mélancolique, une rose au corsage. Ses grands yeux limpides expriment une telle détresse qu'elle me touche en plein cœur. Je chancelle. Même à travers les siècles, sa tristesse humide me touche. La mort l'a-t-elle délivrée? À quelle époque a-t-elle vécu. Parmi ces ancêtres au visage austère alignés dans la galerie, lequel fut son époux? Lequel partagea son lit? Lequel fut sa joie et son malheur? Hypnotisé par elle, je m'approche sans même m'en rendre compte. Il me semble que ses lèvres bougent, me parlent. Un murmure à peine audible destiné à moi seul.

- Minou, viens voir la salle de bain!

Le charme se rompt, la femme retourne à son tableau, immobile, prisonnière dans son cadre de bois. À contrecœur, j'accours au cri de Séverine avec l'impression qu'une part de moi n'est déjà plus la même.

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