Ex-voto

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Une minute m'a suffi à comprendre l'ampleur des travaux que j'allais devoir effectuer pour faire de ma Séverine une véritable châtelaine. Une heure m'a suffi pour faire le tour du propriétaire. Un sacré foutu cadeau empoisonné que me fait le destin. Me voilà intronisé, le temps d'une signature, propriétaire d'une authentique masure inhabitable. L'électricité n'a jamais été installée. Les allemands avaient laissé un groupe électrogène mais son utilisation, du fait de sa vétusté, peut se révéler périlleuse. Pour un peu, j'en aurais égorgé ce salopard de notaire.

Dans la voiture qui nous ramène à Ker Loa'ch, Séverine passe ses bras autour de mon cou façon mante religieuse et roucoule à mon oreille.

- On sera bien ici, mon minou. Maître Guimpbert a raison, il ne faut pas se laisser décourager. Et puis, j'adore le bricolage.

- Moi pas.

La visite du manoir me laisse un sentiment mitigé. L'aversion que j'éprouvais pour ce projet insensé commence à fondre au profit de l'attrait qu'exerce sur moi cette demeure fascinante. Cette femme surtout, son regard, l'air de harpe... Mon esprit a-t-il été joué? J'ai l'impression d'un retour en enfance, lorsque, en vacances d'été chez mes grand-parents, dans leur grande maison de Chalon-sur-Saône, je m'amusais à me faire en écoutant les bruits de la maison. Les loirs et autres rongeurs qui bambochaient sous les combles faisaient naître dans mon esprit fertile de terrifiantes histoires de revenants qui me faisaient pisser au lit. Plus âgé, je me levais et, lampe torche à la lampe, partais en expédition nocturne dans ce grenier inhabité. Ce que j'ai pu découvrir comme trésor. Les pans de vie oubliée, des vieux vêtements jamais jetés, de vieilles lettres, un jeu d'échec dont il manquait des pièces... Une part de cet adolescent téméraire renaît peu à peu en moi, et avec lui l'irrésistible envie de savoir, d'explorer, de me faire peur. Un manoir hanté... quoi de plus excitant.

Mon regard s'attarde sur la lande dépouillée de toute vie humaine. Par delà s'étendent les tourbières capables d'engloutir un cavalier et sa monture. Le soleil baigne de sa lumière d'opale les bouquets d'ajoncs et les nappes de bruyère, caresse les fougères et les lichens, donnant à ce paysage insolite une beauté à couper le souffle.

Retour au village, les indigènes locaux ne se montrent pas plus accueillants qu'à l'arrivée, à peine une ou deux âmes supplémentaires errent entre les maisons pour disparaître aussitôt qu'elles nous voient. La xénophobie dans ces contrées reculées atteint son paroxysme. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Le notaire n'a pas encore garé son véhicule à côté de la Bijou de Séverine que j'aperçois les stigmates picturales dont l'ont affublés les pécores, tout un enchevêtrement d'exvotos ridicules visant à chasser je ne sais quelle superstition endémique. Sur la carrosserie a été grossièrement peintes des croix et autres symboles christiques, ainsi que des paroles en breton, ou gaélique, je ne suis pas calé en langue étrangère. Séverine tire la tronche.

- Les salauds! éructe-t-elle, comment ont-ils osé? - Il semblerait que les mentalités n'aient pas évolué depuis la sainte inquisition, je grommèle en ôtant les gris-gris qui pendent aux rétroviseurs.

- De mauvais plaisantins, ricane le notaire. Ils finiront par s'y faire. C'est qu'ils n'ont jamais vu d'aussi jolie voiture alors vous comprenez, ils sont un peu jaloux.

- Ils sont surtout très cons! crache Séverine en arrachant les racines de mandragores passées entre les essuies-glaces.

- Bah, ça leur passera. Comprenez, il ne se passe jamais rien par ici. Si vous le voulez bien, j'ai encore de la route jusqu'à Quimper et si vous voulez que je vous conduise à une station d'essence.

- En ce qui me concerne, dis-je, j'aimerais assez rentrer avec vous, à Quimper. Il sera toujours temps de venir récupérer la voiture plus tard.

- Hors de question, s'indigne Séverine, je ne laisse pas ma voiture chez ces sauvages. Va savoir dans quel état je vais la retrouver! Je vais chercher de l'essence et je reviens. Ce n'est pas cette poignée de sous-développés qui va me dicter leur loi!

Je ne la connais pas depuis très longtemps, mais assez pour savoir que lorsqu'elle a une idée en tête, en l'occurrence être châtelaine, il n'est pas facile de lui faire lâcher prise. Et puis, ici ou ailleurs... Au moins les événements m'empêchent de penser à Francesca se vautrant dans les bras de son marin toulonnais.

- Ok, va chercher de l'essence avec Maître Guimpbert. Je garde la bagnole. Des fois qu'il leur viendrait l'idée d'en faire un bel autodafé.

Séverine hoche la tête en assentiment et grimpe dans la voiture de Guimpbert qui démarre aussitôt. Je suis le véhicule des yeux tandis qu'il disparaît dans un nuage de poussière. Quelque chose me dit que je vais regretter cette décision. Mon père me disait souvent que je n'avais aucun caractère. Il avait raison. Si j'en avais eu, j'aurais collé une beigne à Francesca au lieu de la regarder se faire limer par ce marin de Toulon avant de me foutre en l'air. J'aurais collé une beigne identique à Séverine avant de lui fourrer dans la voiture et de démarrer aussi sec. Je n'aime pas l'idée de rester ici, à la merci de ces simples d'esprits. Allez savoir ce qui peut se passer dans leur cervelle de moule. Ils sont là, ces demeurés, tapis derrière leurs rideaux, guettant le moment de se jeter sur moi, de m'étriper. Quel démon perfide voient-ils en moi ?

Le panneau de bois cloué en travers de la porte de l'église attire mon attention. Quittant mon poste de gardien de véhicule, je m'approche du saint édifice. Je devine les regards qui me suivent. Me revient en mémoire ce livre que j'ai emprunté à la bibliothèque de l'hôpital à propos d'un village retranchée, barricadé derrière de haute palissade, alors que partout sévit la peste noire. Les habitants vivaient dans la peur et la défiance. Tout comportement suspect était aussitôt passible d'une mort atroce. La peur, voilà ce qui anime les ploucs du coin. Pas plus évolués que les gueux du moyen-âge, à moins que Maître Guimpbert nous ait, par erreur, fait franchir une porte temporelle qui nous aurait projetés vers cette époque révolue. Mais non, le bruit d'un moulin à café qui vrombit derrière une fenêtre m'affirme que nous sommes bien dans cette belle et radieuse année 1968.

Je grimpe les trois marches de l'église. Des mots sont gravés sur la pancarte. Du breton. Il semblerait que même le curé ait choisi de plier les gaules.

Je retourne à la voiture. Les inscriptions ne sont pas encore sèches. J'en serai quitte pour refaire toute la peinture. Séverine a raison, ils sont vraiment très cons dans le coin. Pourquoi cette idiote s'évertue-t-elle à rester? Peut-être pour les mêmes raisons que moi, cet attraction mystique et fascinante qu'exerce sur nous cet étrange manoir. Cette aura de mystère qui plane entre ces murs, un mystère qui m'attire, irrésistiblement, comme il attire Séverine. Il nous a pris dans ses rets et nous voilà prisonniers. Quoiqu'il arrive, nos trois destins sont liés.

Un air de harpe roule dans mon esprit, l'effluve floral taquine mes souvenirs. Je chasse l'un et l'autre d'un battement de paupières mais mon esprit semble envoûté par les ondes dégagées par le manoir. Agacé, j'allume une cigarette. Je n'ai jamais cru aux bondieuseries de ma mère, je ne vais pas sombrer dans la superstition à cause de quelques malheureux signes chamaniques tagués sur la voiture.

J'aspire une longue bouffée de tabac en espérant apaiser mon esprit. Les rideaux s'ouvrent et se ferment au rythme des investigations des villageois. Trois gamins passent leurs têtes par une fenêtre ouverte et s'esquivent dès que je leur fais signe. Nul doute que ma présence gène. D'ailleurs, il n'y a plus un chat sur la place. Et pour tout dire, ce n'est pas plus mal. Vu l'ambiance, il me déplairait de voir les hommes, vêtus de peaux de bête et armés de massues, fondre sur moi pour me réduire en bouillie. La tôlière de l'unique estaminet ouvre la porte de son établissement pour s'assurer que je suis toujours là et la referme d'un claquement bref. Qu'est-ce qu'elle a voulu dire matin, cette vieille folle, avec ses histoires de diable?

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