UNE MAISON SOUS LA NEIGE

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Son second réveil s'avéra plus calme moins confus aussi, une douce chaleur ambiante l'enveloppait, il entendait les crépitements du feu, percevait des senteurs de résine qui se consumait, ses yeux se dessillèrent... Il se redressa et jeta un regard curieux sur ce qui l'entourait. Un ameublement rustique et simple apportait à la chambre une atmosphère chaleureuse : le lit en bois brut assortit à une armoire et un chevet. En face de la couche, une bûche imposante brûlait dans une antique et magnifique cheminée. À droite, une porte sculptée, un peu plus loin, une fenêtre masquée de doubles-rideaux en velours bleu océan.

X212 soupira. Il se laissa aller sur les oreillers... Un bruit soudain le fit sursauter. Il les identifia comme étant des pleurs d'enfant. 

Paniqué, Le soldat se demanda si son hôte pouvait lui avoir menti ?  "s'il y a un bébé, forcément cette personne est mariée !" se disait-il. Il poussa les couvertures et quitta le lit. Sur une chaise, il remarqua son uniforme. Il se dirigea vers lui en chancelant. C'est à cet instant précis que la porte s'ouvrit, et que son sauveur entra dans la pièce.

— Que faites-vous ? demanda-t-il

Le soldat rebelle ramassa ses vêtements en s'exclamant :

— Je dois partir !

Calmement, l'arrivant referma la porte et objecta :

— Je doute que vous soyez assez remis pour vous rendre où que ce soit.

L'homme lui fit face et déclara presque accusateur :

-—Vous m'avez menti !

— Comment ?

— Vous ne vivez pas seul ici, j'ai entendu un bébé pleurer... Vous êtes hermaphrodite n'est-ce pas ? 

— En effet.

— Alors, forcément vous êtes marié, puisque vous avez un enfant... Où se trouve votre époux ? Est-il parti me dénoncer quelque part ?

 L'être-double scrutait l'homme qui l'accusait du regard.

— Je suis veuf, mon époux est mort bien avant la naissance de Lita. déclara-t-il sur un ton  rassurant.

— Lita ?

— Ma fille.

Il y eut un silence. X 212 se sentit subitement idiot. Il chancela. L'hermaphrodite s'approcha de lui, puis doucement, mais fermement, le ramena vers le lit. Un parfum fruité submergea X 212, cela acheva de l'étourdir, il ne résista pas et s'allongea de nouveau puis commença à dire :

— Pardonnez-moi... j'ai cru...

Il s'arrêta, soupira et observa son hôte. À cet instant, il ne pouvait  s'empêcher de noter son extrême séduction. Son allure androgyne parlait à son être de façon dérangeante presque intime, inconsciemment le rebelle notait les gestes fluides et délicats. Il devinait sous le pantalon de toile solide bleu marine et une blouse imprimée de fleurs azur, un corps souple, des muscles fins. Son buste, sans rondeur, contrastait avec ses hanches modérément épanouies. Soudain il s'en voulut de le détailler ainsi. Pour chasser son émotion, il détourna les yeux. Son hôte assura à cet instant :

— Je ne vous en veux pas... Je comprends.

Il proposa ensuite :

— Je peux examiner vos blessures ?

X212 acquiesça. L'hermaphrodite alla chercher un plateau posé sur une commode que l'homme blessé n'avait pas encore remarquée. Il revint vers le lit, puis avec délicatesse souleva le tee-shirt de coton, dévoilant quelques plaies rougeâtre.  

X212 n'esquissa pas un geste. Il se sentait soudain épuisé physiquement, mais aussi moralement. À cet instant, si le Général avait fait irruption dans la pièce, il n'aurait pas pu esquisser un geste de défense.

 L'être-double percevant son désarroi, reprit l'initiative de la conversation.

— Vous cicatrisez vite... Est-ce dû à votre statut de soldat ? Demanda-t-il en pulvérisant du désinfectant sur les brulures. 

— J'ai un contrôleur thérapeutique intégré à mon processeur. En cas de lésion physique, il stimule le système immunitaire.

— Vous pouvez le remercier. Toute autre personne serait morte à votre place.

— Sans doute.

Il se saisit d'une lampe cicatrisante, le dirigea vers les lésions puis s'enquit :

— Comment avez-vous fait ?

— Fait quoi ? 

— Pour vous affranchir de votre conditionnement ?

— Cela vous intéresse vraiment de le savoir ?

 —Vous n'êtes pas obligé de me répondre, mais j'ai entendu dire que les unités de combat d'Ikos étaient dans l'impossibilité de passer outre leur programmation mentale.

— C'est exact... Théoriquement, cela n'arrive pas. Je crois qu'il faut une prise de conscience.

— C'est ce qui vous est arrivé ?

X212 fixa l'être double. Il soupira :

— Je ne sais pas à quel moment exactement, j'ai réalisé que j'étais un esclave, peut-être même, que je l'ai toujours su de manière inconsciente. Là n'est pas le problème ; le problème, c'est que brusquement ma vie, mon statut m'ont paru insupportables. Cela a été comme une tempête dans mes neurones.

Il s'arrêta et reprit :

— Normalement, le serveur central aurait dû s'en apercevoir, car aucune des pensées des unités de combat ne lui échappe. Il sent les perturbations mentales et aurait dû me renvoyer en conditionnement.

— Mais il n'en a rien été, n'est-ce pas ? 

— Non, je suis resté seul avec mes affres intérieures, mes doutes, mes questions sans réponses et puis j'ai décidé d'agir. J'ai mis mes capacités, non au service de l'Empire, mais au mien, afin de parvenir à m'échapper pour pouvoir commencer à vivre vraiment.

— Vous avez un nom ?

— Un nom ?

— Une appellation... Je me prénomme Naël, et vous ?

— X 212, catégorie Alpha.

Naël fut surpris. Il savait que les soldats Alpha étaient les meilleurs de l'Empire, les plus efficaces, les stratèges d'Ikos. Il comprit alors que l'Empire mettrait tout en œuvre pour le retrouver. Cependant, il ne fit aucun commentaire sur ce sujet.

— X 212, ce n'est pas un prénom, personne ne vous en a jamais donné un ?

Le soldat eut un sourire rêveur. Un souvenir surgi de son esprit,  venu du fin fond de son enfance. Il déclara :

— Xavier...

— Xavier ? Ce n'est pas très courant, comme nom.

— Il est d'origine terrienne... Avant que je ne devienne juvénile, ma première nourricière m'appelait ainsi ; elle était à demi-terrienne.

— Alors, elle avait de l'affection pour vous ?

— Je crois, c'est curieux, je l'avais presque oublié, et soudain je me rappelle ma peine lorsque du jour au lendemain, je ne l'ai plus vue. Une autre nourricière s'est occupée de moi.

Il ajouta en soupirant :

— L'Empire ne favorise pas les sentiments chez les unités de combat. Ils ont dû s'apercevoir que nous étions attachés l'un à l'autre.

Naël était ému, il n'en montra rien, à la place il déclara :

— Hé bien Xavier, je suis sûr que vous avez très faim.

— Je dois bien l'admettre.

— Je vais vous chercher un plateau.

Il allait s'éloigner, mais l'homme lui lança :

— Serait-il possible que je me restaure en votre compagnie ? Je... Je n'ai pas très envie de rester seul.

L'être double hésita. Il objecta :

— Je ne sais pas si c'est bien prudent de vous lever.

— Je vous en prie, juste une heure ou deux. Après, je vous promets de revenir ici.

Nael abdiqua :

—Bien, c'est entendu. Je vais vous chercher des vêtements, car j'ai bien peur que votre uniforme ne soit trop endommagé.

Il sortit sur ces mots et revint quelques minutes plus tard avec un pantalon de velours noir, une chemise blanche et une paire d'espadrilles. Il les posa sur le lit en déclarant :

— Ils devraient vous aller. Mon époux n'était pas aussi grand que vous, mais la taille à la ceinture conviendra, je crois.

Il ressortit... X 212, ou plutôt Xavier resta quelques secondes, rêveur, puis il se leva et, sans plus penser à autre chose qu'à son estomac qui gargouillait, s'habilla.

*****

Avec précaution, Nael l'aida à s'installer à la table. Xavier prit place sur le siège, non sans réaliser que le trajet de la chambre à la cuisine l'avait épuisé. L'être double s'enquit :

— Cela ira-t-il ?

— Tout à fait.

Naël en doutait, mais ne fit aucun commentaire. L'homme remarqua alors un robot près de la cuisinière.

— Vous avez des aides robotiques ?

— Quatre, en effet. Heureusement, sinon comment pourrai-je m'occuper seul de mes cinq cents hectares ?

— Votre propriété est immense !

— Oui, c'est exact. Après la mort de mon époux, j'ai cru que je n'y arriverai jamais. Mais, il le fallait ; alors, j'ai pris sur moi et je me suis mis au travail. J'ai travaillé pratiquement jusqu'au terme de ma grossesse et, après la naissance de Lita, je n'ai pris que quinze jours de repos. Je crois que j'ai étonné tout le village.

L'être-double se confiait simplement, surpris de se laisser aller aux confidences devant ce parfait inconnu. Cela le troubla et l'interrogation de son "invité" le fit légèrement sursauter. 

— Le village ? répétait-il

Naël se voulut rassurant en disant :

— Ne vous inquiétez pas, il est éloigné de plusieurs kilomètres. Par ailleurs, l'hiver, pratiquement personne ne se risque à monter jusqu'ici et en ce moment, la neige n'arrête pas de tomber.

Le robot s'approcha à cet instant avec un plat. Il servit l'homme et l'hermaphrodite.

— Merci Obi. 

— Obi ? s'étonna l'Ikosien

— Oui... Tous mes robots ont un nom, je n'aime pas les numéros d'immatriculation.

Le robot s'éloigna et ils commencèrent à manger. Nael reprit l'initiative de la conversation :

— Vous aviez prévu d'atterrir dans cette région ?

— En réalité, j'avais visé la plus grande ville de cet hémisphère, près d'un astroport.

— Ah ! Vous avez beaucoup dévié... Harïa est à cinq cents kilomètres d'ici.

— Sans doute est-ce dû à l'explosion. 

En parlant, Xavier remuait le contenu de son assiette. Il examinait avec suspicion, le ragout de légumes et de viande nappé de sauce onctueuse qu'elle contenait. Les effluves  épicées chatouillaient ses narines étrangement, cela n'était pas désagréable, pourtant cela le déconcertait.

Nael remarquant son geste, demanda :

— Vous n'avez pas faim ?

— Si..., mais je n'ai pas l'habitude de consommer ce genre d'aliments... je pensais que vous aviez des rations...

—Je suis pour la cuisine traditionnelle, c'est bien meilleur, goûtez, vous apprécierez l'expérience. Obi est réputé dans tout le canton pour sa cuisine.

— Vraiment ?

Il hésita encore puis porta une bouchée à ses lèvres, la goûta. Une explosion de saveurs envahit sa bouche, son regard s'éclaira, il s'exclama :

— C'est prodigieux !

— Je vous l'avais dit.

L'homme eut un sourire éblouissant. Naël, malgré lui, admira les traits un peu anguleux du soldat, adoucit cependant par le regard clair, emplit d'une certaine douceur. Il  pensa fugitivement : "Il est très séduisant", un léger frisson assez agréable l'envahit couplé avec une sorte de chaleur. Soudain gêné, il baissa les yeux et commença à manger. 

— Une fois à Harïa, comment comptiez-vous agir ? demanda-t-il quand même. 

— J'avais prévu d'y rester une dizaine de jours et d'embarquer sur un vaisseau de ligne en partance pour le secteur d'Antarès qui est placé sous la juridiction de la République Démocratique d'Hatir. Là-bas, j'aurais pu obtenir l'asile politique et commencer une nouvelle vie.

— Oui, c'est une bonne idée. Hatir est réputée pour son accueil des réfugiés. Par ailleurs, il n'est un secret pour personne qu'ils désapprouvent la politique de l'Empire d'Ikos. Cependant, je crois qu'entre ces deux-là, il y eut quelques problèmes et que la guerre a été évitée de peu l'année dernière ?

— C'est vrai, cependant ils ont signé un pacte de non-agression. Je pense qu'ils seraient heureux d'avoir un allié tel que moi

— Ou alors ils se méfieront.

— C'est également une possibilité, de toute façon, mes intentions restent inchangées : je dois rejoindre Harïa dès que possible.

Naël fixa l'homme et hésitant, lui révéla :

— Je crains que vous ne puissiez pas quitter la propriété avant quelques semaines. Ici, l'hiver est très rigoureux, les routes qu'elles soient terrestres ou aériennes sont pratiquement coupées jusqu'au printemps. Quant à vous y rendre à pied, c'est irréalisable.

Stupéfait, Xavier s'exclama :

— Plusieurs semaines ? Je ne peux pas rester autant. D'ici là, le Général aura contacté votre gouvernement et arrivera à obtenir de lui d'effectuer des recherches. Il n'est pas impossible qu'il accède jusqu'à moi et donc jusqu'à vous. Vous serez alors en grand danger !

— Faire des recherches en cette saison avec le temps qu'il fait ? Rassurez-vous, vous ne pouvez trouver meilleur endroit pour vous cacher d'eux. Vous et moi sommes bloqués ici que nous le voulions ou non. N'allez jamais au village et attendez le printemps. D'ici là, je vous aurai déniché un véhicule et votre général aura sûrement abandonné les recherches.

Xavier eut un sourire sans joie.

— Vous ne le connaissez pas. Il ira jusqu'au bout pour me retrouver et ne reculera devant rien !

Il secoua la tête et fixa la fenêtre. Derrière celle-ci, la neige tombait à gros flocons. Il demanda :

— Vous êtes certain qu'aucun véhicule ne peut circuler ?

— Je vis depuis longtemps dans cette région, vous pouvez me croire, mis à part quelques traîneaux, et seulement sur de courtes distances, rien ne passe ici. 

Xavier réfléchi puis décida :

— Bien, j'attendrai le printemps, je verrais à ce moment-là.

 Il demanda encore :

— Combien de temps dure l'hiver ?

— Trois mois et nous ne sommes entrés dans la saison froide que depuis quinze jours. Par ailleurs, la neige débute en automne et peut tomber jusqu'au milieu du printemps. Nous sommes à mille mètres d'altitude. En résumé, vous êtes calfeutré ici encore quatre mois.

Xavier ferma les yeux puis conclut enfin :

— Si je vous suis bien, je n'ai guère le choix, je suivrai vos conseils.

Ensuite, il reprit son repas. Naël l'imita. Le silence perdura quelques secondes avant que Xavier déclare en souriant :

— C'est vraiment délicieux. Il demanda ensuite :

— Et si vous me parliez encore un peu de vous ?

Sans réticence aucune et même ravi Naël acquiesça et la conversation se poursuivit jusqu'à la fin du repas.

Au moment du dessert, Xavier s'enquit soudain :

— À propos, combien de temps ai-je dormi ?

— Cela fait deux jours que vous êtes ici.

— Deux jours ?

— Oui, vos blessures étaient très graves. Vous savez, je n'étais pas sûr de parvenir à vous soigner. J'ai failli appeler le médecin du village, mais le temps qu'il arrive jusqu'ici avec son traîneau, il aurait été trop tard. Alors, j'ai décidé d'agir seul. Apparemment, j'ai été bien inspiré !

— Vous êtes toujours aussi confiant ?

— Comment cela ?

— Je veux dire m'accueillir chez vous alors que vous ne savez rien de moi. J'aurais pu être dangereux.

— Vous étiez trop mal en point pour me nuire. Par ailleurs, j'ai pensé que si les Dieux avaient permis votre arrivée sur mes terres et que je vous trouve, alors mon devoir était de prendre soin de vous.

— Les Dieux ? ... Oh ! Je vois, vous êtes croyant ?

— En effet... Je suppose qu'au sein... de l'Empire, la religion n'est pas enseignée ?

— On nous apprend à croire en l'Empire et au Maître Ordinateur Central. Depuis ma petite enfance, j'entends dire que la religion n'est que superstition.

— C'est un point de vue. Moi, je me plais à penser qu'une force supérieure nous guide sur le chemin de nos vies et que rien n'arrive au hasard.

— J'aimerais être comme vous lorsque je pense à mes camarades, esclaves sans le savoir, mais j'ai du mal à croire qu'un dieu ou une autre entité veille sur nous.

— Et votre prise de conscience, comment l'expliquez-vous ?

— Le hasard, justement...

— Ou alors un signe envoyé par les divinités. Vous êtes l'un des premiers à secouer le joug de l'Empire, enfin je crois ; qui sait, peut-être que d'autres suivront votre exemple !

L'homme ne répondit pas, ces théories métaphysiques lui étaient par trop étrangères. Obi s'approcha à cet instant de la table avec deux tasses. Naël s'exclama :

— Ah ! Voici les infusions

— Des... infusions ?

 —Oui.... C'est pour bien digérer ! Je cultive les plantes moi-même. Goûtez, vous aimerez. J'en suis sûr.

L'homme se plia volontiers à cette expérience. À cet instant-là, des pleurs de bébé retentirent.

— Ah ! Voilà Lita qui se réveille,  Excusez-moi quelques minutes.

 Il se leva et quitta la pièce.

Xavier se sentit soudain extrêmement seul. Il eut un léger soupir, ses yeux fixèrent la fenêtre, et il se dit : "Des semaines bloquées ici !"

Puis Naël revint avec le bébé sur la hanche. Le charme du jeune parent l'interpella une fois de plus, l'âme du soldat s'emplit d'allégresse, son cœur battit plus vite. Il pensa presque malgré lui : « Il est si magnifique ! »  Alors, il s'apprêta à vivre ce moment sans culpabilité, et pour la première fois de sa vie, sans penser au lendemain.... 


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