UNE VISITE INOPPORTUNE

8 minutes de lecture

Deux jours plus tard

— Chaque année, c'est la même chose, avant la grande offensive de l'hiver, nous avons quelques jours de répit. Je vais appeler mes clients, pour qu'ils viennent chercher leurs commandes. Les services de la voirie vont dégager les routes, en priorité celle qui conduit jusqu'ici. Je me rendrai donc chez Edoni, chercher ma commande. Si mes clients se présentent, laisse faire Obi et mes autres robots, ils ont leurs ordres. Tu restes caché sans intervenir, d'accord ?

— Pas de problèmes... Quand comptes-tu descendre ?

— Ce matin, sans doute.

À ce moment-là, l'unité de communication se mit à sonner. Naël alla répondre... Il s'agissait de la commerçante du village. Elle lui dit :

— Ne descends pas pour ta commande, Sunny s'est proposé pour te la monter ; je lui l'ai confiée.

Contrarié, Naël répondit :

— Vraiment ?!

— Cela t'ennuie ? Écoute, Sunny est passé, il a vu que ta commande était prête, il a dit qu'il te la monterait, j'ai pensé que la fatigue du déplacement te serait épargnée.

L'hermaphrodite se reprit. Il dit :

— Non, ça ne me dérange pas. C'est très attentionné de votre part. Quand doit-il passer ?

— Sans tarder sans doute, après avoir porté sa propre commande, chez lui. Une demi-heure, une heure, je dirai...

Naël en prit note, puis remercia encore la femme, la salua et raccrocha.

À cet instant, Xavier arriva près de lui.

— Une des alarmes d'intrusion que j'ai installée vient de se déclencher.

— Sans nul doute les chasse-neige qui viennent déblayer. Tu ne devrais pas t'inquiéter.

L'homme objecta en prenant la direction de la réserve :

— Il est plus prudent de vérifier.

Naël le suivit. Bientôt Xavier, installait l'écran tridi devant ses yeux. Il effectua quelques réglages, ferma les yeux, resta immobile quelques instants, puis ôta l'appareil en disant :

— Tu as raison. Ce sont les chasse-neige, tu vas pouvoir descendre.

Naël répondit sur un ton égal :

— En fait, cela ne sera pas utile.

— Pourquoi ?

L'hermaphrodite hésita un peu avant de répondre :

— Sunny a récupéré ma commande chez Edoni, il lui a proposé de me la monter, elle a accepté.

— Que cherche-t-il à faire, celui-ci ?

— Me séduire, comme d'habitude.

Naël croisa le regard courroucé de son amant. Amusé, il ajouta :

— Tu n'as pas à t'inquiéter, je suis accro à l'ennemi public numéro un d'Espar.

L'homme répliqua :

— Je le sais bien, mais il est dommage que je ne puisse pas paraître devant lui. Je lui aurais fait comprendre, à ma manière, à quel point il perd son temps.

Puis, il ajouta :

— Il ne me reste plus qu'à rester enfermé ici, dès à présent... car je suppose que très vite ta maison sera envahie.

— Tu as encore le temps, viens je vais te faire un café.

Naël quitta la réserve, imité par Xavier, sans savoir que l'être double pensait qu'il ne pouvait pas avoir de meilleur preuve des sentiments du soldat rebelle à son égard, que sa jalousie.

Une heure plus tard

Minutieusement, Naël comptait les cageots qu'il destinait à Broïk, l'un de ses meilleurs clients. C'était un rude gaillard à la voix puissante, au caractère jovial et aux plaisanteries parfois un peu crues. Il avait le cœur sur la main, et fut le premier à faire confiance à Quaïtir, puis à Naël.

L'hermaphrodite termina de compter, puis signa le bordereau que l'homme lui présentait. enfin il lui donna le double en demandant :

— Tu es d'accord sur le compte final ?

— Sans problème ; avec toi, c'est les yeux fermés !

Il sourit et s'enquit :

— Alors ? Chez toi aussi, il y a eu du mouvement ?

— Hum ?... Oh ! Oui, mon exploitation a été perquisitionnée. Toi aussi, je pense ?

— De fond en comble ! Même mes chambres froides y sont passées. Je leur ai dit, c'est du temps perdu ! Si quelqu'un se pointe, je le sais et je l'accueille au bout de mon fusil laser !

Il glissa le feuillet confié par Naël, dans sa poche. Il conclut sur ce sujet :

— Bref, cela n'a servi à rien, ils ont tout fouillé quand même.

L'être double demanda soudain :

— Tu crois vraiment qu'il est dangereux ?

— J'en sais rien. En tout cas, il n'a encore tué personne ! Peut-être qu'il en a eu assez d'être un soldat sans droits, et il a pris la fille de l'air. Je ne lui reproche rien. Tant qu'il évite ma propriété.

Il se saisit des derniers cageots, les rangea dans son véhicule et donna à Naël ce conseil :

— Quand même, fais gaffe ! On ne sait jamais.

Il monta ensuite dans son véhicule. À ce moment-là, le traîneau de Sunny arrivait sur le chemin menant à la propriété de l'hermaphrodite.

Broïk sourit et chuchota à Naël :

— Tiens, voilà ton soupirant.

— Il n'est pas mon soupirant !

— Ah ? Pourtant, il te court après.

— Ne m'en parle pas, il ne comprend pas facilement.

L'homme eut un rire rocailleux, ferma sa portière, mais attendit que le véhicule de Sunny se gare dans la cour. Ce n'est qu'après qu'il démarra. Il eut un dernier signe à l'adresse de Naël et s'engagea sur le chemin menant au village.

*****

Sunny descendit de son traîneau, puis adressant un sourire charmeur à Naël, déclara :

— Salut, soleil de ce triste hiver, comment vas-tu ?

— Je vais bien.

Le ton était froid et coupant, preuve qu'il n'avait pas apprécié le qualificatif, que Sunny lui avait donné. Le jeune homme rétorqua :

— Brrr ! Tu es glacial ! Bientôt tu n'auras plus rien à envier aux températures qui nous attendent.

L'hermaphrodite ne releva pas cette remarque. Sunny reprit, en se dirigeant vers sa remorque :

— J'ai pris la liberté de t'apporter ta commande.

— Je sais, j'ai appelé Edoni, elle m'a parlé de ton initiative.

Le ton de Naël était égal, mais Sunny perçut néanmoins sa contrariété. Il demanda :

— Tu en es fâché ?

Naël prenant sur lui, répondit :

— Non, c'est très attentionné de ta part !

— Ah ! Tu me rassures !

Il ôta la bâche protégeant la commande de l'être-double.

— Je vais décharger tout ceci. Dit-il

— Non, laisse, je vais appeler Obi, il s'en chargera.

Sunny n'insista pas. Naël, quant à lui, se saisit d'un petit carton rempli de produits d'hygiène. Le jeune homme sans hésitation le suivit à l'intérieur.

*****

Dans la réserve, Xavier faisait les cent pas. Sachant que le fameux Sunny était arrivé, derrière la porte fermée à double tour, il enrageait. L'ex-soldat aurait voulu se retrouver devant ce jeune homme si sûr de lui. Il aurait pu court-circuiter d'éventuelles tentatives de séduction venant de ce jeune coq trop séduisant, à son goût. Il prit place sur une chaise, se releva aussitôt. "Si seulement, il y avait des caméras dans la maison." Se dit-il.

Soudain, Xavier se rappela avoir réglé le flux numérique d'Obi, sur le sien. Cela signifiait en clair, qu'il pouvait se connecter à lui, et donc, voir par ses yeux. Cette précaution prise pour sa propre sécurité, Naël n'en savait rien. D'ailleurs, depuis sa liaison avec le croiseur d'Auker, et la destruction du processeur de W457, il n'avait même plus utilisé le sien.

Il s'approcha du placard où il l'avait rangé, l'ouvrit et récupéra le petit cylindre. Il le contempla un moment avant de se décider enfin à le replacer d'un coup sec dans son logement habituel, sous les cheveux qui couvraient à présent sa nuque. D'une pensée, il se connecta au robot.

*****

Obi terminait de ranger les marchandises apportées par Sunny. Il rejoignit les jeunes gens qui s'installaient dans la cuisine. Naël, avec complaisance, avait décidé d'offrir un café à son visiteur. Il se disait, qu'après tout, il lui devait bien ça. Par ailleurs, il savait que le mettre dehors trop tôt, aurait paru suspect. En voyant revenir Obi, il lui dit :

— Prends le cageot de légumes dans le hall et porte-le dans la remorque de Sunny.

L'obéissante machine répondit :

— Bien monsieur.

Elle quitta la cuisine. À ce moment-là, le jeune homme reprenant l'initiative de la conversation, demanda :

— Comment s'est passée la perquisition chez toi ?

— Ça va, ils ont bien laissé un peu de désordre, mais dans l'ensemble, ils sont restés très corrects.

Sunny but une gorgée de café, puis s'enquit encore :

— Tu as des nouvelles de ton père ? Je suppose qu'en ce moment, il est sur des charbons ardents ?

— C'est le moins que l'on puisse dire. Il m'appelle tous les jours, il est persuadé que le fugitif est caché dans le secteur.

Sunny, dubitatif, objecta :

— C'est peu probable, au pire il sera mort, gelé sur place, et l'on retrouvera son corps au printemps.

Naël, à l'idée que Xavier ait pu connaitre un tel destin, frémit rétrospectivement. Sunny surpris de son mutisme s'étonna ainsi :

— Tu n'es pas d'accord ?

L'hermaphrodite parut sortir d'un rêve, il répondit :

— Excuse-moi, je pensais à ce que tu avais dit, mourir gelé ! Quelle terrible agonie !

Le robot revint dans la pièce, il portait une corbeille emplie de vêtements, ceux de Naël, mais aussi ceux que portaient Xavier. La forme et la couleur d'un pantalon attira l'attention du jeune homme. Troublé, il demanda :

— Ce n'était pas à Quaïtir ?

Il désigna l'habit en question. Naël faillit se laisser désarçonner, mais il se reprit à temps et parvint à répondre calmement :

— En réalité, j'ai l'intention d'en faire don à des œuvres. À cet effet, je les ai lavés !

L'explication était plausible, mais bizarrement Sunny ne fut pas vraiment convaincu. Puis cela lui parut idiot. Pourquoi ne pas croire l'être-double ? Par ailleurs, à quoi pourraient bien lui servir des vêtements d'homme, il n'était pas pauvre au point de les utiliser. Voilà ce qu'il se dit. Il termina son café, Naël proposa :

— Un autre ?

Le jeune homme accepta. Obi rapporta la cafetière...



Dans la remise, Xavier bouillonnait ! Il se disait : "Jusqu'à quand va-t-il s'incruster ?"

Il tentait de se détendre, sans succès, en écoutant la discussion entre les jeunes gens, du moins il l'écouta à partir du moment où Obi rentra dans la pièce.

C'est quand Naël proposa un autre café à son visiteur que l'homme vit rouge, une véritable tempête s'empara de lui !

Sans le réaliser vraiment, il prit le contrôle du robot. À ce moment-là, Obi arrivait avec la cafetière près de Sunny. Xavier, sans hésiter, ordonna au robot de renverser le contenu de la verseuse sur le jeune homme.

Ce dernier se releva vivement. Le bruit de la chaise tombant sur le sol fit reprendre ses esprits à Xavier. Il relâcha son emprise sur Obi, qui retrouva son autonomie...


Naël s'exclama :

— Obi ?! Qu'est-ce qu'il te prend ?

Le robot se confondit en excuses auprès de Sunny. Celui-ci déclara :

— De toute évidence, tu as besoin d'une bonne révision !

Naël dit :

— Je suis navré vraiment, j'ignore pourquoi il a fait cela.

— Ce n'est pas si grave. Fort heureusement, mon pantalon est épais, la douleur est moindre, je me soignerai chez moi.

Naël réitéra ses excuses en disant :

— J'espère vraiment que tu ne souffres pas trop ?

Attrapant la balle au bond, Sunny répondit en plaisantant :

— Pourquoi ? Tu te proposes comme infirmier ?

— Sunny !

— Je plaisante !

Il attrapa son manteau, son bonnet et ses gants. Il revêtit tout cela et conclut :

— J'y vais.

L'hermaphrodite le raccompagna jusqu'au seuil de la maison. Un vent froid balayait la cour. Sunny constata :

— J'ai l'impression que la trêve sera de courte durée, cette année.

Puis il salua le jeune être, rejoignit son traîneau, y monta, et enfin démarra.

Naël resta sur le seuil de sa maison, jusqu'à ce que le véhicule du jeune homme ne soit plus visible à ses yeux. Il rentra chez lui. Il réfléchissait à l'attitude incompréhensible du robot, puis, soudainement, l'explication surgit dans son esprit.

— Xavier ! s'exclama-t-il à haute voix et, résolument, il rejoignit la réserve.

Annotations

Vous aimez lire Beatrice Luminet-dupuy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0