VOLONTAIRE

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Chant de supporters :

« Le virage qui s’enflamme »

Quand le virage se met à chanter

C’est tout le stade qui va s’enflammer

Allez allez, allez allez, allez allez la France allez

Allez allez, allez allez, allez allez, allez allez

Il faut chanter, il faut chanter

Et notre équipe va gagner

Lalalala lalalala…

C’est le plus beau jour de sa vie qui s’annonce. Antony, 36 ans, va sortir de l’ombre : il est volontaire à l’Euro 2016 de foot, service VIP.

Des années qu’il attend ce moment. Depuis tout petit, Antony pense Bleu. A 5 ans, son père lui racontait déjà les exploits de Platini, Rocheteau, Giresse… et l’enfant, ébloui, s’endormait en imaginant un ballon noir et blanc qui fendait glorieusement l’horizon. Adolescent, supporter frénétique de l’équipe de Lens, jamais il ne manquait un match. Même le jour de l’enterrement de son père, Antony préféra aller soutenir ses héros qui jouaient contre Monaco. « Papa aurait voulu que j’y aille, que je sois avec nos joueurs plutôt qu’avec lui. Papa savait faire passer l’intérêt général avant sa propre personne. », répliquait-il à sa mère qui, tout le reste de sa vie, lui reprocha ce choix. D’ailleurs, à sa mort à elle, Antony était en Angleterre, accompagnant l’équipe des Bleus lors de la Coupe d’Europe 1996. Enfin, en 1998, au mariage de sa sœur à Liévin, il était à Paris pour la divine surprise ; ce soir-là, Zidane et Barthez firent battre son cœur encore plus Bleu.

Antony connaît par cœur tous les chants, tous les slogans, toutes les chorégraphies. Parfois, pour s’endormir, il se récite un ou deux chants de supporters en boucle et, comme lorsqu’il était enfant, il revoit le ballon noir et blanc s’élancer vers les cieux. Alors, réconforté, il sombre.

Antony fait partie de ceux que les professionnels du foot appellent la population de l’ombre ; ces centaines de petites mains, humbles et obscures, qui permettent aux étoiles de briller plus Bleu dans le firmament du football mondial. C’est grâce à eux, dit-on, que le miracle, à chaque match, est possible : le but que plus personne n’espérait, la Passe Providentielle, le Pénalty du Salut, tout cela, c’est grâce à eux, se répète quotidiennement Antony, à leur ferveur, leurs drapeaux, leurs hymnes qu’ils entonnent à l’unisson. C’est aussi grâce à leurs sifflets et leurs huées, et c’est vrai qu’Antony se déchaîne quand l’ennemi marque un but. Car tout le monde sait que l’ennemi n’existe que pour perdre. Seule l’Union sacrée des supporters (pour paraphraser Didier Deschamps), comme en 14, permettra à la France de triompher de tous ses ennemis.

Alors, oui, en cette année 2016, il est Volontaire. Pas bénévole, non : Volontaire. C’est beaucoup mieux. Volontaire pour travailler gratuitement pour les dieux du stade qui gagneront 300 000 euros par tête s’ils remportent la coupe. Car le football n’est pas un ingrat : il sait récompenser le talent. Et la récompense pour eux, les Volontaires, c’est l’Election. Plus de vingt deux mille candidatures, et seuls six mille cinq cents heureux élus ! Beaucoup d’appelés, mais la porte est étroite ; c’est cela qui fait la grandeur et la gloire du Royaume. Lui, Antony, n’a pas besoin d’argent pour comprendre qu’il a de la valeur, et il sait que la gratuité est le signe de la pureté. La meilleure réponse aux basses insinuations sur les rapports incestueux entre le foot et l’argent, c’est lui, Antony. Lui et les 6499 Volontaires derrière lui, qui bossent gratuitement pour l’UEFA, association à but non lucratif avec trois milliards d’actifs.

Lui, ce qu’il voit, c’est surtout qu’il y a toujours des gens pour déshonorer les grands hommes, de même que le succès engendre l’envie. Toutes ces accusations émanent de petits intellectuels souffreteux et méprisants, incapables de comprendre la grandeur d’une rencontre sportive ; de tristes individualistes qui ne comprennent rien aux sports collectifs et à la gloire qu’un pays peut en retirer. De mauvais Français. Car aimer le foot, c’est comme aimer la France ; et la meilleure preuve que l’Euro est un devoir national, c’est bien que l’Etat a presque totalement exonéré d’impôts l’UEFA ! Ce n’est pas par hasard non plus si pour l’Euro 2016, les frais de sécurité, de rénovation des stades ont été payés par l’Etat ou les collectivités alors même qu’ils sont tous au bord de la faillite; c’est bien parce que le football, c’est la France, c’est nous, c’est lui, Antony.

Alors oui, parfois il y a des débordements, c’est vrai, Antony est prêt à le reconnaître. Un enthousiasme purement sportif peut parfois dégénérer en bataille rangée; mais il faut que jeunesse se passe, voilà tout, et ces fougueux supporters sont d’abord des passionnés débordés par leur ferveur ! De là à dire que rien ne ressemble plus à des miliciens fascistes que certains supporters de football… Honteux et navrant. A ceux-là Antony réplique qu’il n’y a pas plus colorée que l’équipe de France, preuve visible des valeurs de tolérance et d’accueil de son pays. Alors quand il entend les Noirs ou les Arabes de France (d’ailleurs, Antony préfère dire les Blacks et les Beurs), qui se prétendent victimes du racisme, alors là, Antony est écoeuré par leur mauvaise foi. Qu’ils se mettent au foot, tiens, ça leur remettra les idées en place. Car si la France laisse les Blacks et les Beurs réussir au foot, Antony ne voit vraiment pas pourquoi on les discriminerait ailleurs. Trop facile d’invoquer le capital social, le capital tout court, les inégalités scolaires, les quartiers ghettos… merde, on est en République, l’égalité des chances, ça existe. La preuve : le foot. On y revient toujours. Antony se tue à le répéter, le football rapproche les peuples. C’est un sport humaniste qui élève l’âme.

Aujourd’hui donc, mardi 21 juin 2016, Antony arrive à la fanzone de Paris en début d’après-midi, du soleil plein les yeux et du bleu plein le coeur. Antony aurait adoré assister à la finale de l’Euro en catégorie 1, mais c’est vraiment trop cher, 895 euros, il ne peut pas se le permettre. Et l’UEFA n’offre pas de billets à ses Volontaires : quand on aime le foot, on participe, et participer, c’est aussi payer. C’est normal, estime-t-il. Les dieux du stade donnent tout, le jour de la finale ; il se souvient d’un joueur du PSG qui se déclarait prêt à sacrifier sa vie sur le terrain, pour la victoire. Et lui refuserait de travailler gratuitement pour des gars pareils ?! Le mercantilisme tuera la France.

Il présente son badge à l’accueil et est dirigé vers Charles, son manager-volontaire. Charles a une mauvaise nouvelle pour lui : Antony a été muté au pôle Développement durable, et il ne peut pas lui en expliquer la raison. Bon. Qu’à cela ne tienne ! Charles lui explique avec feu que dans sa nouvelle mission, l’investissement est le même, et que la richesse de l’aventure humaine qui l’attend n’est en rien compromise. Malgré tout, Antony reste déçu. Sans se démonter, porté par la noblesse de sa cause, Charles lui expose ses tâches : au pôle Développement durable, lui expose-t-il non sans émotion, le football devient carrément éthique. Antony sera au plus près du peuple Bleu. Il aura pour objectif premier d’orienter les gens vers les transports en commun plutôt que les taxis, pour objectif second de les informer des possibilités de co-voiturage, et pour objectif ultime de les inciter à utiliser les Transports Verts.

- C’est-à-dire ?, s’inquiète Antony.

- Le vélo.

Charles commence à s’enflammer :

- N’oublie jamais, mon gars, on est Volontaire, on est là pour défendre une nouvelle image du sport. Le foot est un sport civique mais surtout un langage universel. S’il réunit les peuples, il peut faire passer des messages. Ta mission, Antony, je te le dis entre nous, est une des plus belles du programme.

Il sourit en lui posant la main sur l’épaule :

- Et j’ai gardé le meilleur pour la fin : l’opération « Tournoi sans tabac » : une première dans le monde du Sport ! Quand tu vois un spectateur fumer, tu vas le voir et tu l’incites à éteindre sa cigarette. Direct. Tu te rends compte ? C’est énorme.

Un temps. Charles le regarde avec intensité, il prend une grande inspiration avant de lui confier, la voix tremblante :

- Tu sauves pas seulement la planète, Antony, tu vas aussi sauver des vies.

- Et s’il refuse ?

Le visage de Charles se ferme.

- On ne peut rien refuser à un Volontaire.

- Oui mais quand même, s’il refuse ?, s’inquiète Antony.

Charles balaye l’objection comme le coche avec la mouche.

- Alors démerde-toi ! Si tu penses vraiment bleu, tu dois convaincre.

Il a raison. Et Charles continue, grisé, levant les bras au ciel :

- Du civique, mon gars, rien que du civique ! Tu sers à la fois le foot, ta patrie et la planète !

Charles a terminé ; il baisse les bras, rajuste sa petite veste cintrée, ébouriffe un peu sa frange et s’apprête à s’éloigner mais se ravise :

- J’oubliais, une dernière chose : Les Volontaires n’ont droit à aucune nourriture gratuite ! Même ta canette de bière, il faudra la payer ; ça marche ? Allez, Antony (il lui pose une nouvelle fois la main sur l’épaule, avec chaleur), je te souhaite de passer une journée 100% Bleue.

Et Charles repart vers d’autres horizons.

Antony est requinqué. Sa nouvelle mission lui plaît, finalement. Et c’est normal qu’il paye son sandwich, il n’est pas un Assisté ; il est un Volontaire. Pas pareil.

Gonflé à bloc, Antony inspecte les gradins. Noirs de monde, des drapeaux tricolores partout. C’est beau. De loin, il voit passer Super Victor, la mascotte du programme Volontaire. Une brave tête géante de mouflet en celluloïd qui déambule tout sourire, l’œil vif et la bouche pleine de dents, ça peut paraître débile quand c’est pour des adultes mais non, pas du tout. Il se souvient de l’avoir vu monter à la tribune, lors des journées d’entraînement Volontaires. Tout le monde adorait Super Victor. Il se demande un instant qui se cache derrière ce grand masque gonflable. Un Volontaire, justement ? Le veinard. Soudain, il voit sur la gauche, pas très loin de la mascotte, un grand gaillard, très large d’épaule, avec un crâne rasé et beaucoup de tatouages. Il fume. Un skin. Antony s’approche. Il est porté par la foi des Bleus. Le skin a une grosse bague en forme de crâne à la main gauche, avec deux pierres rouges à la place des orbites. Il a l’air russe. Croire Bleu. Antony se penche vers lui poliment ; à ce moment précis, il sait qu’il porte avec lui toute l’image du football français.

- Bonjour, Monsieur. Nous sommes désolés, mais c’est un tournoi sans tabac, vous allez devoir éteindre votre cigarette.

Le type se retourne lentement. Il a vraiment une sale gueule avec sa croix gammée sur la joue gauche, et il doit faire au moins deux mètres de haut pour un mètre de large. Ses yeux très clairs sont vides d’expression. Il ne répond pas. Peut-être ne parle-t-il pas français ?

- Soyons Bleu, risque une nouvelle fois Antony en mimant le geste de jeter sa cigarette.

Cette fois-ci le skin prend une grande inspiration, baragouine un truc dans une langue approximativement slave, et la bague en forme de crâne vient défoncer la mâchoire d’Antony, qui s’écroule d’un coup.

Quand il reprend ses esprits, il est à l’infirmerie de la fanzone. On lui a fait un gros bandage autour de la figure qui lui donne l’air d’un œuf de Pâques. Sa mâchoire le lance un peu, mais l’infirmière lui donne deux anti-douleurs pour le soulager, le tout pour la modique somme de vingt euros. Il apprend qu’on lui a confié deux nouvelles missions : garder les toilettes bio de la fanzone et lessiver les affiches des sponsors maculées par les vomis du public. Encore de bien nobles tâches.

Effectivement, en arrivant à la fanzone, son seau de lessive à la main, Antony constate que la fête bat son plein. Partout la bière coule à flot, au sol, dans les gosiers, sur soi ; les types pissent partout, sur les toiles des stands, sur la pelouse, jonchée de détritus, sur leurs voisins. Ca éructe, ça beugle, ça se casse un peu la gueule, mais gentiment : un vrai match bon enfant.

Antony s’attelle à nettoyer une grande publicité de deux mètres sur trois pour Danone, où Zidane lui fait un sourire complice. Antony se promet de ne pas oublier de prendre des Danone à ses prochaines courses. Soudain il distingue Super Victor dans la foule!... Mais Super Victor en train de piétiner un homme à terre, qui hurle. De toute évidence, Antony se doit d’intervenir, même si cette tête d’ado en celluloïd représente tout pour lui. Il n’a même pas le temps de réagir car déjà, la mascotte en furie s’élance dans sa direction. Elle se rue sur Zidane et lui déchire le yaourt qu’il tenait à la main avec gourmandise. Sa tête en plastique gonflable ballote à droite et à gauche, grimaçante comme un démon. Antony se précipite pour empêcher Super Victor de massacrer ce qui reste de Zidane, mais la mascotte se retourne et le saisit à la gorge. Elle serre ; Antony gesticule sans réussir à se dégager.

Tout s’écroule autour de lui, il ne reconnaît plus rien. Qu’est-il arrivé à Super Victor ? On dirait une bête diabolique. Dans sa terreur, il croit que les yeux du gamin gonflable sont injectés de sang. Il est trop tard quand il comprend. La mascotte arrache le bandage d’Antony, et celui-ci sent deux mains musculeuses qui serrent son cou, lentement, comme un étau implacable. L’une d’elle est ornée d’une bague en forme de crâne, aux orbites serties de deux rubis sanglants.

Antony sombre.

Quelqu’un le réveille en tapotant doucement ses joues encore un peu endolories.

- Alors quoi mon gars, réveille-toi ! Tout le monde t’attend ! C’est l’heure, le match commence ! Moi, c’est Pierre, je suis à l’accueil, c’est moi qui ouvre la porte aux nouveaux! Allez, suis-moi !

Antony remue à peine. Pourtant, il lui semble bien avoir entendu le mot « match ». Il ouvre un œil. Le type qui lui parle a une drôle de barbe, et une dégaine de hippie avec son espèce de robe blanche et sa cordelette en guise de ceinture, d’où pend une grosse clé. Il ne reconnaît pas non plus l’endroit où il se trouve. Pas facile à décrire ; disons nuageux. Une insaisissable impression d’étrangeté règne dans ce lieu.

Progressivement, il distingue le terrain de jeu. Le match a commencé. Les goals ont des ailes doubles et se démènent comme des lions pour bloquer les ballons ; car la partie se joue à plusieurs balles, c’est étrange. Et les joueurs volent plus qu’ils ne courent, ça crée des espèces de mêlées dans un brouillard de plumes. Le goal à droite vient de se prendre le ballon en pleine face, il s’écroule. Un type blanchâtre avec une seule paire d’ailes s’approche pour le remplacer, mais il est arrêté au vol par un barbu à l’air pas commode qui lui arrache la cordelette de sa tunique. L’autre lui envoie un direct et continue sa route. Antony est de plus en plus intrigué.

A ce moment, un blond avec une couronne en néon au-dessus de la tête s’approche de lui et l’interroge:

- Vous êtes un nouveau ?... Ah, vous êtes Volontaire. Il faudrait balayer le terrain alors, avec toutes ces plumes, on n’y voit plus rien, et ça fausse la trajectoire du ballon. Je peux compter sur vous ? Et pour le match, ça va pour aujourd’hui, mais demain, il faudra payer, bien sûr. Au Paradis, tout est gratuit, sauf le foot.

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