14 juillet
C'était censé être facile. Une pure promenade de santé, comme disait Louis, mon contact français. Alors oui, pour reprendre les termes de ce crétin, j'avais bien le point de vue, du haut de la tour Saint Gratien, j'avais aussi l'environnement sonore idéal qui effacerait le bruit de la détonation, avec le feu d'artifice qu'on s'apprêtait à tirer. La météo était également impeccable et j'avais le client, facilement identifiable d'ailleurs, avec son tatouage en forme de toile d'araignée à l'arrière du crâne. Louis n'avait cessé de répéter : "Tu ne peux pas le rater. Un grand type à la tête rasée qui a une araignée au plafond. Tu vises au centre de la toile qu'il s'est fait tatouer, et on n'en parle plus." Une araignée au plafond... Ouais, ouais... Quand Louis faisait de l'humour, c'était toujours parce qu'il y avait un problème. À vingt-et-une heures, les musiciens sont montés sur scène pour faire la balance, comme Louis l'avait annoncé. Je sais que mon client est un des musiciens du groupe qui va animer le bal après le feu d'artifice. Pas un groupe célèbre, non. Du moins, je ne le connais pas. Célèbre, il va cependant le devenir. Mais depuis que les musiciens se sont installés, j'entends une sale petite voix qui murmure à mon oreille, et cette petite voix-là ne m'a jamais trompé jusqu'à présent. Elle me susurre que quelque chose ne va pas.
Voilà déjà quatre heures que je campe dans cette foutue tour ouverte à tous les vents après m'être laissé enfermer par le dernier vigile. Comme prévu, j'ai trouvé la Remington 700 à l'endroit indiqué et je l'ai remontée : canon, culasse, extracteur, éjecteur. La lunette ajoutée, je l'ai réglée et j'ai vérifié son exactitude grâce à l'appli de mon téléphone. J'ai actionné trois fois la culasse, ajouté une goutte d'huile et recommencé, tout en essayant de faire taire la petite voix insidieuse. Je m'en suis tenu à mon rituel, histoire de me concentrer, et ai actionné la culasse trois fois, même si une seule balle me suffit. En principe. Enfin, j'ai introduit le chargeur et fait monter une balle, LA balle, dans la chambre. D'un coup d’œil, j'ai évalué la trajectoire depuis mon poste. L'appui du balcon de la tour sera parfait, et il n'y a toujours pas un souffle de vent. Au loin, la silhouette sombre du château de la ville tranche sur le ciel qui vire à l'orangé.
Lorsque le soleil couchant a entrepris de repeindre les lieux à la manière de Monet, comme sur sa toile Saint-Georges majeur au crépuscule, j'ai pris la Remington et j'ai commencé à faire quelques repérages. Là-bas, sur la rive, je distingue nettement le coin des artificiers qui s'agitent au milieu de leurs consoles, parmi les mortiers et les tourniquets mis en place. Plus haut, les voitures de police et les véhicules des pompiers stationnent près des rambardes de sécurité. L'un des pompiers fume à l'écart en discutant au téléphone. La zone un peu plus haut est réservée à la scène et au public qui commence à s'agglutiner sur les berges et les ponts. La foule enfle à vue d’œil, comme un gâteau au four sous l'effet de la chaleur et de la levure. Sur la scène, les musiciens et les techniciens vont et viennent. Ils sont nombreux. Le groupe a fait venir des choristes et des danseurs de flamenco qui tapent des talons comme des dingues. Je peste intérieurement. Il va y avoir beaucoup de monde dans un petit espace. Si les musiciens ne sont pas sur scène durant le feu d'artifice, il faudra que j'attende le concert. Et justement, les voilà qui disparaissent tout à coup dans les coulisses. Brièvement, je me demande ce que mon client a bien pu faire pour qu'on lui colle sur le front le genre de contrat que j'honore.
Lorsque tu fais ce métier, tu as intérêt à être particulièrement rigoureux, et, au moment crucial, à ne pas penser. À faire taire la petite voix parasite. Celle qui te fait douter de toi ou qui commence à vouloir t'entreprendre sur le côté moral de ton acte. Pour me distraire, je promène le canon et examine la foule de très près grâce à la lunette : des filles qui chantent un truc que je n'entends pas et trinquent avec des canettes d'une bière dégueulasse dont je ne citerai pas la marque. On a la même chez moi. L'une des filles a un joli grain de beauté près des lèvres. À côté d'elles, une mère de famille tient son petit dernier dans ses bras. Le gamin a quoi, trois ans maximum ? Pas un peu trop jeune pour être là ? Tous ces gens sont venus pour voir le spectacle. Pour que ça pète, pour que... comment disait ce chanteur, déjà ? Le ciel flambloie ? Il est question du mariage de deux couleurs, dans cette célèbre chanson d'amour, je crois.
Les lumières se sont éteintes. La scène est plongée dans l'obscurité. J'entends les premières pétarades. C'est parti. Il me faudra donc attendre le concert. Je soupire. Je n'ai qu'une envie : en finir et reprendre l'avion pour New York. Un gros contrat m'attend là-bas. Autre chose que de descendre un artiste.
Le bouquet final se clôt sur une ultime salve de mortier tandis que les fumées dérivent au loin dans le ciel nocturne. Je dirige mon arme vers la scène. La foule bouge lentement. Certains spectateurs ont anticipé et sont déjà installés. J'attends. Quinze minutes s'écoulent et je serre les dents parce que la petite voix ne m'a pas lâché durant toute la soirée et qu'elle ne cesse de répéter son mantra "Barre-toi ! Barre-toi, barre-toibarre-toibarre-toi" Je finis par entendre "Bats-toi, bats-toi". Lorsque les projecteurs s'allument et que retentissent quelques notes de musique, je me dis que c'est bientôt fini. Les musiciens, les choristes et les danseurs entrent en file indienne. Je laisse alors échapper un juron. Je n'en crois pas mes yeux. Ils portent TOUS un chapeau ridicule, un bonnet phrygien je crois, avec une cocarde bleu blanc rouge accrochée dessus. Ah ces Français... !
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