Chapitre 1 - Scène 5

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Nous n’avions pas échangé un seul mot et son silence m’oppressait presque autant que l’obscurité sous les combles. Logan se déplaçait dans le noir avec la dextérité d’une ombre, alors que je me cognais la tête pour la troisième fois sur une poutre. 

— Aïe ! gémis-je en me frottant le front. 

Il m’ignora, occupé à escalader la charpente. 

— Où est-ce qu’on va ? m’aventurais-je.

Pas de réponse. Il ouvrit une trappe et me fit signe de le suivre. Je grimpais à mon tour sur les poutres, grognant à chaque fois qu’une nouvelle écharde se plantait sous ma peau. Réticente, je passais finalement par l’ouverture et me retrouvais sur la toiture de l’établissement. Au-dessus de nos têtes, l’immensité du ciel s’était dévoilée et une multitude d’étoiles parsemaient sa toile. Chargé des premières fraîcheurs de l’hiver, l’air fouetta mon visage, se glissa sous mon manteau et dessina des frissons sur ma peau. Un instant plus tard nous nous hissions en équilibre sur l’arête du toit, où de part et d’autres les tuiles d’ardoises plongeaient vers le vide, aussi abruptes que les versants d’une crête. 

— Et maintenant ? demandais-je d’une voix tremblante. 

Avec souplesse et précision, il chemina jusqu’au bord et sauta sur la bâtisse suivante.  

— Et d’abord… pourquoi est-ce que je devrais te suivre ? 

Il haussa ostensiblement les épaules.

— Reste-là si ça te chante.  

Je déglutis et regardais autour de moi. Si ce n’est pas sur ce toît que je sautais, ce serait forcément sur un autre. 

Oh, mes Dieux… Que Pyros me soit clément ! 

Je posais un pied devant l’autre et écartais les bras pour m’assurer un brin de stabilité. Je réitérais maladroitement l’opération jusqu’à atteindre le bord, me pinçais les lèvres et sautais de l’autre côté. Lorsque je rouvris les yeux et compris que j’étais encore envie, un cri de joie et un petit bond supplémentaire m’échappèrent. 

— Tout doux, Eldhjärta. On a encore du chemin. 

Sa voix était grave, et les syllabes roulaient sur sa langue d’une manière qui m’était totalement inconnue. Un gars du nord. Un barbare. 

— Tu es bélégore ? réalisais-je, stupéfaite. 

Il me tourna le dos et poursuivit sa progression. Je le suivis avec plus d’assurance, grisée par l’adrénaline et l’aventure. Vue du dessus avec ses pigeonniers et ses grandes cheminées, je trouvais une certaine beauté à Caravaire… de celles que l’on retrouve chez certaines créatures, écorchées par la vie. 

Je m’élançais une nouvelle fois au-dessus des rues, mais au moment où je me réceptionnais, une bourrasque violente me déstabilisa. Le coeur prêt à exploser, je vacillais sur le bord et senti une tuile se détacher. Impuissante, je chutais dans le vide. 

Logan me rattrapa in-extremis. Son bras était enroulé autour de ma taille, et moi, plaquée contre son torse. Haletante, je restais pétrifiée dans cette posture un long moment. A la lueur de la lune, je remarquais ne jamais avoir vu d’iris comme les siens auparavant. Aussi froids et limpides que les lacs gelés d’Avezir, l’un était d’un bleu et l’autre vert. 

— Respire, Eldhjärta.

Les notes d’agrumes et de sel de son parfum me chatouillèrent les narines et je m’écartais, soudain consciente de ma proximité avec l’inconnu. 

— Je croyais que si je tombais, ce n’était pas ton affaire, ironisais-je pour masquer ma nervosité. 

Il sourit furtivement et laissa retomber son bras. Soudain, j’avais froid. 

— J’aimerais comprendre quelque chose, déclara-t-il après un court silence.

Intriguée, je fronçais les sourcils et le regardais sortir un parchemin froissé et déchiré par endroits : ma missive. 

— C’est pour ça, que tu risques ta vie ce soir ? 

Son ton était dur et je mordis ma lèvre douloureuse avant de répondre.  

— C’est une convocation. Pour entrer dans la Garde. Tu n’as aucune idée de ce que cela représente pour moi. 

Il haussa un sourcil et jeta un regard sur le papier avant de revenir à moi. 

— C’est une fausse convocation, rectifia-t-il. Elle ne devrait donc pas représenter grand-chose, si ? 

Mon sang ne fit qu’un tour. La réplique était parfaite, je l’avais payée une fortune au meilleur faussaire du coin. Comment avait-il pu le deviner ? 

— Encore une fois, j’aimerais comprendre. 

Je tentais de la lui reprendre, mais il leva le bras suffisamment haut pour la tenir hors de portée. 

— Ce n’est pas seulement pour un morceau de papier que je le fais, c’est pour mon oncle, révélais-je à contrecœur.

— Continue. 

Agacée, je fis claquer ma langue et croisais les bras. 

— C’est un vétéran. Il…

— Quel régiment ?  

— Troisième bataillon de pisteurs, répondis-je du tac au tac. C’est un interrogatoire ?

— ça pourrait le devenir…

Je ne relevais pas sa réplique bourrée d’une ironie cinglante et engageais un duel de regard. Le hic, c’est que le vent me venait en pleine face et que j’étais bientôt incapable de garder les paupières ouvertes. Du moins, c’est l’excuse que j’avais décidé de clamer s’il venait à revendiquer sa victoire. 

— Très bien, cédais-je. Matt a été grièvement blessé pendant la bataille de Kaer contre ton peuple, juste avant la trêve. Des éclats d’acier sont entrés dans ses yeux et lui ont fait perdre la vue.

— C’était il y a vingt-ans, lâcha-t-il, indifférent. 

— Il m’a élevée dans les réminiscences permanentes de ce cauchemar. Je l’ai vu dépérir d’année en année, et même si je ne l’ai pas connu avant, je sais qu’une partie de son humanité est morte à Kaer !

Ma voix se brisa sur ces derniers mots et Logan eut la décence de me répondre par un silence. 

Grandir avec Matt, c’était apprendre à ne pas lui tenir rigueur des propos infectes qu’il pouvait cracher sous l’effet de la douleur, connaître la moindre de ses mimiques pour anticiper ses crises et apaiser les terreurs nocturnes qui le hantaient chaque nuit. 

Je ravalais un sanglot et repris :

— Puisque nos pays entrent à nouveau en guerre, le Roi Oswald a demandé à ce que les vétérans, ou leurs descendants, viennent étoffer ses rangs à la frontière.

— Ton oncle a refusé que tu prennes sa place, comprit le jeune homme. 

— Donc j’ai engagé un faussaire, admis-je. Je ne leur laisserai pas prendre son dernier souffle. 

Logan baissa enfin le bras et me rendit la lettre. Au moment où nos regards se croisèrent de nouveau, une pensée me percuta de plein fouet.

— Toi aussi tu es un soldat, n’est-ce pas ? Pourquoi être venu à Esnil ? 

Il se déroba une nouvelle fois et traversa la toiture. Au bout, il s’accroupit et se laissa glisser jusqu’à une lucarne. 

— Viens, ordonna-t-il. 

Frustrée par mes questions laissées sans réponse, j’obéissais et le rejoignis avec précaution. D’un geste expert, il ouvrit la fenêtre et m’invita à entrer dans la bâtisse. Je me retrouvais alors dans une pièce sombre et minuscule, pourvue d’une simple couche. Il n’y faisait pas plus chaud qu’à l’extérieur, mais au moins, le vent n’y était plus si conquérant. 

— Où sommes-nous ? demandais-je.

Logan resta dehors, perché sur la lucarne. 

— Je loue cette chambre pour mes passages sur Caravaire. Reste ici cette nuit. Demain matin, tu ressortiras par les toîts et prendra la grande échelle, derrière. Tu arriveras près des écuries. Compris ? 

J’acquiesçais. 

— Et toi ? Tu retournes à la Petite Régente

— Dans le panier là-bas, tu trouveras à manger, se contenta-t-il de répondre. Sous la couche, il y a une bourse avec dix écus. Prends-les, et rentre chez toi. 

— Rentrer chez-moi ? pouffais-je, confuse.

Il s’appuya sur l’encadrement de la fenêtre et se pencha gravement vers moi. 

— Ne te fais pas d’illusion, la Garde ne voudra jamais de toi.

Piquée au vif, je sentis la colère me brûler la gorge. 

— Qu’est-ce qui te permets de…

— Tu es mauvaise au corps à corps. Tu ne sais pas te servir d’une arme. Tu es maladroite dans tes déplacements. Tu…

— Tu ne sais pas ce dont je suis capable ! 

Il haussa ostensiblement les épaules. 

— J’en ai vu suffisamment tout à l’heure. Et c’était mauvais, très mauvais. 

La rage et l’injustice écrasèrent mon souffle. 

— Si Tylia n’était pas intervenue tout à l’heure…

— J’avais parfaitement les capacités de me défendre ! Je… je…

J’avais simplement fait une promesse. Celle de ne jamais m’en servir. Et surtout, de ne jamais en parler.  

Impuissante, je m’entendis bégayer et des larmes chaudes coulèrent sur mes joues glacées. 

— Rentre chez toi, Eldhjärta.

Logan referma la fenêtre et disparut dans la nuit. 

Une étincelle fit battre mon coeur plus vite et je serrais les poings si fort que les jointures de mes doigts blanchirent. La flamme qui dansait désormais sur la mèche d’une bougie m’hypnotisa un instant, et je décidais d’aller me vautrer sur la couche.

On se retrouvera sur le champ de bataille, barbare. Et tu verras ce dont je suis réellement capable.

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