La Nuit des Nuits

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  • Dans les Territoires, une fois l’an, alors que les Vents d’été se taisent, et que leur grand rival, le Souffle du Nord, s’insinue dans les moindres replis du paysage, au cœur de l’hiver, on fête la Nuit des Nuits. C’est une tradition récente, qui s’inspire d’autres, beaucoup plus anciennes. Laissez-moi vous la conter…
  • Ha non, Karl va encore raconter une histoire…
  • Silence ! fit la patronne, accessoirement épouse de l’historien Karl von Peytav.

Les clients de l’auberge se turent, montrant leurs dents serrées dans une grimace de terreur, les yeux écarquillés par la voix de crécelle de Marlina von Peytav. L’auberge du Manchot était prisée des aventuriers de tous horizons mais aussi par les habitants de la vicomté-ville de Batang. Les pires soudards et les plus téméraires mercenaires des Territoires venaient faire escale en ces lieux, à la recherche de contrats intéressants.

Ce soir-là, l’établissement faisait salle comble alors qu’au dehors la neige tombait comme si quelqu’un avait renversé toutes les réserves de farine d’une décennie. Pour la Nuit des Nuits, Marlina sortait les grands plats. Un repas gratuit pour tout le monde. Il y aurait trois services afin de contenter le plus d’estomacs possible.

Marlina fit signe aux serveurs de reprendre le travail. Karl von Peytav, le cheveu blondasse rare, cligna des yeux de façon asymétrique. L’œil droit cligna. Regard fixe, légèrement globuleux. L’œil gauche cligna. Il contemple la salle. Des enfants, des bourgeois, le vicomte et sa famille, des aventuriers sans le sous mais habillés de leurs plus belles guenilles, de féroces guerriers et guerrières, dans leurs plus élégants atours, mangeaient en le fixant, attendant sagement l’histoire. Il commença.

« La première Nuit des Nuits a commencé l’année qui suivit la mort du Manchot. Dans la petite ville de Hurgar, dans les plaines inhospitalières du nord, Nohel, un petit enfant, se demandait s’il allait survivre à la fin de la journée. La neige n’avait pas cessé de tomber, des jours durant. Les gens, terrés chez eux, essayaient de ne pas mourir de froid. Nohel, allait fêter son anniversaire, à minuit. Ses parents venaient de mourir, terrassés par la fièvre du Souffle du Nord. Son voisin l’avait aidé à les enfouir profondément sous la neige en attendant de les enterrer, le printemps revenu.

Nohel resta seul dans sa vaste maison. Ses parents avaient amassé une énorme réserve de bois, et de nourriture. Cela ne les avait pas maintenus en vie. Le petit garçon, du haut de ses dix ans, s’agenouilla devant la cheminée où flambait un bon feu. Il adressa une prière au Manchot, pour qu’il prenne le temps de guider ses parents à travers le Monde Gris. Il passa ensuite ses vêtements les plus chauds, puis attela la vieille Sabotine, sa solide et valeureuse jument de trait. Il passa une partie de la journée à charger la charrette de nourriture et de bois.

Il ouvrit la porte de la grange. Il habitait en hauteur, dominant la rue principale du hameau. Le village grelotait, blottit dans le petit vallon. Nohel fit claquer la langue. Sabotine s’élança, bravant la neige, trainant la charrette montée sur des skis, éclairée par quatre lanternes que le petit gars avait accrochées à son véhicule.

Ahanant sous les efforts, il déposa sur le pas de chaque porte des vivres et des bûches. Il fit plusieurs voyages, répartissant équitablement toutes ses réserves. Avec ça, ils pourraient tenir jusqu’à la fin de l’hiver.

Alors que l’aube pointait, Nohel rejoignit sa maison. Il caressa longuement la tête de Sabotine, la pansant en lui chantant des comptines. Il pourrait mourir heureux. Quelqu’un viendrait prendre soin de Sabotine. Il avait laissé un message sur la porte du maire.

L’enfant frissonnait. Le feu s’était éteint. Allongé sur le parquet, son doudou entre les mains, le pull préféré de son papa et l’écharpe adorée de sa maman contre lui, il contemplait les premiers rayons du soleil à travers la fenêtre. La buée qui s’échappait de sa bouche se fit plus lente, moins épaisse. Ses paupières, lourdes, se fermaient dans une longue agonie.

Une ombre se dessina dans la pénombre de la mort. Avec un immense effort il se força à garder les yeux ouverts. Un visage, buriné par la vie, à la peau cuivrée, le regardait d’un air féroce :

  • Gamin ! Je ne t’ai pas autorisé à mourir ! Si ? Je ne crois pas ! Non, non, je ne veux rien entendre ! Comment ça tu ne peux pas parler parce que tu es frigorifié ? Ce n’est pas une excuse ! Je suis Marl de la Marche du Sud et nul ne meurt impunément sans mon consentement !

Nohel sentait une bienfaisante chaleur se répandre en lui.

  • Voilà qui est mieux ! Alors comme ça, on se prend pour le dragon Bienfaiteur ? Celui qui distribue des cadeaux aux enfants sages des Vieilles Seigneuries ? On lui fait concurrence ? Petit, sache une chose : les dragons, moi, je les bouffe au petit déjeuner. Sauf qu’il y en a plus. Tous morts les dragons. Du coup, j’ai la dalle.

On le porta pour l’asseoir à la table. Il rêvait ? Il était déjà mort ? Un feu flambait dans la cheminée. La table, dressée comme sa mère avait l’habitude de le faire pour les grands jours de fêtes, croulait sous les victuailles.

Devant le feu, un tablier ceint autour de la taille, une spatule dans une main, un manchot en cotte de mailles, à la chevelure rase, humait le parfum d’une bonne soupe aux légumes et à la viande. Il se tourna en souriant.

  • Bien sûr, tu es en train de rêver, Nohel… Comment veux-tu que le Manchot soit là pour un petit gamin comme toi ? C’est que j’ai du boulot moi ! Je ne peux pas venir comme ça, pour sauver tout le monde.

Nohel se mit à pleurer.

Marl le Manchot s’approcha de lui et l’enveloppa dans sa grande cape. Il sentait à la fois le vieux cuir, le métal rouillé et le caramel. Il lui tendit son doudou et se mit à chanter une vieille chanson, du temps de sa lointaine enfance. Nohel déversa tout son chagrin, et Marl le recueillit pour transmettre cette preuve d’amour aux parents du petit être.

  • Tu vivras Nohel. Ton geste altruiste sera célébré à travers le monde entier. Cela prendra du temps, bien sûr. Je ne peux rien faire pour tes parents, à part prendre soin d’eux. Tu as ma parole.

Nohel se réveilla. La porte venait de s’ouvrir à la volée. Le maire, sa femme et d’autres habitants du village se précipitèrent vers l’enfant. Il était sauvé…

Le temps passa, Nohel vécu plus longuement que la normale. À sa mort, une étrange chose se produisit. Les témoins sont catégoriques : une vieille jument, attelée à une charrette illuminée par quatre lanternes, croulant sous les victuailles et le bois, vint chercher son âme.

Depuis, lors de la Nuit des Nuits, Nohel passe dans les maisons pour laisser quelque chose dont on a besoin.

Vous qui avez écouté cette histoire, racontez-la, répandez-la, et célébrez Nohel à travers un geste altruiste. »

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