La Chambre D.

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Lorsque la cloche en étain sonne le repas de midi, Lucien repose ses binocles sur la table de travail. Son ventre lui donne le même son de cloche. Il se lève, remet son veston et sort de sa chambre. Après avoir tourné quelques fois, il se retrouve à la salle commune, où sont déjà installés certains de ses camarades, avec des assiettes vides devant eux. Tout le monde porte ses habits de ville, dans l’ensemble assez chics. Le nouvel arrivant accroche son veston à la patère, à côté de ceux de ses collègues. Il s’installe en bout de table, à côté de Joséphine qui porte une robe bleue pâle cintrée qui souligne sa délicate silhouette. Au même moment, le cuisinier apporte les plats, composés de riz parfumé et fumant ainsi que d’un rôti de veau à l’étouffée. Chacun se sert en discutant avec ses voisins. Il y a plein de choses à dire, sur les paysages, la météo, l’avancée de certains travaux, le retard de certains autres.

Nouant sa serviette autour de son cou, Lucien commence à découper la pièce de viande dans son assiette. Il croise le regard de sa voisine. La ravissante géologue lui sourit et il en profite pour lui annoncer qu’il aura besoin de son aide et de ses relevés après midi. Il en profite pour lui poser quelques questions sur la topographie des lieux. Elle l’informe sur tout ce qui peut arriver en cent ans à un terrain aussi friable que les terrils. Sans parler des phénomènes étranges qui ne se produisent que dans les configurations particulières d’une accumulation de déchets miniers. Elle parle longuement des cas fascinants et dangereux des combustions internes, des glissements de terrain et même des explosions. Tout en mangeant, Lucien reste accroché à ses lèvres, moitié à cause de son discours passionné, moitié à cause de leur dessin agréable.

À la fin du repas, Symphorine reprend son rôle de cheffe et annonce les différentes affectations de l’après-midi. Une équipe est prévue pour régler le problème de la poche d’eau repérée au matin. Le nom de Lucien n’est pas cité. Il a donc du temps libre pour continuer la lecture et le déchiffrement des notes de son aïeul. Il se lève et propose à Joséphine de passer la voir dans l’heure qui vient.

Il regagne sa chambre et, pour accompagner sa digestion, prend un livre dans son bagage. Il reprend la lecture des Indes Noires de Jules Verne, monument de la littérature moderne. Le père Verne sait comment raconter les mystères qui accompagnent l’exploration minière. En mélangeant comme il l’a fait réalisme et fantastique, il a signé – de l’avis de tous ces lecteurs – son chef-d’oeuvre absolu, au point que le passage décrivant l’oiseau blanc dans l’obscurité noire de la mine est devenu quasiment un topos littéraire. Lucien n’a que le temps de tourner une vingtaine de pages. Il referme l’épais ouvrage et rassemble les notes qui lui seront utiles.

Dans le couloir, il croise Agathon Mayr, qui semble très enthousiaste. Il lui explique que les préparatifs vont bon train et que tout devrait aller vite, normalement.

– L’excavatrice est en place et le travail va commencer sous peu. Nous allons d’abord lancer la sonde et aviser en fonction des résultats qu’elle nous donnera. Je vous tiendrai au courant.

Lucien accueille la nouvelle avec soulagement. Cette mission lui tient à cœur, sans doute pas pour les mêmes raisons que pour ses mécènes. Il a envie de prouver à tous que son ancêtre n’était pas qu’un rêveur, utopiste et bon à rien. Pour ça, il faut amener à la lumière ses plans, ses travaux, tout ce qu’il a caché avant de mourir mystérieusement lors de cette croisière pour l’archipel brittanique.

Il prend congé d’Agathon et rejoint sa collègue dans sa chambre, qui est également son bureau d’études. Deux grandes bibliothèques chargées de livres bardent un bureau immense, large de deux mètres, presque carré et incliné. Dessus sont empilés des plans dépliés. La géologue est penchée sur des documents représentant le terril sur lequel la base est installée. Elle a troqué sa robe contre un pantalon bouffant et un corset serretaille souple passé au-dessus d’une chemise à manches courtes. Étrangement, cette vision marque le jeune homme, impressionnable comme ses plaques d’argent. Elle l’émeut plus que la précédente, il y a une heure dans le réfectoire.

En faisant remonter son regard jusqu’à son visage, il voit une mèche de cheveux qui pend dans le vide. Ce détail achève le tableau ainsi que Lucien. Il sent le sol se dérober sous ses pieds. Il met un certain temps pour reprendre ses esprits. Heureusement, Joséphine est tout accaparée par son étude et ne remarque pas le trouble du dagrotypeur. Celui-ci reprend ses esprits et signale sa présence. Elle se redresse et s’excuse de ne pas l’avoir entendu entrer.

– J’étais justement occupée à refaire des calculs concernant la position de la Chambre D. Je pense que nous avons légèrement sousestimé l’impact des séismes de 1965 à proximité et de 1995 au Rœulx sur le terril. Il est probable que ces événements aient pu causer des glissements de terrain plus importants que prévus. Tu pourrais revoir avec moi les éléments de tes notes afin de s’assurer que la position initiale de la Chambre est correcte ?

Ils se mettent au travail, Lucien traduisant les termes allemands, langue oubliée depuis près de soixante ans maintenant. Il n’y a plus aujourd’hui que des octogénaires – pour peu qu’on en trouve dans ces régions d’une pauvreté rare – et des universitaires qui se souviennent de cette langue germanique. C’est d’ailleurs tout l’intérêt d’avoir Lucien dans l’équipe de recherche : outre le fait qu’il possède ce carnet du siècle passé, il est aussi une des rares personnes dans le Sud du Benelux à pouvoir le décrypter.

Après plusieurs heures passées sur leurs calculs, le binôme dispose de résultats à montrer à Mayr. Ils vont jusqu’à son bureau. Celui-ci tient une liasse de papiers entre les mains, les lunettes relevées sur son front dégarni et luisant dans la chaleur continue de la chambre.

– Content de vous voir, tous les deux ! Je suis en train de consulter le rapport de la sonde. Malheureusement, j’ai le regret de vous annoncer qu’il n’y a pas trace de la moindre chambre ou autre cavité… Oui, Lucien ?

Le jeune germanophone s’approche du bureau et y dépose les notes qu’il vient de rédiger avec l’aide de sa collègue. Il explique brièvement les conséquences théoriques du séisme de 1965 et du second, plus récent, de 1995. Mayr écoute, les paumes jointes, silencieux pendant toute la durée de l’exposé. Finalement, lorsque Lucien a fini de parler, il pose les mains sur son bureau.

– Je vais demander qu’on refasse une analyse. Si ce que vous dites est vrai, nous le saurons d’ici quelques heures. Avez-vous une autre théorie que celle-ci ?

Les deux jeunes gens répondent non de la tête.

– Bien. Espérons que vous avez raison. Vous pouvez disposer, je vous tiendrai au courant.

Lucien referme la porte et sourit doucement à Joséphine. Elle repart à d’autres occupations géologiques. Les pierres n’attendent pas. Lui reste quelques instants à regarder la silhouette s’évader puis repart à ses tâches de l’après-midi. La vaisselle non plus n’attend pas.

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