Épisode 1 - L’Homme de la situation

8 minutes de lecture

Toujours en Norvège — 2014

Lars tira sur sa cigarette puis l’éloigna de ses lèvres en s’agitant avec agacement.

Mais quel horrible fauteuil, franchement ! En plus d’être moche, il était inconfortable au possible. Ses hôtes auraient au moins pu faire l’effort de lui trouver un siège digne d’un magicien de sa trempe ! Face à lui, ces derniers le fixaient avec anxiété et le jeune homme fut presque tenté de les envoyer paître. Rien que pour se venger de ce supplice physique qu’ils lui faisaient endurer depuis maintenant vingt minutes, tiens !

Trouvant finalement un semblant de position confortable, Lars reporta son attention sur ses potentiels “clients”. La maire, son mari et même la cheffe de la police… tous attendaient sa réponse dans un silence de mort, le regard plein d’espoir.

Tous sauf le pasteur du village qui restait à l’écart. Planté dans un coin de la pièce, il affichait un air mauvais. A coup sûr, ce fanatique mourrait d’envie de lui brandir sa ridicule croix sous le nez. ll devait le prendre pour un démon avec ses yeux améthyste… S’il savait !

Lars souffla lentement des volutes de fumée douceâtre dans sa direction, avant de lui adresser un sourire goguenard. Son détracteur silencieux serra les poings, pour son plus grand plaisir. Le magicien se détourna ensuite avec dédain pour promener son regard sur la décoration spartiate et vétuste des lieux. Ces gens n’étaient pas fortunés et pourtant, la valise posée sur la table devant lui débordait d’or, de bijoux…

Admirable, songea-t-il avec amusement en restant toutefois de marbre.

Lars continua de fumer tranquillement, laissant flotter un silence de plus en plus lourd dans la pièce. Il réfléchissait au meilleur moyen de tirer parti de cette situation. Ces pauvres bougres étaient désespérés, sinon ils n’auraient jamais fait appel à lui. Tout le monde savait que ses services n’étaient pas donnés… et malheureusement pour ses hôtes, ce n’était pas ce pathétique tas d’or sur la table qui allait le convaincre de risquer sa vie pour de parfaits inconnus.

Il lui fallait plus et il savait exactement quoi. C’était la véritable raison de sa venue (forcée !) dans cette petite bourgade perdue au cœur des montagnes norvégiennes. Restait à voir si ces gens étaient prêts à y renoncer pour retrouver la paix et la quiétude auxquelles ils aspiraient tant.

— Je veux l'anneau, finit-il par dire d’une voix de velours.

Un long silence choqué suivit sa déclaration. Personne ne s'attendait à ce qu’il leur réclame l’artefact. Lars voyait presque leurs cerveaux s’échauffer sous leurs crânes. Ils devaient se demander comment il était au courant de son existence. Amusant.

— Que… comment ?! balbutia finalement la maire en écarquillant les yeux.

Peut-être dans les quarante ans, un beau visage aux traits décidés et des cheveux blond vénitien rassemblés en un chignon strict. Une femme vraiment ravissante, mais dont les nerfs étaient visiblement mis à rude épreuve par beaucoup de problèmes.

Lars lui adressa son plus beau sourire. Celui qui faisait apparaître ses fossettes et qu’il savait irrésistible. Comme il s’y attendait, les joues de son interlocutrice rosirent, malgré ses sourcils qui commencèrent à se froncer de contrariété.

— Mais…

— Votre or et vos bijoux ne m’intéressent pas, coupa-t-il en agitant sa cigarette avec nonchalance. Je vous propose mes services en échange de l’anneau. À prendre ou à laisser, ajouta-t-il d’un ton sans réplique, toujours avec son charmant rictus.

Il n’en fallut pas plus pour faire exploser ce brave pasteur. Il bondit hors de son coin, le pan de sa robe volant comiquement derrière lui.

— Ce suppôt de Satan profite clairement de la situation pour nous dépouiller de notre bien le plus précieux ! hurla-t-il avec haine en brandissant sa croix bien haut. Retourne donc ramper dans les enfers d’où tu es sorti, vermine !

Ben voyons ! Lars lui répondit par un sourire glacial. Il avait horreur de ces religieux qui pensaient tout connaître… alors qu’au final, ils n’étaient rien d’autres que des petits moutons ignares que les anges et les dieux se faisaient une joie de mener à l’abattoir. Pathétique.

Tout en savourant sa cigarette, il fixa le crucifix en se disant que cet imbécile heureux avait bien besoin d’une petite leçon. Et le bout de bois s’embrasa aussitôt dans les mains de son propriétaire. Avec un glapissement des plus ridicules, ce dernier lâcha la croix qui enflamma son vêtement au passage.

Tout le monde se précipita vers le malheureux pour éteindre le feu qui gagnait rapidement du terrain. Lars, lui, resta tranquillement à sa place, rictus aux lèvres. Il se délectait du spectacle, le regard brillant. Littéralement. Une lueur surnaturelle émanait de ses iris dont la couleur violette était déjà inhabituelle en soi.

Ved Vann, finit-il par lâcher d’une voix moqueuse en se levant.

Un anneau de lumière bleue à l’intérieur duquel s’entremêlaient des symboles complexes apparut au-dessus de la tête du pasteur. Elle lui déversa un torrent d’eau qui éclaboussa tous les autres au passage. Pendant ce temps, Lars quittait la pièce en ricanant. Bien fait !

Le jeune homme sortit de la mairie. Le soleil était couché depuis longtemps, mais les lieux grouillaient encore de monde. Les gens le regardaient passer d’un œil à la fois curieux et craintif, voire même fasciné pour certains. Mais Lars n’en avait franchement rien à faire, il ne leur accorda d’ailleurs aucune attention.

Dehors, de minces flocons de neige virevoltaient dans l’air. Il tira une dernière bouffée sur sa cigarette avant de faire disparaître le mégot d’un claquement de doigts. Puis il s’éloigna d’un pas nonchalant, sachant d’avance qu’on allait le rattraper…

— Attendez ! Non, ne partez pas !

L’interpellé continua sa route en souriant de satisfaction. Les gens étaient si prévisibles ! C’en était presque déprimant, tellement il pouvait en faire ce qu’il voulait… Son interlocutrice le rattrapa bien vite et se planta devant lui. C’était la ravissante maire.

— Vous ne pouvez pas partir comme ça ! s’écria-t-elle avec colère. Nos enfants se font massacrer, vous êtes notre dernier espoir, Strøm !

Complètement trempée, elle avait enfilé une veste à la hâte. Ses cheveux blonds dégoulinaient sur ses épaules, lui donnant des allures guerrières. Son regard bleu affrontait le sien avec défi. Tellement séduisante...

Lars aimait bien l’idée qu’elle le voit comme l’Homme de la situation, le dernier recours… alors qu’au fond, il était peut-être bien pire que cette vermine qui sévissait dans son village. Après tout, il venait de les manipuler sans le moindre remord pour avoir ce qu’il voulait… Il trouvait cela si amusant. Il n’était pas un sauveur. Au contraire ! Il exigeait toujours ce que les gens avaient de plus précieux en échange de ses services.

— Je vous ai donné mon prix, j’ai cru comprendre que vous n’étiez pas disposés à payer, rétorqua le magicien d’une voix égale en haussant les épaules.

Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais il posa un doigt sur ses lèvres en souriant.

— Écoutez, ce qui arrive à votre village est terrible, mais les affaires sont les affaires. Vous me donnez l’anneau, je vous débarrasse du démon qui tue vos enfants. Sinon, je n’ai aucun intérêt à rester ici… C’est aussi simple que ça.

Tout en parlant, il se pencha vers elle, rapprochant ostensiblement leurs visages. Puis d’un geste délicat, il saisit une mèche trempée entre ses doigts. Elle se laissa faire, toute grelottante, mais le regard dur face au petit sourire qui flottait sur les lèvres de Lars.

Si ravissante !

Vind Brann, murmura-t-il sans la quitter des yeux. Un souffle chaud l’enveloppa aussitôt, la séchant en à peine une minute.

Les cheveux blonds s’ébouriffèrent brièvement et les yeux bleus s’écarquillèrent d'étonnement. Ses lèvres formèrent un petit O de surprise, on aurait dit une gamine. Adorable.

Juste pour le plaisir, Lars garda leurs visages tout proches encore quelques secondes. La belle assurance de la jeune femme ne tarda pas à se transformer en trouble face à son sourire charmeur.

Lars se recula alors avec un petit rire. C’était tellement amusant de voir à quel point les gens étaient sensibles à sa proximité. Personne, ou presque, ne pouvait lui résister. Don ou malédiction ? Il avait le déplaisir de partager cette particularité avec son père… ou plutôt sa mère. Enfin, peu importe.

Le magicien se détourna sans se départir de son rictus. Plantant royalement son interlocutrice au milieu de la rue, il poursuivit son chemin comme si de rien n’était.

— J’ai été ravi de vous rencontrer, très chère, lança-t-il par-dessus son épaule. J’espère sincèrement que vous allez vous en sortir… et que votre fille n’est plus vierge ! ajouta-t-il d’un ton sarcastique en passant devant deux jeunes qui s’embrassaient passionnément sous un réverbère cassé.

Il compta mentalement jusqu’à trois, mais n’eut même pas le temps d’arriver jusqu’à deux…

— Attendez ! cracha la maire avec hargne. C’est d’accord !

Lars s’arrêta et se retourna lentement, sans cacher son air satisfait, et ce, malgré les prunelles bleues qui le fixaient avec colère. Et voilà, encore une affaire conclue sans grands efforts.

— Vous dites ? demanda-t-il, la tête légèrement penchée sur le côté et l’air innocent.

— D’accord, vous aurez l’anneau ! répéta l’autre, furieuse. Mais débarrassez-nous de ce démon d’abord !

Le jeune homme s’amusa à laisser flotter un petit silence incertain avant de réagir. Il esquissa un grand sourire ravi en revenant sur ses pas pour se planter devant sa charmante interlocutrice.

— Très bien, c’est parfait ! se réjouit-il. Nous sommes donc d’accord : je m’occupe de cette vermine en échange de l’anneau… Je vous déconseille fortement d’essayer de me trahir, ajouta-t-il ensuite avec amusement en se penchant à nouveau vers elle pour la fixer droit dans les yeux. Croyez-moi, vous n’aimeriez pas du tout m’avoir comme ennemi...

Ses iris améthyste s’illuminèrent à nouveau, faisant reculer la jeune femme malgré elle. Ou peut-être était-ce son petit sourire menaçant ? Difficile à dire, c’étaient toujours ses yeux qui troublaient, fascinaient ou effrayaient les gens…

Enfin, peu importe, il était temps de se mettre au travail.

— Et maintenant, dites à tout le monde de rentrer et de rester sagement chez eux cette nuit, ordonna Lars en se redressant d’un geste brusque. Ou alors, je vous autorise à laisser votre gamine s’amuser encore un peu, en espérant qu’elle perde sa vertu avant le couvre-feu…

La maire remarqua alors les deux jeunes sous le réverbère et poussa un petit cri choqué en reconnaissant sa fille. Cette dernière se faisait peloter par un grand blond qui ne se gênait pas du tout pour lui faire des suçons dans le cou… en pleine rue... par ce froid. Et d’après ses soupirs et gémissements, elle appréciait beaucoup les marques d’attention.

Sa mère lui fondit aussitôt dessus pour la sermonner, tandis que le garçon détalait sans demander son reste. La scène était tout simplement risible. Quitte à peloter une fille, le gamin aurait au moins pu entraîner sa partenaire de jeux dans un coin discret.

Ah les jeunes, tellement stupides, songea Lars avec dédain en profitant de l’inattention de sa ravissante interlocutrice pour s’éclipser. Il avait besoin de calme pour localiser le démon...

Tout en s’éloignant, il fourragea dans la poche intérieure de son manteau pour en sortir son étui à cigarettes. Une belle pièce en argent, discrète et délicatement ouvragée. Parfaite pour accueillir ses petits péchés mignons. Lars en sortit une longue et fine tige qu’il fit un instant rouler entre ses doigts avant de la ficher entre ses lèvres avec un léger rictus.

La nuit allait être longue, songea-t-il en disparaissant dans l’ombre.

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