Épisode 27 - On va jouer

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Londres, Angleterre — 1547

On va jouer à un jeu, Ørjan. Qu’en dis-tu ?

Ørjan avançait à grands pas dans la nuit. Ses bottes foulaient la neige crasseuse dans un crissement sinistre. Les saletés s’accrochaient au cuir de ses chaussures. Une chose qu’il ne tolérait pas en temps normal, mais dont il n’avait que faire à cet instant précis. Il n’arrivait plus à penser à autre chose qu’aux paroles de Lars. Au défi qu’il lui avait lancé.

On va jouer.

Plus rien ne comptait à part ces mots prononcés quelques jours plus tôt. Ørjan se souvenait parfaitement de son sourire en coin, des fossettes sur ses joues, mais surtout de la lueur joueuse dans ses yeux. Il était si magnifique…

On va jouer.

Ses paroles le hantaient depuis. Elles résonnaient en écho dans sa tête, le torturant sans pitié.

Si tu gagnes, je t’accorderais une faveur. N’importe laquelle.

Ses poings se crispèrent malgré lui, alors que la rage et la déception envahissaient tout son être. Il ne put retenir un cri de colère qui se perdit dans le silence de la ville endormie. Au-dessus de sa tête, le ciel reflétait parfaitement ses états d’âme : aucune lumière ne perçaient les ténèbres épaisses. L’ambiance de cette froide nuit d’hiver n’arrivait cependant pas à tempérer le feu qui incendiait tout son être. Ørjan avait envie de tout brûler, tant il en voulait au monde.

En revanche, si tu perds…

Un nouveau cri s’échappa de sa gorge. Ses paumes le démangeaient. Il sentait sa magie crépiter sur le bout de ses doigts, prête à déverser toute la fureur et le désespoir qui l’animait. Il se maudit.

On va jouer.

Si tu gagnes, je t’accorderais une faveur. N’importe laquelle.

Cela faisait un an qu’il attendait une telle occasion.

Et il avait perdu.

Tout ça parce qu’il était faible. Pitoyablement faible. Il n’avait pas été à la hauteur des attentes de Lars. Et maintenant, il avait perdu la chance de lui demander… de lui dire à quel point…

Un chat bondit soudain sur son chemin en feulant. Malingre et teigneux, l’animal stoppa devant lui, puis tourna brièvement la tête dans sa direction. Ørjan croisa son regard plein de dédain, il eut la désagréable impression que l’affreuse bestiole savait pour sa défaite et qu’elle le jugeait.

Cela finit de faire exploser la rage qui le consumait et ses yeux s’embrasèrent : toute sa fureur fondit sur la maudite créature, celle-ci prit feu dans la seconde. Il regarda fixement le félin se transformer en torche vivante, se tordre désespérément sur le sol alors que les flammes le dévoraient. Ses hurlements d’agonie lui procurèrent un pur et intense sentiment de plaisir et de satisfaction mêlés.

Il continua de savourer le spectacle, même lorsque sa victime cessa de se débattre. Il resta ainsi pendant encore de longues minutes à contempler son œuvre, à fixer le feu perdre peu à peu de son intensité, jusqu’à s’éteindre. Ne resta plus qu’un minuscule tas de cendres dans la neige qu’Ørjan écrasa sans le moindre état d’âme lorsqu’il se décida enfin à poursuivre son chemin.

Tuer ce chat avait légèrement atténué sa rage, mais le sentiment destructeur revint en force alors que les paroles de Lars revenaient le hanter. Une rage impuissante qui le dévorait tout entier.

On va jouer à un jeu, Ørjan.

Si tu gagnes, je t’accorderais une faveur. N’importe laquelle.

En revanche, si tu perds…

Il avait perdu.

***

Il erra dans la ville encore longtemps dans une vaine tentative de retarder le moment de retrouver Lars. Il avait trop honte de se tenir face à lui, même s’il savait déjà que Lars ne lui ferait aucun reproche. Après tout, qu’il gagne ou qu’il perde, Lars n’en avait que faire.

Cette pensée lui broya le cœur.

Cela faisait un an qu’ils se côtoyaient. Un an que Lars lui apprenait comment contrôler l’essence divine qui coulait dans ses veines. Un an qu’Ørjan s’évertuait à lui prouver sa force et sa valeur, mais Lars restait toujours aussi distant. Il s’obstinait à le garder loin de son cercle d’amis, il ne l’invitait jamais à rejoindre ses soirées de plaisirs au Luxury Eve.

Entre eux demeurait un énorme fossé qu’Ørjan désespérait de réussir à franchir un jour. Et pourtant, c’était tout ce qu’il désirait depuis cette nuit à Tønsberg. Il voulait tellement être proche de Lars, il souhaitait ardemment pouvoir le serrer contre lui, se gorger de son odeur, de ses sourires. Ørjan le voulait pour lui tout seul.

Mais il avait perdu. Il n’était pas digne de Lui.

La rage s’effondra soudain pour laisser place à l’abattement. Ses yeux se remplirent de larmes et coulèrent silencieusement sur ses joues, alors qu’il se rapprochait du Luxury Eve. Ørjan les chassa aussitôt dans un geste de colère. Il ne devait surtout pas se montrer faible devant les autres, et encore moins devant cette misérable Cédès qu’il détestait profondément.

Ørjan haïssait comment elle le prenait de haut. Mais surtout, il haïssait cette relation fusionnelle entre elle et Lars. A chaque fois qu’il les savait ensemble, la jalousie enfonçait ses crocs empoisonnés en plein dans son cœur. L’idée que Lars aime partager la couche de ce démon était insupportable. Il maudissait Cédès et rêvait de la voir périr sous ses flammes un jour.

Il fut soulagé de ne croiser ni elle, ni Lars, lorsqu’il pénétra dans la taverne. L’endroit n’avait pas changé en un an. Le Luxury Eve était toujours aussi animé, les tables toutes prises d’assaut par des créatures surnaturelles avides de compagnie et de bon temps. Ørjan ne s’attarda pas. Toute cette joie et cette débauche lui donnaient la nausée. Il avait envie de calme et de solitude.

Il traversa la salle d’un pas rapide, n’accorda aucune attention aux regards mauvais posés sur lui. Il se contenta de serrer les dents et les poings, continua son chemin. Mais au lieu de prendre la direction des chambres à l’étage, il descendit les escaliers qui menaient au sous-sol. Là où se trouvaient les thermes, le seul endroit de l’établissement qu’il appréciait un temps soit peu.

Les lieux étaient privés, il était sûr de n’y trouver personne à cette heure tardive de la nuit. Il avait pris l’habitude de s’y rendre avant d’aller se coucher, dans une vaine tentative de détendre ses muscles endoloris par les entraînements intenses. Ørjan affectionnait particulièrement l’ambiance feutrée et humide des lieux avec ses colonnades en marbre et ses bassins creusés à même le sol.

L’eau dégageait d’épaisses vapeurs qui s’infiltrèrent aussitôt sous ses vêtements et recouvrirent sa peau d’un agréable voile de chaleur. Ørjan lâcha un petit soupir content. Il se sentait un peu mieux.

— Tu m’as fait attendre.

La voix de Lars claqua sèchement dans le silence humide des thermes. Ørjan sursauta, tel un enfant pris en faute, puis se tourna vers son interlocuteur. Immergé jusqu’à la taille, celui-ci était installé dans un des bassins, accoudé contre la paroi, dans une pose nonchalante et pleine de sensualité. Ses cheveux humides tombaient avec grâce sur ses épaules nues. Le cœur d’Ørjan fit un énorme bond dans sa poitrine à la vue de sa peau diaphane. Elle devait être si douce….

Il se passa nerveusement la langue sur les lèvres, le corps désormais en feu. Mais ce n’était plus les flammes de la colère qui l’embrasaient à cet instant précis. C’était autre chose. Il mourait d’envie de toucher cette peau d’albâtre, de la caresser, mais surtout de la goûter, l'explorer de sa bouche…

— Où étais-tu ? demanda Lars, coupant court à ses rêveries érotiques.

Ørjan sentit le rouge lui monter aux joues, il détourna vivement la tête pour masquer sa gêne.

— Et toi, que fais-tu ici à cette heure ? rétorqua-t-il d’un ton qu’il voulait froid et dur. Ne me reproche pas de t’avoir fait attendre, s’il te plaît. Comment aurais-je pu deviner que tu serais ici ?

— Mmmm, fut tout ce qu’il obtint en réponse à sa diatribe un peu trop acerbe.

Lars se contenta de le fixer sans rien ajouter de plus. Le coin de sa bouche était relevé en une petite moue qui plongea à nouveau Ørjan dans un mélange d’émerveillement et de frustration. Il ne se lasserait jamais d’admirer la beauté de ses traits, de se noyer dans le violet de ses yeux, mais surtout de lorgner sur les courbes délicates de ses lèvres. Il était prêt à se damner rien que pour les sentir contre les siennes. Elles devaient être si exquises…

— Ørjan.

La voix suave et sensuelle de Lars le ramena une fois de plus à la réalité. L’entendre prononcer son nom lui arracha cependant mille frissons, tandis que la chaleur torturait son corps avec intensité.

— Rejoins-moi dans l’eau, ordonna l’objet de tous ses désirs.

Ørjan s'exécuta sans un mot. Il se dévêtit sous le regard impassible de Lars. Ses yeux ne reflétaient aucune émotion face à sa nudité. Ils restèrent totalement indifférents à la vue de sa virilité à moitié dressée qu’Ørjan s’empressa aussitôt de cacher en se glissant dans l’eau chaude. Il ravala tant bien que mal la boule qui obstruait désormais sa gorge à mesure qu’il s’avançait vers Lars. Le désintérêt de ce dernier lui déchirait la poitrine. Son attitude lui faisait si mal.

Il s’installa face à Lars, s’adossa contre les parois du bassin, posa ses coudes sur le rebord. Il s’évertuait à prendre une pose assurée, à faire croire que toute cette situation ne le touchait pas, en vain. Il se sentit juste ridicule et se mura dans un silence tendu pour cacher son mal-être. Lars non plus ne dit rien, ils restèrent ainsi pendant de longues minutes à se dévisager sans un mot. Et puis…

— Tu as perdu, lança Lars, déchirant soudain le silence.

Ørjan serra les dents. Ce n’était pas un reproche, juste un constat. Ses paroles lui firent cependant l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Elles ravivèrent l’humiliation qui le dévorait, lui donnèrent à nouveau envie de pleurer, mais il se retint. Il n’était plus un enfant, mais un homme. Il voulait rester digne devant Lars, même s’il était trop tard.

— Oui, finit-il par souffler en baissant les yeux. J’ai perdu.

— Sais-tu pourquoi ?

— Parce que je suis faible.

Ørjan n’osa pas lever la tête. Il ne se sentait pas la force d’affronter les orbes améthystes de son interlocuteur. Il avait si honte. Le sentiment le transperçait de toute part. Il regrettait amèrement d’être revenu au Luxury Eve. Il aurait dû rester dans les Fjords et se laisser mourir dans la neige.

— Oui et non, répliqua Lars d’un ton abrupt. Ce jeu était un test. Et tu as perdu parce que tu laisses tes désirs et tes émotions te submerger. Tu es incapable de les dompter. Tu penses que ta colère décuple tes pouvoirs, mais elle ne fait que les rendre incontrôlables. Est-ce tu comprends, Ørjan ?

— Oui, murmura ce dernier, la tête toujours baissée et les mâchoires serrées, tant il avait honte.

Il repensa à sa défaite cuisante. A ces démons de glace dans les montagne qu’il avait été incapable de vaincre. Ses flammes n’avaient pas réussi à les atteindre. Il était faible. Pitoyablement faible.

— Ørjan. Regarde-moi s’il te plaît.

Ce dernier obéit. Il croisa le regard sérieux de Lars. Toute trace d’amusement avait déserté ses traits. Ses yeux le fixaient avec une pointe de contrariété qui ne présageait rien de bon.

— Tu n’es pas faible, dit-il cependant d’un ton cette fois-ci plus doux. Il faut juste que tu arrêtes de…

Il s’interrompit, se mordit un instant la lèvre, laissant sa phrase en suspens. Ørjan crut déceler une lueur d’hésitation dans son regard, avant qu’il ne reprenne la parole.

— Je sais très bien ce que tu attends de moi, finit-il par dire et sa voix semblait moins assurée.

Ørjan se raidit. Il eut l’horrible sensation que son cœur chutait dans le vide. Avant de cogner frénétiquement contre sa cage thoracique à mesure que les paroles de Lars l’envahissaient.

Il savait. Lars savait tout.

Sa bouche devint sèche. La bile lui monta à la gorge. L’angoisse l’enserrait désormais en étau.

— Je ne…

— Je sais ce que tu veux, mais… sache que je ne pourrais jamais te le donner, le coupa Lars, la voix toujours aussi douce. Je… je ne suis pas le genre de personne qu’il faut aimer, Ørjan.

Ses yeux se voilèrent très brièvement de tristesse lorsqu’il prononça les derniers mots. Mais il détourna aussitôt la tête en soufflant exagérément, comme à chaque fois que quelque chose l’irritait. Ørjan le connaissait par cœur, il savait que ce n’était pas des paroles en l’air.

Lars ne voulait pas qu’il l’aime. Mais Ørjan savait que ces mots n’étaient qu’une façon détournée de lui faire comprendre que Lars ne l’aimait pas et ne l’aimerait sûrement jamais.

Ørjan ne pouvait pas lui en vouloir. Après tout, il n’était qu’un immonde bâtard. Un monstre. Il ne méritait pas l’amour d’un être aussi parfait… Cette pensée le remplit de désespoir, mais elle raviva également la colère tapie au fond de son être. Il serra les poings sans même s’en rendre compte…

— Il suffit, Ørjan, claqua soudain la voix de Lars avec irritation. Arrête ça tout de suite.

Perdu dans les méandres de sa douleur, Ørjan ne s’était pas rendu compte que son aura irradiait de son corps. Face à lui, Lars s’était entouré d’un léger halo pour se protéger de la chaleur désormais suffocante. Il le fusilla du regard et Ørjan se sentit aussitôt coupable.

— Pardon.

Il prit une grande respiration pour se calmer. La vague de chaleur dans les thermes s’attenua petit à petit jusqu’à revenir à la normale. Lars lâcha un petit grognement contrarié puis se leva d’un geste brusque. Ørjan fut pris d’une furieuse envie de lui attraper la main, mais se retint.

Il se contenta d’admirer le haut de son corps nu, totalement à la merci de ses yeux avides. Des milliers de gouttelettes ruisselaient sur sa peau glabre et laiteuse, dévalaient le long de sa musculature finement dessinée. Sa silhouette mince et élancée était un véritable régal, Ørjan déglutit difficilement lorsque son regard s’aventura plus bas. Il se mordit les lèvres à la vue de la fine ligne de poils noirs sous son nombril, de ses hanches étroites qu’il mourait d’envie de posséder.

Sa contemplation béate ne dura que quelques secondes et pourtant Ørjan avait l’impression d’admirer la beauté de Lars depuis des heures et des heures. Il émanait de ce dernier une puissante aura de sensualité qui envahirent tous ses sens. Le désir s’empara de son corps, embrasant son bas-ventre avec une telle intensité que c’en était douloureux.

— Je vais me coucher, annonça Lars, le ton désormais agacé. Cette discussion ne mène nulle part. Nous reparlerons de tout cela demain. Bonne nuit, Ørjan.

Le cœur de ce dernier rata un battement, alors que Lars amorçait un geste pour s’en aller. La panique s’empara soudain d’Ørjan, il avait l’horrible impression que s’il ne réagissait pas, il perdrait Lars pour toujours. Il agrippa alors sa main dans un geste totalement irréfléchi.

— Ne t’en va pas, chuchota-t-il d’une voix rauque. S’il te plaît, reste avec moi.

Il leva un regard implorant vers l’objet de tous ses fantasmes. Le masque de froideur s’effondra, ne restait plus que le désespoir et la peur de voir Lars s’en aller et ne plus revenir. Il serra sa main plus fort dans la sienne, dans un besoin désespéré de le retenir. Il ne pouvait pas le laisser partir.

Lars était à lui. A lui tout seul.

Contre toute attente, ce dernier ne le repoussa pas, il se contenta de le fixer sans un mot. Pendant un court instant, son visage n’exprima aucune émotion, puis ses traits s’adoucirent.

— Je ne pourrais jamais te retourner tes sentiments, Ørjan, finit-il par dire.

— Je sais et je comprends, répondit aussitôt ce dernier, toujours sans le lâcher. Je te promets de ne jamais te parler d’amour. Mais je t’en supplie, ne me laisse pas, Lars. Ne m’abandonne pas.

Lars ne répondit pas. Ses iris améthystes le dardèrent longuement avec intensité. Et puis, ce fut comme si la barrière entre eux s’effondrait soudain. Lars se dégagea de sa poigne, mais pour effleurer sa joue du bout des doigts. Le geste était doux, presque affectueux.

— Petit Dragon… Que vais-je faire de toi ? murmura-t-il en poussant un imperceptible soupir.

En réponse, Ørjan attrapa à nouveau sa main pour y coller sa joue. Il ferma les yeux, inspira profondément son parfum mentholé, savoura le contact de sa paume fraîche contre sa peau. Ørjan se sentait si bien à cet instant précis. Il n’avait jamais été aussi heureux de toute sa vie.

Il se dit alors que peu importe ce que Lars comptait faire de lui.

Du moment qu’il ne le quittait pas, le reste n’était que futilité.

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