Marché conclu !
Absorbée par l'exploration des lieux, elle franchit le seuil de l'appartement sans attendre d'y être invitée. La jeune fille qui se tenait devant lui était incontestablement vivante, dissipant tout doute possible. Ou alors, Abel était-il en proie à la folie ? Avec sa chemise à semi-ouverte, il l'observait attentivement tandis qu'elle parcourait le salon, ses yeux brillant de la curiosité d'une jeunesse avide de nouveautés. Ses cheveux roux, cette fragrance si caractéristique, ce sourire inoubliable... C'était elle, à n'en point douter.
— Un appartement avec trois chambres en plein Paris, je vois qu’on ne se refuse rien dans la Police. Ou alors c’est en récompense pour avoir mis ce prêtre en prison ? lança-t-elle avec une pointe d'ironie.
Son attention se fixa un instant sur une reproduction du « Minotaure » de Frederic Watts.
— Tu as du goût !
C'était la première fois que quelqu'un complimentait son intérieur. Sa famille, qui lui rendait rarement visite, critiquait souvent son penchant pour les teintes sombres et l'absence de couleur. Abel, quant à lui, n'était pas d'humeur à apprécier le compliment. Il combattait l'urgence d'un sourire qui menaçait de déformer son visage, un sourire si vaste et déplacé qu'il en avait lui-même peur. Sa peau semblait se tendre malgré lui.
Elle se dirigea vers le couloir menant à l'atelier, sombre et seulement éclairé par une lampe à son extrémité. Abel la suivit du regard, puis emboîta le pas. La vision de sa silhouette fine et douce lui rappela, quelques heures plus tôt, la suivant dans une ruelle du 18ème arrondissement, ses mains l'étranglant alors qu'elle tentait de reprendre son souffle, l'implorant de lui laisser la vie. Mais quel jeu cruel Dieu jouait-il avec lui ? Il n'avait jamais été particulièrement vertueux ni croyant ; au contraire, il était né tueur. Alors, pourquoi lui était-il permis de goûter à nouveau au paradis ? Avait-elle été ressuscitée pour le mettre à l'épreuve ? Il avait déjà succombé une fois à la tentation, et il ne comptait pas se priver de ce fruit défendu une seconde fois.
Elle ouvrit chaque porte avec une désinvolture qui trahissait sa jeunesse, puis s'arrêta devant la seconde.
— Ça sera ma chambre ! déclara-t-elle joyeusement en y entrant.
C'était le moment qu'Abel choisit pour la plaquer contre le mur, sa jambe s'insinuant entre les siennes. Son visage était complètement déformé par le sourire d'un homme perdu dans un océan de plaisir. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il plaça son front contre le sien, puis il passa une nouvelle fois sa main autour de son cou.
— Tu pourrais au moins me demander mon prénom, cette fo…
Mais alors qu'elle entamait une supplique, Abel resserra instinctivement son emprise, la réduisant au silence. Seulement, cette fois, quelque chose d'inattendu transparaissait : le sourire d'Abel se fana devant celui qui se dessinait maintenant sur le visage de la jeune fille. Déconcerté, il relâcha sa prise et s'affala sur le lit, fixant le tapis d'un regard vide.
— Qu’est-ce que ça veut dire… murmura-t-il dans un souffle.
Elle éclata d'un rire moqueur, sa langue pointant entre ses lèvres.
— Oh, désolée ! Tu voulais la comédie de la petite fille apeurée, sur le point d'être tuée ? Il fallait juste demander.
— Qu’est-ce que ça veut dire ! Son ton monta, vibrant de colère et d'incompréhension.
Elle s'avança, son front contre le sien.
— Cela signifie que l'exquise terreur du premier acte ne se répète jamais vraiment, dit-elle. Elle est... éphémère.
Abel, le regard toujours fuyant, saisit la cruelle vérité : il n'avait pas été témoin d'un miracle, mais de sa propre damnation. La saveur interdite de la première transgression ne serait plus jamais sienne. À quoi pouvait donc rimer son existence désormais ?
— C’est donc ça... l’enfer, souffla-t-il.
Perdu dans son désespoir, il sentit son oreille frémir sous le souffle de la jeune fille, qui mimait les mots de sa première et dernière victime.
— « Non ! Non ! Non ! Je vous en supplie »
Cette intonation, c'était celle de la vraie peur. Une lueur sauvage illumina de nouveau son regard, et sa main s'élança, prête à capturer de nouveau sa proie. Mais elle, agile, s'échappa d'une pirouette habile. Puis, adoptant l'expression de ses derniers instants, elle réveilla l'instinct prédateur d'Abel, ses muscles se tendant pour l'assaut final.
Cependant, avant qu'il ne puisse bondir, elle posa un doigt sur ses lèvres, apaisante.
— Tu aimes ça, n'est-ce pas ? La peur dans mon regard, le frisson de ma peau, le dernier souffle s'échappant de ma gorge... Je peux incarner cette innocence tant que tu le désires.
— Tant que je le désire ?
Elle le renversa alors sur le lit, s'installant à califourchon sur lui, dominant la scène de sa chevelure flamboyante.
— Oui ! Tu pourras m’étrangler, me mutiler, me tailler en pièces à loisir ! Et chaque fois, j'adopterai l'expression, le ton que tu chéris tant.
— Chaque fois ?
— Chaque fois ! confirma-t-elle avec un sourire carnassier.
Elle se redressa et, d'un ton léger, ajouta :
— À une condition... Mon régime est assez spécial, tu comprends. Sa langue effleura ses lèvres avec délice. Je veux participer à chaque enquête. Tu seras Holmes, et moi, ton Watson insolite. Qu'en dis-tu ?
Fixant le plafond, Abel était paralysé, une lassitude profonde pesant sur ses paupières. La réalité et le songe s'entremêlaient, et il ne pouvait discerner s'il était éveillé ou déjà dans les bras de Morphée. Mais dans un dernier élan de conscience, il murmura :
— Marché conclu.
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