Hôtel Atlas

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Le regard vert comme l'eau d'un puits se souleva du registre lorsque la cloche de service retentit. L'homme qui se tenait maladroitement de l'autre côté du bureau décocha un sourire forcé puis baissa les yeux devant l'air revêche de l'employé. Il portait une chemise beige sous une veste de sport et des écouteurs emmêlés pendaient de ses oreilles.


— Comment puis-je vous aider ? fit Jacob, décontenancé face au style incongru de son interlocuteur.

— Je m'appelle Pete, et je suis là pour...


Pete, confus, semblait avoir perdu le fil de ses pensées. Jacob imagina son cerveau comme une suite d'engrenages mal agencés qui pouvaient le trahir à n'importe quel moment. Il réprima un rire, muant sa bouche finement dessinée en un rictus désagréable.

C'était là son deuxième jour en tant qu'employé de l'hôtel Atlas, et Pete ressemblait à la première personne non imbue d'elle-même qu'il avait rencontrée. Il attisait la sympathie même s'il paraissait gauche et bégayant.


— Et ton nom ?

— Williams. C'est grave si je paye demain ? Je reçois ma paye que demain.


Jacob se demandait quel travail pouvait bien occuper ce drôle de type.


— Aucun problème, Pete.


Pete avait les yeux aussi noirs qu'une mine de crayon à papier, ce qui tranchait avec la blondeur de ses cheveux gras. Il tendit un bonbon mentholé à Jacob qui griffonnait « Pete Williams » sur le registre des locataires.


— J'ai mauvaise haleine ? dit Jacob pour plaisanter.


Pete éclata d'un rire sincère et se pencha sur le bureau pour confier :

— Non, mais moi si. Ne le dis à personne.

— Compris.


Ils échangèrent un sourire chaleureux et Jacob lui délivra la clé de la chambre 310.


— Je peux avoir ton numéro ? Pour devenir amis.


Jacob hésita un moment avant de le lui donner sur un post-it. Pete prit le papier et se dirigea vers l'ascenseur.

— Il est en panne, annonça Jacob. Désolé.

— Bon bah... Vers l'infini et au-delà ! fit Pete en portant sa valise sur les marches de l'escalier en colimaçons.


L'hôtel Atlas avait une réputation particulière, si bien que Jacob avait hésité longtemps avant d'accepter le travail. Diane, la bonne femme qui tenait cet établissement depuis 1997 l'avait averti. Les bandits de bas étages n'étaient pas chose rare en ville, c'est pourquoi elle avait dissimulé un pistolet sous le bureau de la réception « au cas où ça dérape ». Elle avait expliqué à Jacob que l'hôtel faisait parfois office de dortoir pour trafiquants de drogue.

Au delà de ça, Diane avait tout mis en œuvre pour que l'endroit jouisse d'un cachet dont les clients se souviendraient. Elle avait émit l'idée d'un lustre Art Déco qui plongerait majestueusement entre les rampes de l'escalier en colimaçons. Ce lustre existait bel et bien, éblouissant et d'une grande classe. « Quand on se donne les moyens, on arrive à faire de belles choses » avait-elle confié à Jacob. Le sol en moquette avait des motifs géométriques cohérents avec ceux des murs, habillés de tableaux d'une valeur marchande importante. Les couleurs rouge, vert sapin et noir pourraient résumer l'esthétique du lieu, mais la présence de bibelots tels que des poupées gigognes ou des statues africaines en bois blanchi en faisaient un endroit unique en son genre, à l'orée d'un cabinet de curiosités.
Jacob avait oublié de demander à Pete s'il souhaitait un petit déjeuner pour le lendemain. Tant pis, il lui demanderait ultérieurement. Il se rendit en cuisine en quête d'eau fraîche et retourna à son poste quelques instants plus tard. Il but une gorgée avant de consulter son téléphone portable. Liz, sa petite-amie avait laissé un message :


« J'espère que ton taf se passe bien »


Il ne répondit pas. Elle représentait un poids énorme sur ses épaules, à tel point qu'il voulait la quitter pour s'en décharger. Son côté passif-agressif récurrent avait eu raison de Jacob. Ce dernier consulta ses autres messages, dont un qui l'interpella :


« L'hôtel Atlas, c'est d'enfer, attention à la chambre 308 ».


Numéro inconnu. Jacob tourna la tête vers le tableau des clés et constata que la chambre 308 était occupée. Par qui, il n'en avait aucune idée. Le registre !

Personne n'était enregistré dans cette chambre. Jacob éprouva un frisson dont il ignorait l'origine.


Le bruit d'une notification le fit sursauter, d'autant plus qu'il était semblable au cri d'argent de la cloche de service.


« Hey, c'est Pete. Comment tu t'appelles au fait ? »
« Jacob. »


Jacob s'endormit sur sa chaise de bureau. Il était vingt-trois heures lorsque la cloche retentit une nouvelle fois. Il émergea presque immédiatement. Devant lui, un visage inconnu et disparate, dont le regard avait la même intensité qu'un feu de cheminée. Jacob comprit qu'il pouvait se brûler s'il s'en approchait trop près.

— Que puis-je pour vous ?


L'homme posa ses deux poings sur le bureau, faisant vaciller le stylo debout sur son présentoir à la gauche de Jacob, et trembler l'eau qu'il restait dans sa bouteille.


— Dites au mec de la 310 d'arrêter de crier.


Jacob sentit tout de suite l'entourloupe. Si Pete avait crié, il l'aurait entendu, Diane avait même dit que l'isolation était à refaire.

— Personne ne crie, monsieur.


L'homme rapprocha son visage de Jacob. Il dégageait une puanteur rance aux soupçons d'alcool.

— Allez voir. Je ne paie pas une blinde pour entendre des gens gueuler.


Jacob plia.


— Je vais aller voir.


Il s'empara du trousseau de clés et grimpa les marches une par une. L'homme l'épiait avec ses yeux ronds, Jacob sentait dans son dos le poids de son regard haineux.


Lorsqu'il arriva devant la porte 310, Jacob toqua trois fois.


— Il y a quelqu'un ?

— Laisse-moi, dit une voix.


Jacob fronça les sourcils.


— Pete, c'est moi, Jacob. Est-ce que ça va ?


Soudain, il se rappela la consigne la plus importante de Diane : « Il ne faut JAMAIS laisser le pistolet sans surveillance ! » La phrase retentissait dans sa tête comme un message subliminal imprimé à coup de kaléidoscope. Il jeta un œil par-dessus la rambarde, il n'y avait plus personne devant la réception. Il se précipita dans les escaliers puis se rua sur le bureau. L'arme n'était plus là.


— Oh putain Jacob, t'as merdé.


Il remonta prestement les marches aux motifs obscurs en se tenant à la rampe pour ne pas s'écrouler. Il se rendit à nouveau devant la porte 310 au judas fermé.


— Pete, je t'en supplie ouvre.


Il colla son oreille à la porte, cherchant à percevoir le moindre son indiquant ce que fichait Pete. Il se rappela son trousseau de clés qu'il tira de sa poche, mais il y avait sûrement l'autre clé déjà dans la serrure.

Soudain, la porte s'ouvrit, révélant une chambre d'hôtel cosy. Un tableau représentant un voilier téméraire dans une tempête reposait sur le mur. Le lit était défait et une valise crachait un amoncellement d'habits répandus sur le sol. Dans l'encadrement de la porte, Pete fixait Jacob avec des yeux fatigués.


— Pete il faut que tu m'aides !

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Un mec a volé un flingue !


Le visage de Jacob, dévasté, affichait deux yeux vert pâle comme un morceau d'émeraude ancien et poussiéreux, presque larmoyant.


— Mais Jacob, de.. de quoi tu parles ?

Pete éclata de rire, un rire qui se fracassa bruyamment contre les murs de la chambre.


— C'est ça que tu cherches ? demanda Pete d'une voix sombre.


Il tenait le pistolet entre deux doigts comme l'aurait tenu un crabe.


— Il ne faut jamais laisser le pistolet sans surveillance, ja-mais.


Jacob, le ventre retourné, recula de quelques pas.


— C'est pas ce que tu crois, fit Pete en posant l'arme au sol. Je suis ton ami.

— Comment... ?

— J'étais comme toi, juste un employé qui devait remplir le registre. Cette truie m'a viré parce que j'en savais trop sur son hôtel morbide. Par rapport au flingue, tu dormais et...


Pete, les yeux troublés de larmes naissantes, se mit à genoux.


— Je veux pas qu'il t'arrive un truc, expliqua-t-il. Cet hôtel n'est pas normal...

— Pete...

— Parfois j'ai juste envie de...


Il mima un pistolet sur sa tempe.


— Pourquoi tu es revenu ? demanda Jacob d'une voix faible, à la frontière du murmure.

— Pour te sauver pardi. Je savais qu'elle embaucherait quelqu'un d'autre.


Pete pleurait encore mais il puisa dans ses dernières ressources pour se relever. Il confia l'arme à Jacob et le gratifia d'une tape dans le dos.


— Je vais te sauver mon pote, tu finiras pas comme moi.


Jacob s'était ressaisi, son regard se para de son arrogance habituelle.


— Pete ?

— Oui ?

— T'es un chouette type.

— Merci... Toi aussi.


Pete alluma une cigarette.


— Je suis badass avec une clope non ?

— Carrément.

— Donne-moi la clé de la 308.


Une voix féminine s'éleva derrière eux :


— La fameuse chambre 308, disait-elle.


Diane se tenait sur le palier. Une bonne femme grisonnante dont les cheveux mal coiffés couronnaient un faciès colérique et ancien. Le corset qu'elle portait maintenait sa colonne vertébrale droite.

— Pete, est-ce que ton ami sait qui tu es vraiment ?


Jacob braquait le pistolet sur Diane tout en reculant de quelques pas. Pete paraissait terrorisé, sa bouche était éprise de spasmes étranges. Il écrasa le mégot sous ses baskets.


— Pete est un malade mental, commença Diane. Un schizophrène plus précisément. Il délire et se sent persécuté par tout ce qui bouge. Il prend dix médicaments différents par jour et vit au crochet de sa mère. Au fait, tu lui as montré les scarifications sur tes bras, Pete ?


Pete fondit en larmes.


— Et alors ? Ce ne sont pas des raisons de me détester !

— Tu pompes l'énergie des gens Pete. Regarde ce que tu fais faire à Jacob, il pointe une arme sur moi ! Jacob, ouvre la porte 308.


Ne sachant plus quoi penser, Jacob baissa son arme et s'enquit de déverrouiller la chambre 308. La clé tourna dans la serrure et la porte s'ouvrit dans un grincement. Il alluma la lumière et constata une chambre tout à fait classique, semblable à celle de Pete, à la différence qu'il n'y avait pas de tableau sur le mur. Il vérifia la salle de bain, rien de suspect non plus. La colère montait en lui et n'allait pas tarder à s'abattre.


Diane éclata d'un rire sinistre. Jacob jeta l'arme au sol avec rage et se tourna vers Pete.


— J'ai pointé une arme sur une femme à cause de tes délires à la con ? Elle est vide, ta putain de chambre 308 !


Pete se mit à genoux une nouvelle fois, larmoyant encore davantage.

— Jacob t'es mon ami, pourquoi tu me cries dessus ?

— On n'est pas amis espèce de pauvre taré ! Je démissionne Diane, j'en ai trop vu.

— Je ne vous en tiens pas rigueur.


Elle semblait jubiler du sort de Pete, savourant une victoire personnelle.


— Jacob, ne m'abandonne pas ! criait Pete, toujours au sol.

— Fous moi la paix, je ne veux plus jamais entendre parler de toi.

— On était amis !


Pete se leva et hurla :


— Tu comprendras quand je serai mort ! Et ce sera trop tard pour revenir vers moi !


Jacob se retourna pour lancer une invective quand Pete sauta par-dessus la rambarde. Le lustre s'effondra sous son poids et s'écrasa violemment au rez-de-chaussée dans un fracas conséquent, éclatant en grands morceaux de verre. Pete gisait par-terre près d'une ampoule grillée, mort. Jacob, retourné par le choc vomissait dans la baignoire de la chambre 308.


Épilogue :


Jacob s'enfuit de l'hôtel Atlas en possession du téléphone de Pete. L'ambulance jetait ses couleurs criardes sur la façade de l'hôtel tandis que les voitures de police s'immobilisaient devant l'attroupement effervescent.


Il s'arrêta à cinq cents mètres de l'hôtel, essoufflé et suant de gouttes galbées qui couraient le long de son corps.


Il tenait le téléphone de Pete entre ses mains tremblantes. Le cliché qui s'affichait sur l'écran verrouillé était une photo de groupe sur laquelle Pete faisait le clown. Il était écrit : « Souvenirs de l'hôpital psy». Jacob déverrouilla le téléphone qui ne comportait aucun code de sécurité. Le second fond d'écran ressemblait à une photo d'album de hard rock. Il consulta les messages récents :


« Maman j'ai rencontré un type super, il s'appelle Jacob. Je sais que je dois me méfier mais il est l'ami dont j'ai toujours rêvé. Oui, on se connaît depuis pas longtemps je sais ce que tu vas me dire ! Mais je fais attention ! J'ai peur qu'il remarque mes TOCS. Tu penses que je devrais lui dire que c'est mon anniversaire aujourd'hui ? Personne n'est venu à mon dernier anniversaire maman. »
« Maman j'ai peur pour Jacob. L'hôtel est maléfique. »
« Maman Jacob me fait confiance. »


Les larmes de Jacob tombaient sur l'écran, troublant les phrases qui suintaient d'un amour vrai.

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