La Première Lettre
Mon enfant, tu vas entendre tant de choses sur moi, lire des pans entiers de ma vie sur de foutus papiers glacés. Alors, j’aimerais te donner ma version des faits. Voilà pourquoi cette lettre, voilà pourquoi les suivantes. Ta mère te les remettra lorsqu’elle jugera le moment opportun (vu que j’ai l’intention d’appeler un chat un chat, ça risque de prendre un peu de temps). J’espère que quand tu les auras toutes parcourues, tu auras compris qui j’étais, ce qui m’animait et pourquoi j’ai fait certains choix. Qu’avec les quelques mots couchés sur ces feuilles, tu parviendras au moins à dessiner mes contours. Ce sont ceux d’un homme de trente-six ans qui a l’impression d’être un vieillard. Mes os sont fatigués des mille chemins que j’ai sillonnés, mes poumons fissurés, car les chemins en question étaient des putains de montagnes russes et mon estomac malade de tous les chemins que je n’ai pas pris. Tu vois Plume, on peut prendre quelques détours, mais le tout est de ne pas se tromper de chemin.
Ceci dit, les routes que l’on emprunte ne nous définissent pas. Comment te faire entrevoir qui je suis alors ? J’ai longuement réfléchi à la question dans les nuits noires d’Oraibi et j’ai pensé qu’il fallait en fait répondre à cette question-là : qu’est-ce qui caractérise un humain, n’importe quel humain ? Sa voix de crécelle ou de stentor ? La terre sur laquelle il a poussé son premier cri, fait ses premiers pas ? Sa peau d’albâtre ou d’ébène ? La forme de ses courbes ? La nature de ses cheveux ? Je ne le crois pas. Notre identité ne se limite pas aux quelques gribouillis figurant sur un passeport, elle n’est pas tout entière contenue dans notre ADN. Comment définir l’essence d’un homme alors ? Peut-être est-ce impossible, tout simplement. Mais on peut toujours essayer. Laisse-moi te parler de Grand-père Travis. Quand il n’était pas avec son grand copain Jésus, occupé à nous sermonner, ou à mettre nos vies dans du formol, le bonhomme passait son temps à observer les oiseaux ; il les adorait. Peut-être les prenait-il pour des messagers divins, qui sait ? Toujours est-il qu’il était capable de reconnaître n’importe quel piaf par son seul cri. Petit, j’étais friand de ses imitations de pépiements. Il faut dire que le bougre gazouillait avec talent et que c’est l’une des seules originalités qu’il se permettait. Il fallait le voir revenir du désert, heureux comme un pape parce qu’il venait de croiser un colin de Gambel. Il vouait un culte à cet oiseau joufflu, pas franchement doué pour la voltige. Un petit volatile dodu, plus à l’aise au sol que dans les airs, et qui n’a de notable que son extravagante coiffe. C’est un oiseau tout pourri, quoi. Je suis ému à chaque fois que j’en vois un, Plume. Parce que mon père l’aimait. Lorsque je pense à mes propres parents aujourd’hui, je me souviens surtout de ce qu’ils aimaient. Ce sont souvent des choses que j’ai moi-même appris à apprécier, pour me rapprocher d’eux sans doute. Et Dieu sait que la distance à parcourir pour y arriver n’était pas négligeable. Bref, si je te raconte tout ça, c’est seulement pour t’expliquer que ce que je chéris est une partie de ce que je suis. Alors, certaines de ces choses pourront peut-être continuer de te réchauffer quand je ne serai plus là. Je l’espère en tout cas. Ou peut-être que ça ne te fera ni chaud ni froid et ce sera bien aussi. Mais, allez, je me lance : j’aime les orages Plume. Entendre le ciel gronder, les éclairs zébrer l’horizon, voir la foudre frapper la terre, comme guidée par la main rageuse de Zeus, je trouve ça fabuleux. La tribu me comprend. Elle aussi aime entendre le tonnerre, qui annonce la pluie, la fertilité des sols, les récoltes abondantes, la vie. Bon, en ce qui me concerne, c’est plus son spectacle « son et lumière » que ses effets sur la terre, qui me rendent tout chose. Ça électrise l’orage ! Ça te fout une petite fessée quand tu commences à t’enfoncer un peu trop dans le coton, tu vois ? Mais la liste de mes favoris ne s’arrête pas là, rassure-toi. J’aime aussi le goût subtil de l’okra, l’impertinence des chats, les aspérités, l’idéalisme de Morel, le pétrichor, le reflet de la lune sur le lac Powell, l’écriture animale de Bukowski, les années rugissantes et leurs exquises flappers, le blanc parce-qu’il contient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, le noir parce-qu’il n’en contient aucune, la spontanéité des jazzmen, les épis de maïs grillés, la sensation du sable qui s’écoule dans la paume de la main, les insoumis, le parfum capiteux des fleurs de cactus, l’autodestruction créative de Johnny Cash et, par-dessus tout, ton odeur de calendula. Comme tu t’en doutes, il y a aussi des tas de choses que je n’aime pas, mais je n’ai pas envie de t’ennuyer avec ça alors je vais tâcher d’être concis. Les radis et les radicaux me filent la nausée, les dogmes et les ordres me font fuir, de manière générale, tous ceux qui sont sûrs de détenir la vérité m’ennuient au plus haut point, le vent met mes nerfs en pelote, j’exècre l’effet « Janis » et je n’aime pas dormir, quelle perte de temps ! Il y a aussi tout ce que j’ai malheureusement aimé trop tard : ta mère, la vie loin du tumulte et moi-même. Tout ce que je peux te dire, c’est que ces affections tardives, c’était vraiment la pire des conneries. Enfin, il y a des choses que j’ai follement aimées puis pleinement haïes, avec la même stupide intensité : les sourires de Joe, l’Église et la lumière des projecteurs. Les trois ont été pour moi sources de grandes joies, les trois m’ont aspiré dans leur néant comme des trous noirs affamés.
Choisis bien à qui et à quoi tu donneras ton affection Plume.
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