Éléments de langage

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Plaquemine, Paroisse d’Iberville, Louisiane

Samedi 20 septembre 1980, 10h00

John W. Pfeiffer était un homme bedonnant, dont le crâne très dégarni était invariablement caché par l’ample chapeau de son uniforme. Il mâchouillait souvent un vieux cigare éteint, ou à défaut, du chewing-gum, ce qui avait tendance à rendre son élocution parfois un peu pâteuse. Réélu Shérif de la paroisse d’Iberville depuis vingt ans, il atteignait la limite d’âge et avait d’ores et déjà décidé de ne pas se représenter à la prochaine échéance et de prendre sa retraite sur une ile à cocotiers. Il avait mené toute sa carrière avec un unique principe directeur, ne pas faire de vagues. Il laissait sans regrets toutes les affaires criminelles à la police d’État et se contentait volontiers de la petite délinquance et des délits routiers. En fait, ce qu’il aimait avant tout c’était parcourir les routes de son district au volant d’une voiture de patrouille, sirène et gyrophare allumés. La plupart de ses adjoints utilisaient des Chevrolet Impala, mais pour son usage exclusif, il avait choisi une Plymouth Fury, avec un moteur V8 de 5,9l sur-vitaminé.

D’un caractère plutôt affable quand tout allait bien, le Shérif Pfeiffer pouvait devenir très désagréable quand des problèmes se présentaient dans son horizon. C’est donc de très mauvaise humeur qu’il s’était pointé à son QG ce samedi matin. Après avoir rassemblé tous les hommes disponibles dans la salle de réunion du poste de police, il entreprit de leur donner la version officielle des événements de la nuit.

« Comme vous devez vous en rendre compte, je ne suis pas sur mon bateau en train de pêcher. Et vous savez tous que je déteste qu’on bouleverse mon emploi du temps du week-end. Et pourquoi je suis là ce matin et vous tous aussi en train de m’écouter ? »

Pfeiffer toisa ses hommes, la plupart regardaient leurs chaussures. Les soufflantes du boss n’étaient jamais une partie de plaisir, surtout pour le pauvre gars qui allait en prendre pour son grade.

« Me faire ça, à moi, à trois mois de la retraite, c’est impardonnable. Et à qui est-ce que je dois cette honte ? À ce bon à rien de Frank Chance, il porte bien mal son nom, celui-là ! Vous savez ce qu’a fait cet imbécile cette nuit ? »

La question du Shérif ne rencontra que le silence des hommes rassemblés.

« Cet idiot a trouvé le moyen de se faire piquer son flingue et de se faire entraver avec ses propres menottes, dans sa voiture ! Et vous savez par qui ? Pas par un camionneur bourré, pas par un bouseux du coin, par une gonzesse ! Oui, vous avez bien entendu, par la serveuse du bar de Billy, Jenny Boudreaux. »

Pfeiffer s’arrêta un moment pour mesurer son effet. Après le silence religieux, ce fut un grand éclat de rire.

« Arrêtez de rigoler bêtement, il n’y a rien de drôle là-dedans. Si la nouvelle sort de cette pièce, nous serons la risée de toutes les forces de police de Louisiane. Alors, voilà la position officielle, celle qui devra être présentée en cas de question de qui que ce soit : il n’est rien arrivé à Chance cette nuit. L’adjoint Chance n’a jamais arrêté personne cette nuit. Si un document fait état de cette incident, je veux qu’il soit détruit sur le champ. Frankie achètera un nouveau flingue à ses frais et se débrouillera pour réparer la radio de sa voiture par ses propres moyens. Fin de l’affaire ! »

Un brouhaha commença à monter dans la pièce.

« Ce n’est pas tout, reprit le Shérif. Il y a aussi eu un incident chez Billy au moment de la fermeture. Je suis passé à l’hôpital ce matin, et chez Billy aussi. Voilà ce qui s’est passé hier soir dans le bar. Un type, un chauffeur de camion a trop picolé et il a commencé à emmerder Jenny. Billy a défendu sa serveuse et le type a voulu aller aux toilettes, mais il était tellement ivre qu’il a perdu l’équilibre et s’est fait une belle entaille bien sanguinolente à la tête. Billy a prêté se voiture à Jenny pour qu’elle puisse rentrer chez elle. Le camionneur, un dénommé Henry March la bouclera, car sinon, c’est lui qui sera accusé de viol sur la personne de Jenny. Toute autre version ne serait qu’affabulation. Cette fois, c’est la fin de la réunion, retournez tous à vos postes, je ne veux plus entendre parler de ce sujet. Jamais ! »

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