Ozark Mountains, Arkansas

Vendredi 3 octobre 1980, 12h00

Becky a lu la totalité du Commercial Appeal, le quotidien de Memphis. Elle n’y a trouvé aucune allusion aux événements de la nuit précédente. Je ne suis pas surprise, le temps que la police découvre le corps et fasse les premières constatations, il était sans doute trop tard pour l’édition du matin. Il est midi lorsque nous arrivons à Cherokee Village. Je commence à en avoir assez de conduire et j’ai faim. Depuis la plaine du Mississipi, le paysage a bien changé, ce sont maintenant des collines boisées qui ont remplacé les grandes plaines. À l’exception des premiers kilomètres où elle m’a fait la lecture des titres, Becky n’a pas été bavarde, sa nuit a été courte et elle a somnolé presque tout le temps. Elle se réveille quand j’arrête le pick-up sur le petit parking au centre du village.

« On est où ? demande-t-elle en s’étirant.

— Cherokee Village, à l’entrée des monts Ozark.

— On est toujours dans l’Arkansas ?

— Oui, mais pas très loin du Missouri. On va manger quelque chose ?

— Je n’ai pas faim, me répond-elle, je vais aller marcher un peu. »

J’ai renoncé à changer son hygiène de vie. J’ai compris qu’elle ne vit pas au même rythme que moi. Quoi qu’il arrive, elle ne pourra pas aller bien loin. Le panneau à l’entrée de la ville annonçait moins de quatre mille habitants et si j’en juge par la taille du centre, ils doivent être pour la plupart dispersés dans les bois. Je me dirige vers ce qui semble être le seul diner ouvert dans le secteur, à proximité du lac. Il n’y a pratiquement personne, je m’installe au bar. Un homme âgé vient vers moi. Il ne fait aucun doute qu’il descend directement d’une tribu locale.

« Bonjour, je m’appelle Raven, je suis le patron de cet établissement, que puis-je vous servir ? Nous avons des burgers, des salades ou des sandwichs à la dinde.

— Bonjour, moi c’est Jenny, je prendrai une salade César, avec un Dr Pepper.

— C’est noté, Jenny. Dites-moi, vous n’êtes pas d’ici on dirait. Vous venez du sud ?

— Gagné, je suis née en Louisiane, mais là, je viens de Nashville, dis-je en mentant délibérément. Je voyage avec ma petite sœur, mais elle a préféré aller marcher au bord du lac.

— Nashville, ça fait drôlement loin dites donc ! Vous venez faire du tourisme dans la région ? C’est un peu tard, la saison est terminée. La plupart des hôtels ont fermé. Il n’y a plus que quelques chasseurs qui viennent le week-end.

— Non, on ne fait que passer, on va à Tusla, une affaire de famille. Il faut qu’on y soit demain. »

Je ne sais pas pourquoi, mais ça me vient naturellement, je commence à me sentir un peu paranoïaque. Ce vieil indien n’a aucune raison de nous être hostile et dans une heure nous serons reparties, mais je ne peux m’empêcher d’inventer une histoire.

« Vous avez encore de la route !

—Oui, j’aimerais bien arriver avant la nuit. »

Raven disparait dans sa cuisine après m’avoir servi mon soda. Il revient quelques minutes plus tard avec mon repas. La portion est monstrueuse. Après en avoir mangé la moitié, je lui demande de m’emballer le reste pour la route. Je ne doute pas que Becky aura faim, tôt ou tard. Je lui demande également un grand café à emporter. Je retourne à la voiture. Becky n’est pas à proximité. Je dépose les restes du repas et le café avant de me diriger vers le lac. J’aperçois la jeune femme en grande conversation avec deux types. Je m’approche un peu. L’un doit avoir à peu près mon âge, plutôt bel homme, il porte une tenue de travail maculée de graisse. L’autre est plus jeune, la tignasse en bataille. Il n’a probablement pas pris de douche depuis un moment. En me voyant arriver, Becky me montre du doigt.

« C’est ma sœur, Jenny. Elle est cool ! Jenny, je te présente Chad et Mike. Chad répare les bateaux sur le lac et Mike travaille sur des chantiers. Ils vivent dans un chalet, dans les bois près d’ici. Ils m’ont proposé d’aller boire une bière avec eux. »

Je regarde les deux hommes et Becky. Je n’ai pas de mal à imaginer leurs pensées du moment.

« Je crois que ça ne va pas être possible, dis-je, on a encore pas mal de route.

— Pour aller où ? Personne ne nous attend nulle part !

— Tu sais bien que nous devons être à Tusla ce soir. Il y a encore plus de cinq heures de route.

— Tusla ? Pourquoi veux-tu aller à Tusla ? »

Becky n’a de toute évidence pas la même prudence que moi. Elle ne vit que pour l’instant présent et le présent, pour elle, se résume à deux mecs baraqués qui cherchent à passer un bon moment avant de retourner au travail. J’hésite un instant, pesant le pour et surtout le contre. Ai-je vraiment le droit de refuser un moment de détente à la jeune femme ? Risquons-nous réellement quelque chose en acceptant de suivre ces deux hommes. Après tout, nous n’allons pas passer le reste de notre vie en nous méfiant de tout le monde. Et pour plus de sécurité, je glisserai le Smith & Wesson dans mon sac à main.

« OK, dis-je, mais on ne reste pas longtemps, il nous reste de la route.

— Super, Mike a une moto, je pars avec lui, tu n’as qu’à suivre Chad avec la voiture !

— Mais, tu n’as pas de casque… »

Peine perdue, elle est déjà partie derrière le jeune homme en direction d’un vieil engin, sûrement plus vieux qu’eux. Je regarde la moto partir dans un nuage de fumée.

« Bon, vous me suivez alors ! me dit le dénommé Chad. Vous êtes garée où ? Près du diner, je présume. Je vous retrouve là-bas dans deux minutes. »

Je retourne à la voiture. Je fouille dans mon sac de voyage pour attraper le flingue avant que Chad ne me rejoigne. Il arrive dans un 4x4 aussi vieux que notre C10, mais avec des roues surdimensionnées. Il me fait signe de le suivre et nous partons vers la forêt. Nous ne roulons pas longtemps. Chad quitte la route pour s’engager sur un chemin qui descend vers le lac.