Une bille pas comme les autres

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Trottinant d’un pas léger, Anna traversait un bois clairsemé sur le chemin caillouteux menant à la Cabane. Quelques bourrasques accompagnaient ses pas. Lorsque le vent soufflait pour un temps prolongé, elle ouvrait grand les bras et sautait du plus haut qu’elle pouvait, imaginant soudain s’envoler, emportée dans les airs, et planer longuement dans les hauteurs avant de redescendre se poser en douceur sur le sol. Les autres enfants avaient dû partir plus tôt que prévu, et il lui restait une demi-heure avant de devoir rentrer chez elle pour le repas du soir. Elle avait donc le loisir d’inventer toutes les histoires qui lui plairaient en explorant les environs. Ses parents étaient arrivés dans la région la semaine précédente, et bien qu’elle eût déjà effectué plus d’une fois le trajet jusqu’au parc, elle ne s’était jamais attardée sur l’espace séparant la Cabane de la place de jeu. Elle se promenait donc guillerette, balançant ses bras dans le vent en repensant à la conversation qu’elle avait eue avec deux filles restantes avant leur départ.

L’une soutenait fermement que la magie n’existait pas. Anna était persuadée du contraire. La magie, c’était son domaine, elle y croyait dur comme faire depuis toute petite. Les deux avaient beau eu argumenter pendant plusieurs minutes, aucune n’avait su convaincre l’autre. Pendant ce temps, la troisième avait servi d’arbitre. Pour éviter que la conversation ne tournât en querelle, elle avait conclu que la magie existait peut-être un petit peu, mais pas totalement. Il y avait bien des choses mystérieuses dans le monde, toutefois, il n’existait certainement pas de fées, de lutins et d’autres créatures fantastiques que l’on rencontrait dans les contes. Anna avait une explication à cela, mais comme elle ne voulait pas provoquer de dispute, elle avait préféré se taire.

Sautant sur un muret bordant le chemin, la petite exploratrice se mit à parler à voix haute, imaginant la conversation qu’elle aurait pu tenir à sa camarade. « Moi, je sais pourquoi on ne voit plus de magie. C’est parce que tout le monde a arrêté d’y croire, alors la magie est partie. Chaque jour, chaque fois que quelqu’un affirme qu’elle n’existe pas, elle part un peu plus loin. »

Elle s’arrêta un instant sur le muret et contempla le paysage secoué par de légères rafales avec déception. Depuis cette hauteur, les quelques arbres dégarnis poussant aux alentours faisaient pâle mine, tels de petits vieux ridés et fatigués, trop éloignés les uns des autres pour pouvoir s’apporter un quelconque soutient. « Et quand on ne croit plus en la magie, tout devient gris, et ça nous donne envie d’arrêter d’y croire. » Soupira-t-elle. Le vent s’était calmé. Elle observa quelques secondes les dernières feuilles tomber au sol et le monde s’immobiliser dans un calme étrange, étouffant. Que se passerait-il lorsque toute la magie s’en irait ? Elle réfléchit à une réponse qui puisse lui redonner le sourire. Malgré ses efforts, elle n’y arriva pas et en tira la conclusion qu’un monde sans magie serait un monde privé de joie. Se secouant avec force, elle balaya cette éventualité. Il était hors de question que cela arrivât.

Sautant à terre de l’autre côté du muret, elle s’approcha d’un arbre. Posant sa main contre l’écorce lisse, elle reprit son monologue. « J’ai failli tomber dans le piège. La magie est toujours là, il faut juste faire très attention pour la voir, parce qu’elle se cache derrière des choses qui ont l’air totalement ordinaires. »

Le vent se remit à souffler, comme pour confirmer ses paroles, lui tirant un rire. Se laissant guider par la brise, elle se remit en route, s’éloignant du sentier pour se promener dans la végétation éparse. De loin, cet environnement lui avait paru d’un ennui mortel, c’était certainement la raison pour laquelle elle n’avait jamais pris le temps de l’observer de plus près. En s’aventurant entre les petits buissons et les hautes herbes, elle se rendit vite compte qu’il recelait quantité de formes et de nuances qu’elle n'avait que rarement observées de si près.

Hors des sentiers, le bois se chargeait de replis mystérieux, de rochers semblables à de petites montagnes, de buissons chargés de fruits lisses et pourpres à la surface brillante, d’arbustes aux feuilles vertes et dont les branches frêles se déployaient fièrement. Il n'en fallait pas plus à la jeune fille pour imaginer quelles histoires merveilleuses avaient pu se produire dans cet endroit.

Tandis que les péripéties de personnages miniatures et imaginaires défilaient dans sa tête, elle sautait sur une pierre, s’accroupissait près d’un buisson particulièrement touffu, suivait du doigt les motifs de l’écorce d’un arbre, et se faisant, elle constatait avec quelle facilité elle était capable de rendre la magie à ce lieu. Même le temps couvert semblait soudain colorer les arbres de teintes argentées.

Après quelques minutes à gambader, elle tomba sur un espace particulièrement clairsemé. Sans y prendre garde, elle se dépêcha de le contourner, préférant retourner aux zones plus denses en végétation. Comme pour lui rappeler sa réflexion précédente, le vent se calma à nouveau, plongeant l’endroit dans un silence pesant. Il lui fallut quelques secondes pour s’en rendre compte, lorsque la mélodie de l’air dans le feuillage commença à lui manquer. Elle comprit alors son erreur.

« Merci le vent ! » souffla-t-elle en retournant vers ce qui aurait pu ressembler à une minuscule clairière si le bois avait été plus garni. Décidément, elle ne pouvait se permettre de négliger la moindre parcelle. Là, s’arrêtant les mains sur les hanches, elle se mit à considérer l’endroit. La zone circulaire de moins de deux mètres de diamètre était un cas particulièrement inquiétant d’absence de magie. Pendant plusieurs minutes, elle observa le sol terreux, couvert de cailloux et pratiquement dépourvu de mousse ou de la moindre pousse. Un laps de temps qui lui parut extrêmement long s’écoula avant que l’ennui ne l’envahît.

Il était bientôt l’heure pour elle de rentrer si elle voulait souper avec ses parents et le jeu avait perdu son intérêt. Elle se remit en route, se faisant distraitement la réflexion qu’elle ne pouvait pas forcément ramener la magie partout. Il y avait peut-être des lieux où cela était simplement impossible…

Après avoir parcouru une dizaine de mètres, elle se figea, entendant plus fort que jamais le silence pesant qui l’entourait. Était-ce réellement un jeu ? L’absence du moindre souffle lui parut soudain étrange. La part d’elle qui quelques minutes avant jouait en toute insouciance lui soufflait de revenir et de poursuivre sa quête. Une autre part d’elle qu’elle appréciait moins, mais qui lui avait maintes fois sauvé la mise, insistait pour qu’elle quittât au plus vite cet endroit et rentrât chez elle.

Était-ce réellement un jeu ? À présent, elle était bloquée sur place, comme si ses jambes s’étaient enracinées dans le sol. Dans sa tête, deux discours se déroulaient en alternance. D’un côté, elle listait toutes les raisons qu’elle avait de rentrer chez elle. Il commençait à se faire tard et elle risquait de se lasser définitivement de ce jeu si elle se forçait à le poursuivre. Elle n’avait par ailleurs pas envie de se trouver dans le bois lorsque la nuit serait tombée. De l’autre elle remettait en cause ses propres paroles. Si elle croyait réellement en la magie, elle ne pouvait pas se permettre d’abandonner le moindre carré de terre, sinon, ce serait le début de la fin. Ce serait faire preuve de paresse, comme les adolescents et les grandes personnes qui refusaient de jouer sous prétexte qu’ils étaient fatigués. Comme les adultes qui lui disaient qu’un jour elle finirait par se désintéresser de ses jeux. Ce serait céder et suivre le chemin de toutes ces personnes qui avaient arrêté de croire et qui faisaient que chaque jour, la magie disparaissait un peu plus de leur monde.

Ce petit bois était une épreuve. Si elle ne la réussissait pas il y aurait des conséquences. Elle n’en était pas sûre, mais cette perspective la percuta suffisamment pour déraciner ses bottes et leur faire prendre le chemin inverse. Un pas après l’autre, toujours hésitante, elle revint vers le petit carré de terre caillouteuse. Il lui sembla encore plus minable et sans intérêt que lorsqu’elle y était arrivée quelques minutes plus tôt. Soupirant longuement, elle s’accroupit et reprit son observation minutieuse, détaillant la forme de chaque caillou.

Le vent ne se leva plus, pas même la plus légère brise. Concentrée, il lui fallut quelques instants pour retrouver du plaisir à la tâche qu’elle s’était imposée. À son grand soulagement, les minutes recommencèrent vite à lui apporter des surprises. En y regardant de plus près, elle remarquait soudain la singularité de la couleur de chaque petite pierre. Les nuances étaient à peine perceptibles. Des teintes de bleu, de rose, de vert, parfois une fine zébrure de ça et de là. Elle en saisissait parfois une pour la regarder de plus près, et lorsqu’il fallait la reposer, elle s’arrangeait pour l’aligner avec d’autres, formant de petites arabesques. Du point de vue de la forme, certaines étaient plus allongées, d’autres rectangulaires, l’une avait une légère pointe, l’autre en étoile. Elle en trouva une particulièrement ronde et légère qu’elle soupesa dans sa main un instant avec étonnement avant de se faire la réflexion qu’il pouvait s’agir d’une simple bille de plastique. Elle hésita à la jeter plus loin, considérant que ce petit objet de confection humaine n’avait rien à faire dans cet espace, mais elle se ravisa lorsqu’elle constata qu’elle aimait l’uniformité de l’objet et qu’elle lui trouva une soudaine utilité.

Une idée avait germé dans son esprit. Glissant la bille dans une poche de son pantalon, elle alla chercher une branche et se mit à dessiner sur le parterre caillouteux. Rapidement, un petit mandala s’y fit reconnaitre, comportant plusieurs arabesques partant du centre. Elle vint alors placer au milieu dans un creux la petite bille blanche et recula alors pour admirer le résultat. Le spectacle était à la hauteur de ses attentes. À présent, au milieu de ce bois désert et morne se trouvait cette petite oasis de pierre au centre de laquelle trônait la bille, tel un joyau enchanté.

Elle avait réussi sa mission. Le vent ne soufflait plus, mais le silence se faisait de plus en plus léger. Il lui rapportait les bruits lointains de la vie. Un ruisseau courant un peu plus loin, un bruit de voiture. Toutes sortes de petits craquements liés aux chutes de brindilles, à l’envol d’oiseaux. S’accroupissant à nouveau, elle fixait à présent la petite sphère centrale. Il lui semblait qu’en cette place, elle captait toutes les lueurs d’argent du ciel, s’en nourrissait pour les diffuser à la manière d’un soleil blanc. Pourtant, elle aurait juré quelques secondes plus tôt que la bille possédait une surface mate et trop granuleuse pour refléter la moindre lumière. Tandis que les secondes passaient, l’impression se transformait en certitude. L’objet avait bel et bien changé d’apparence et s’était couvert de reflets irisés. La différence n’était qu’à peine perceptible, mais après avoir passé les dernières minutes observer minutieusement tout ce qu’elle rencontrait aux alentours pour y déceler une bribe de magie, cela ne faisait plus de doute. Cette petite perle en était gorgée.

Le soleil passa à cet instant en dessous de la couche nuageuse et le ciel s’emplit de couleurs chatoyantes. Les nuages semblèrent prendre feu et le paysage entier se recouvrit d’or, de rouge et de rose. Le bois était métamorphosé, resplendissant d’une splendeur princière. Les petits vieux solitaires avaient laissé place à de fières statues, le gris avait disparu pour se charger de milles teintes d’orange. La nature se retrouvait envahie des couleurs chaudes de la fin de journée tandis que le soleil bordait le monde d’une nape chaleureuse avant d’aller se coucher. Dans la quiétude du début de soirée, la perle était pourtant égale à elle-même, de son blanc éclatant à la surface irrégulière et argentée, témoin indéniable de cet extraordinaire après-midi.

Anna s’était attardée beaucoup plus longtemps que prévu. Elle ne s’en désolait pas, mais il lui fallait à présent rentrer. Sans hésiter, elle attrapa la perle pour la ranger à nouveau dans sa poche. Avant de partir, elle glissa un autre petit caillou à sa place, jugeant qu’elle ne pouvait laisser vide ce trône miniature, puis s’en fût avec hâte, courant entre les arbres, sautant par-dessus les petits buissons. Elle était impatiente de rentrer à la Cabane pour raconter à ses parents son incroyable aventure, et entendre les histoires qu’ils auraient à lui raconter à propos de sa trouvaille, sa perle magique.

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