Chapitre Unique

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"Savais-tu, Richie, qu'autrefois, les tortues arboraient un plumage ? Je vois bien que cette notion toute biologique te laisse dubitatif mais permets moi de te raconter une histoire pour te le prouver."

L'écho de ces mots, portés par un timbre de voix que je n'ai jamais oublié, m'accompagne toujours après toutes ces années.

Aujourd'hui, quand un journaliste ou un critique littéraire me demande quelles sont mes références, mes sources d'inspiration, je cite invariablement Howard Phillips Lovecraft pour son univers aussi sublime qu'écrasant, sans espoir ; Stephen King pour la plongée saisissante de réalisme dans la psyché de ses personnages confrontés à l'horreur. Viennent ensuite des auteurs tels que Philip K. Dick, Edward Abbey, Charles Bukowski, James Lee Burke et bien d'autres encore. Pourtant, il existe une personne que je n'ai jamais citée en interview car lui possède un statut à part surtout dans mon coeur. Mon grand-père paternel Merrill.

À ma connaissance, jamais il ne publia ni n'écrivit quoi que ce soit mais son vivier imaginatif semblait inépuisable. Lui et moi partagions chaque jour cet instant avec une grande impatience réciproque même si nous n'en avons jamais parlé ensemble. Il s'agissait là de la chose la plus naturelle qui soit entre un vieil homme et son petit-fils, un moment de communion rituelle, de privilège, un souvenir que je garde encore aujourd'hui dans ma vie, essayant de la perpétuer pour mes enfants, pour moi et à travers mes écrits.

J'avais onze ans quand il me narra cette histoire. Pour le quatrième été consécutif, je quittai mon cocon familial afin de passer une partie des grandes vacances chez mes grands-parents, loin dans le sud du pays. Dès les premières douceurs printanières, je me sentais gagné par une excitation d'abord ténue puis de plus en plus forte à chaque nouveau jour jusqu'au paroxysme du départ. Des collines verdoyantes de mon New Jersey natal avec pour ligne d'horizon les gratte-ciels de Manhattan, je ne rêvais plus que des immensités bleues du ciel et de l'océan des Keys, du rose de ses flamants, du vert du key lime pie préparé par ma grand-mère. Sans oublier les teintes bigarrées, exotiques des orchidées que cultivaient Papy dans une serre de son jardin.

Je laissai ma ville d'Hambleton, mes amis pour la bourgade de Rum Cay, minuscule bout de terre à fleur d'eau sur la Grande Bleue où je retrouvais quelques cousins, d'autres compagnons de jeu de mon âge.

Abandonner derrière moi, assis dans l'habitacle de la Ford Galaxy 70 de mon père, le continent au delà de Miami puis des Everglades, me donnait l'impression, à suivre le fin ruban d'asphalte qui allait d'îlot en îlot, d'être un astronaute à la découverte d'un monde extraterrestre aquatique et coloré. Je me sentais ridiculement petit devant ces horizons infinis.

Là-bas, la vie s'habillait de ses plus simples atours, j'y appris le goût du peu, de la communion avec les éléments. Grand-père m'enseigna la pêche dans les criques ou la mangrove, à lire les courants et les trous d'eau pour repérer et appâter les poissons. Il me montra aussi comment allumer et entretenir un feu, à déchiffrer les mouvements des nuages pour savoir quand la pluie tomberait, comment soigner les fleurs qu'il bichonnait, sa préférence allant à ses orchidées sauvages. Grand-mère, elle, m'inculqua la cueillette des fruits, comment choisir les meilleures mangues, les pêches les plus mûres, les noix de pécan sur les arbres puis comment les cuisiner. Par ce rythme de vie hors du temps, j'avais le sentiment de marcher dans les traces de Huckleberry Finn où les lagunes de sable presque blanc remplaçaient le Mississippi et ses rives boueuses.

Mais le moment que je préférais par dessus tout avait lieu chaque soir, après le repas et les petits préparatifs du coucher. Pendant que je me brossais les dents dans la salle de bains attenante, Grand-père venait dans ma chambre, la même qu'avait occupée mon père des années plus tôt, et s'installait dans le fauteuil sous la fenêtre restée ouverte. Il posait ses yeux d'un bleu soutenu sur le noir de la nuit, à la recherche de l'inspiration. Jamais il n'apportait de livre, seule son imagination l'accompagnait pour créer les meilleures histoires. Moi, j'attendais silencieux et attentif, l'observant en coin ; puis un sourire malicieux naissait sous sa barbe de trois jours et il posait enfin son regard sur moi. Il m'en raconta de nombreuses, j'en oubliai certaines, au contraire d'autres qui laissèrent une trace indélébile dans ma mémoire. Celle-ci commençait ainsi :

 " Est-ce que je t'ai déjà raconté, Richie, comment les tortues ont perdu leurs plumages ?

 - Non, Papy, jamais. Mais ça n'existe pas, les tortues à plumes. dis-je en riant.

 - Plus aujourd'hui mais c'était le cas il n'y a pas si longtemps que ça. En fait, leur métamorphose a eu lieu quelques années après la guerre qui déchira le pays en deux. A l'époque, mon propre grand-père possédait la plus grande plantation de canne à sucre des Keys ainsi qu'une raffinerie et deux distilleries, une ici et l'autre à Tavernier. C'était une époque heureuse sur le domaine même si la ségrégation battait son plein à l'extérieur. Mon arrière-grand-père ne rabaissa jamais ses ouvriers, leur offrit toujours des conditions de travail correctes et mon grand-père octroyait à son personnel, dans la lignée de son père, un salaire équivalent à celui des Blancs de la région, ce qui suscitait quelques inimitiés et attisait de vieilles rancœurs parmi ses voisins. Mais ça, c'est une autre histoire.

Parmi les employés, il y en avait un qui s'appelait Cassius. Un beau jeune homme, un solide gaillard fort comme un taureau, aussi malin qu'un renard et un travailleur exemplaire. Grand-père l'aurait volontiers nommé contremaître si Cassius n'avait pas eu un problème récurrent.

 - Ah bon, c'était quoi, ce problème ? demandai-je.

 - Il se démenait, il s'excusait platement et promettait de faire plus attention mais Cassius arrivait presque systématiquement en retard au travail le matin. Il vivait de l'autre côté de Catfish Bay et les gens du quartier le voyaient très régulièrement courir le long de la plage pour essayer d'arriver à l'heure à la plantation. Un proverbe circulait même à son endroit : " Si Cassius court, c'est qu'il est peut-être encore temps." Et pour l'avoir vu une fois ou deux courir, je peux te dire, Richie, qu'il galopait rudement vite.

Puis vinrent les premières rumeurs d'événements étranges que l'on rapporta aux oreilles de Grand-père. D'abord quelques détonations sourdes comme des roulements de tonnerre au passage de Cassius puis des tortues s'étaient retrouvées complètement déplumées dans le sillage du jeune homme, comme de vulgaires volailles. Grand-père rit d'abord de l'absurdité de la situation mais devant la répétition des racontars colportés, il craignit la résurgence de vieilles superstitions liées au vaudou encore bien présent dans la région à cette époque. Il lui fallut donc agir rapidement et il décida d'organiser une course avec les meilleurs sprinteurs de l'archipel le dimanche suivant.

Parmi eux, l'arrière-grand-père d'un champion actuel qui avait la réputation d'être plus rapide que la foudre puisqu'il en portait le nom. Il venait de Jamaïque et se nommait Ulysses Bolt. Un sportif de haut niveau, à l'allure arrogante, un compétiteur né, le plus féroce concurrent pour Cassius sur cette épreuve. On organisa aussi une battue afin de capturer un spécimen de chaque tortue vivant sur l'îlot, de la frêle tortue de soie à la terrifiante tortue-typhon, redoutable carnassière que même les alligators hésitaient à attaquer pour vérifier si Cassius était réellement capable de déplumer une tortue. On prévit de les placer à intervalles réguliers tout le long de Main Street, de la première devant l'entrée principale de Gosford Park, à cent mètres de la mairie à la dernière au pied du phare de Myrtle Beach à près de quatre kilomètres du point de départ.

Quand le dimanche arriva, une foule incroyablement nombreuse se pressait dès l'aube pour s'attribuer les meilleures places. Toute la ville était là, on avait même l'impression que la population entière des Keys s'était déplacée tant il y avait du monde. Toute la rue semblait parée de lin blanc, les hommes portaient leurs canotiers, les femmes leurs plus belles parures, d'extravagants chapeaux. Le maire invita Ernest Hemingway pour donner le départ du concours et le peintre Homer Winslow pour immortaliser l'événement. Le temps était superbe et idéal, ensoleillé, une légère brise marine soufflait.

Un peu avant midi, les huissiers et les juges de ligne prirent position le long du parcours puis arrivèrent les coureurs. On les voyait s'échauffer, leurs peaux luisantes de transpiration sous le soleil, fiers et concentrés.

Fidèle à sa réputation, Cassius se présenta en retard sur la ligne de départ sous le regard hautain de ses adversaires. Face à leurs tenues de sport ajustées, il faisait presque peine à voir dans ses habits du dimanche, un short et une chemise en coton un peu trop amples. Etranger au monde de la compétition, il n'avait pas conscience de cette différence et alla humblement saluer chacun de ses concurrents qui le toisèrent en retour. Ce qui déplut à Grand-père qui, ne me lâchant pas la main, m'entraîna dans son sillage et traversa la foule pour glisser quelques encouragements à l'oreille de Cassius. Moi, au milieu de tous ces colosses à la peau brune, je peux te dire, Richie, que j'étais terriblement intimidé et je me sentais tellement minuscule dans l'ombre de ces géants. Cassius écouta attentivement Grand-père puis quitta sa chemise, découvrant son large poitrail et ses bras aux muscles puissants de travailleur des champs. Du haut de mes dix ans, la stature de Cassius m'impressionnait considérablement. Je me disais qu'il pouvait être aussi rapide sprinteur que formidable lutteur. Mais derrière cette ostentatoire force physique, demeurait son imperturbable sourire, cette douceur que j'aimais tant chez lui. Il baissa les yeux vers moi et me fit un clin d'oeil juste avant que nous ne retournions nous asseoir en tribune avec mon grand-père. Il allait gagner, j'en étais sûr mais je ne savais pas encore dans quelles proportions.

Pour la première fois, Cassius glissa ses pieds dans les starting-blocks et c'est peut-être là la cause de son départ désastreux. À midi passé de vingt minutes, Ernest Hemingway pointa enfin le pistolet d'alarme vers le ciel et tira un coup unique. La détonation claqua dans l'air, un petit nuage de fumée s'éleva et, dans un élan réflexe, les coureurs s'élancèrent dans un mouvement gracieux et fluide mais Cassius resta figé sur sa ligne, surpris. Puis il parut émerger de sa torpeur et fit ses premières foulées. D'abord courtes, hésitantes comme s'il ne se souvenait pas la raison de sa présence au milieu de cette foule. Rapidement, elles devinrent souples, amples, d'un naturel désarmant et Cassius prit de la vitesse. Bientôt, il fut impossible de distinguer nettement ses jambes et on sentit les spectateurs se dresser, se tendre. En cinq foulées, il rattrapa les derniers participants, les dépassa tel un courant d'air et les distança. Son allure augmentait encore. Sa prochaine cible se prénommait Ulysses Bolt. Le Jamaïcain jeta un coup d'oeil dans son dos et la surprise le saisit quand il se rendit compte que Cassius le talonnait déjà. Il tenta d'accélérer, de résister aux assauts de ce coureur non-professionnel mais il dut s'incliner devant le don naturel de son adversaire. Sans donner l'impression de forcer outre mesure, Cassius le doubla d'une rafale.

Quelques secondes plus tard, au moment où Ulysses abandonnait, dépité, déséquilibré par le brusque appel d'air, Cassius arriva à la hauteur de la tortue de soie et on entendit un pfoof ! léger mais bien distinct. La foule poussa un oh ! de surprise tandis qu'un nuage duveteux s'élevait depuis la position de la tortue. Un juge se précipita, des journalistes également pour photographier la scène et tous attestèrent que le pauvre animal était à présent aussi glabre qu'un vieillard.

Cassius, dans sa lancée, accéléra encore. Les chapeaux s'envolaient sur son passage, le sable se soulevait en une nuée ocre. Les arbres s'agitaient dans le sillon du jeune homme de la même manière qu'à l'approche d'un orage tropical. On entendit deux autres explosions quand il dépassa les tortues suivantes. Les spectateurs commençaient à se regarder, effarés. Ils se demandaient certainement à quoi on assistait en ce jour. Moi même, je me posais la question. Cette journée prenait une tournure folle, émaillée par de nouvelles détonations.

Cassius s'éloignait rapidement jusqu'à devenir à peine plus gros qu'une tête d'épingle dans le lointain de la ligne droite. Les gens se penchaient pour essayer de l'apercevoir encore, la main en visière sur les yeux, les mieux équipés le suivaient avec leurs jumelles ou leurs longues-vues. Tout au bout, ne restait que la tortue typhon, l'épreuve ultime. Une poignée de secondes plus tard, un dernier bang ! résonna bien plus sonore, plus puissant que les précédents. Je vis Grand-père se redresser et étouffer un juron que la bienséance m'interdit de te répéter ici, Richie, si je ne veux pas avoir d'ennuis avec ta grand-mère. Moi, tout ce que je vis fut un étrange miroitement et une colonne de poussière qui montait haut dans le ciel. On entendit les crachotements des haut-parleurs installés le long du parcours, un commentateur confirmait que la dernière tortue venait de voir son plumage pulvérisé par l'onde de choc provoquée par Cassius, envoyant valser par la même occasion le juge cul par-dessus tête dans les fourrés. Près de deux cents mètres furent nécessaires à Cassius pour qu'il stoppât sa course. Une distance pendant laquelle les gens dans la foule se regardèrent sans un mot, abasourdis.

C'était le spectacle le plus incroyable auquel tout Rum Cay venait d'assister et je me sentais moi aussi émerveillé. Grand-père, lui, se frottait les mains. Non seulement, il venait de vaincre de ses détracteurs mais, en plus, les retombées économiques pour la plantation promettaient d'être très bénéfiques. Grand-père en capitaliste avisé réfléchissait déjà à comment faire fructifier l'aura nouvelle autour de Cassius et par ricochet de notre nom.

Ce jour-là, dans un élan de liesse, on porta Cassius en triomphe. Le maire le nomma quelques jours plus tard citoyen d'honneur. S'ensuivirent des exhibitions partout dans le pays et même une tournée en Europe. Mais chaque médaille a son revers et les tortues que l'on plaçait sur la trajectoire de l'ouragan Cassius perdaient définitivement leurs plumages. Même la tortue-yéti d'Asie perdit son duvet et l'espèce s'éteignit quelques années plus tard. Dans le même temps, les affaires de la famille devinrent florissantes.

Au bout d'un temps, lassé par tous ces voyages, Cassius demanda à rentrer au pays... Mais je vois que tu t'endors, mon petit Richie. Je pense qu'il se fait tard et nous finirons cette histoire une autre fois..."

La voix de Papy douce et apaisante me provenait de bien loin, je me glissais entre mes draps et les bras de Morphée, les yeux presque clos.

Des histoires de Grand-père Merrill, celle-là reste l'une des plus marquantes. Peut-être pour la beauté pleine de poésie de son récit, peut-être aussi parce que cet été-ci, je ne rentrais pas chez moi début août comme les années précédentes mais quelques jours avant la rentrée scolaire de septembre car j'appris deux semaines plus tard la maladie qui devait emporter mon père. J'éprouvais évidemment de la colère devant ma mise à l'écart, de l'impuissance mais aussi quelque chose comme de la gratitude car le terreau de mon imaginaire trouve ses racines en cet endroit. Aujourd'hui, Grand-père n'est plus mais je lui dois l'écrivain que je suis devenu. Bien gravés dans ma mémoire, je garde une pleine bibliothèque de souvenirs, quelques leçons de vie et surtout cette notion importante dans mon parcours d'auteur, la suspension d'incrédulité ou l'art de manipuler mes lecteurs pour les emmener dans mes récits.

Je lève les yeux de mon bureau, je regarde l'orchidée en pot sous les rayons de soleil sur le rebord de la fenêtre. Ses couleurs me renvoient pour un instant dans les Keys. J'espère, Papy, que je suis aussi doué que toi pour ouvrir la porte sur des mondes fantastiques...

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