Ma douce

6 minutes de lecture

J'ai longtemps voyagé,

Avec pour seul bagage, ma valise,

Unique témoin de mon âge et de mes origines.

J'ai longtemps voyagé,

Sachant où j'allais,

Mais ignorant d'où je venais.

J'allai dans mon pays natal,

La terre de mes ancêtres.

J'allais tout droit,

Regardais devant.

Jamais derrière.

A chaque village, je m'arrêtais,

Chantais, dansais,

Peu à peu, les gens se joignaient à moi,

Chantaient, dansaient,

M'offraient à boire et à manger.

Et comme, aussitôt, je repartais,

On parlait de moi partout sur la trace de mon passage.

Mais que murmurait-on sur l'étrange femme au voile coloré?

Sur celle qui, toutes les nuits, faisait courir son ombre derrière le feu?

Lorsque je demandais, nul ne le savait.

Alors, je continuais ma route,

Allais tout droit,

Regardais devant.

Jamais derrière.

Je me rappelle avoir dû marcher pendant des jours.

Plusieurs fois.

Je me rappelle avoir dû marcher pendant des jours,

Avec pour seul repas,

Le souvenir, sur ma langue, du village dernier.

Je me rappelle de la bouche pâteuse et des yeux secs.

Je me rappelle aussi de la douleur,

Naissant écrasée sous le poids de mes pieds,

Elle réussissait tout de même à remonter jusqu'à la tête.

Elle n'était pas extrême,

Juste présente,

Tout le temps.

Je finissais même par l'oublier.

Elle se fondait alors dans le décor de ma douce folie,

Passait inaperçue aux yeux de tous,

Y compris des miens.

Je me la remémorais uniquement lorsqu'elle s'en allait.

Enfin libérée de ce malaise, je me sentais toute légère,

Comme si les nuages m'avaient apprivoisée.

Je préférais pourtant le ciel de nuit,

Sans nuages,

Le cimetière de mes amis.

Là-haut, chaque étoile brillait un défunt,

Un souvenir, aussi.

Lorsque jétais seule,

Je m'allongeais sur le sable,

Il était si doux,

Et froid aussi.

Le foid de la nuit,

La nuit du désert,

Le désert de mes ancêtres.

Une fois allongée,

J'attendais assez longtemps pour que l'habitude de l'immobilité s'installe,

Comme l'envie du premier mouvement.

Une renaissance.

Puis des gestes, épars.

Une danse.

Entre apnée et respiration,

Crispations et relâchements,

Jeu complice avec le voile qui couvre et découvre,

S'entortille,

Claque dans les airs,

Soulève le sable.

Ces moments-là étaient pour moi un monde entre deux mondes,

La soudaine manifestation de mon mal-être.

Mal-être.

C'était le prénom de mon autre moi.

Elle était irrelle et pourtant bien là,

Parfois lisse, grave et même drôle,

Tantôt bienveillante, tantôt menaçante.

Elle annonçait touours sa présence d'un doux chuchotement à l'oreille,

Ou de coups sourds frappés derrière les murs et les portes.

J'ai essayé, plusieurs fois, de l'expliquer à quelqu'un,

D'attraper l'insaisissable.

Pour toute réponse, une presque immobilité.

Alors je repartais,

Allais tout droit,

Regardais devant.

Jamais derrière.

A beaucoup d'endroits, on me demandait mon prénom.

Mais comment dire à ces gens que je n'en avais pas?

Alors je leur répondais que j'étais quelqu'un,

Une personne sans importance,

Juste de passage.

Je devenais ainsi "la femme au voile".

Pas parce que j'en portais un,

Toutes les femmes en portaient un.

Mais juste parce que, sur un coup de tête, j'avais décidé d'en couvrir mon visage,

Entièrement.

Un jours, une enfant m'a dit:

"Puisque tu ne veux pas dire ton prénom, dis moi la couleur de tes yeux".

Encore une fois, je n'ai pas osé dire que je n'en avais pas.

Mais elle n'arrêtait pas de me le demander.

Alors pour elle, rien que pour elle, j'ai enlevé mon voile.

Juste pour qu'elle voit d'elle-même.

C'était la première fois.

Je ne savais pas son âge, mais je me rappellerais toujours de sa réaction.

Un simple "ah".

Comme si elle avait déjà vu des milliers d'yeux comme les miens.

Puis un "tu n'avais qu'à me dire qu'ils étaient blancs".

Ce jours-là, j'ai décidé que je ne l'enleverais plus jamais,

Pas pour qu'on me dise ça.

Lorsque j'expliquais ma décision, personne ne la comprenait vraiment.

Pourtant cette enfant n'aurait pas pu dire pire horreur.

Dans sa bouche, toute la douleur de cette privation devenait banalité.

C'était peut-être égoïste,

Mais je ne le supportais pas.

Dans ces moments-là, lorsqu'on me faisait mal,

Je repartais,

Allais tout droit, regardait devant.

Jamais derrière.

C'est ce que j'ai voulu faire.

Mais la petite est revenue.

Je ne sais pas comment elle a deviné mon secret mais elle m'a dit:

"Ne pas avoir de prénom, c'est comme être nue,

Tu n'as pas de prénom donc tu n'es personne,

Mais tu as ton voile donc tu es quelqu'un

Mais juste quelqu'un.

Ni plus,

Ni moins."

Ces paroles m'ont profondément bléssée.

Mais comment lui en vouloir?

Ce n'était qu'une enfant.

Aujourd'hui, avec le recul de mon âge, je me demande si elle ne l'avait pas fait exprès.

Pour le plaisir de voir souffrir.

Je ne l'ai jamais su.

C'est l'inconvéniant de ne pas pouvoir voir les visages des autres.

Je repartis.

Mais ce soir-là, il n'y eu pas de village,

Ce soir-là, il n'y eu pas de feu non plus,

Ni de danse.

Je n'en avais pas le courage.

Alors ce soir-là, je continuai ma route,

Sans m'arrêter,

Et la route dura longtemps,

Plus longtemps que d'habitude

Tellement longtemps que je me demandais si elle s'arrêterait un jour.

Et un jour, je sentis l'eau sous mes pieds.

Ma première pensée fut de traverser ce cours d'eau,

La seconde fut l'océan.

Alors, pour la première fois, je dus déroger à ma règle.

Devant devint derrière,

Derrière devint devant,

Je fis demi-tour.

Puis me ravisai.

Tournai à droite,

Tournai à gauche,

M'arrêtai.

La danse autour du feu me revint,

Une danse comme une autre,

Sans directions.

Juste une danse qui va là où bon lui semble.

Alors, comme la danse autour du feu,

J'allai là où bon me semblait.

Dans une direction, au hasard,

Ne portant aucun nom.

Mais beaucoup de promesses.

Ce soir-là, il y eut un village.

Il y eut aussi un feu.

Et une danse.

Il y eut même des chants et de la musique,

De la joie.

Et cette-fois-là, une femme me proposa même de dormir chez elle.

Sous un toit, et même sous une couverture.

A l'abri du vent glacé.

C'était la première fois.

Elle m'avait juste dit son prénom.

Anaé.

Puis elle m'avait dit de la suivre, de m'allonger,

Elle avait posé une couverture sur mes épaules et le bruit de ses pas avait disparu.

Elle avait une voix claire, mais pas trop aigu.

Elle avait aussi des mains toutes douces,

Comme la couverture qu'elle m'avait prêtée.

Le lendemain, je fus très étonnée,

Elle qui m'avait semblée si peu bavarde, l'était en fait énormément.

Elle me posait plein de questions sans jamais s'arrêter.

Arriva celle de mon prénom.

Je restai muette.

Alors, elle se tû également, faisant durer le silence.

Puis elle se leva.

J'entendis quelque chose à mon oreille, mais ce n'était pas elle.

Je ne savais que trop bien de qui il s'aissait,

Cette petite voix d'ange qui me chantait des horreurs comme on chante une berceuse.

Je me crispai,

Me repliai sur moi-même.

Cette position m'était familière.

Un souvenir d'enfance parmi d'autres.

Le souvenir de mes cries et des claquements de la lanière de cuir sur mon dos,

Le souvenir de mes larmes mélangées à ce liquide rouge ruisselant partout sur mon corps,

Puis le souvenir repartit,

La chose à mon oreille aussi.

Anaé s'était retournée et, me posa une dernière question:

"Est ce que tu as mal à la tête?"

Ce n'était pas une question idiote,

Loin de là.

Dans son intonation, j'avais perçu ce qu'elle avait voulu dire.

Je murmurai un petit "oui".

Alors, elle me répondit tout simplement:

"Moi aussi".

Je me mis à pleurer.

Oh, ma tendre Anaé.

Nous repartîmes ensemble vers un autre village.

Nous parlâmes beaucoup.

Elle aussi elle cherchait un pays, mais un autre que le sien.

Je n'ai pas trouvé le temps de lui demander pourquoi.

Pourtant, nous restâmes longtemps ensemble.

Tellement, que nous devinrent inséparables,

Comme deux doigts d'une même main,

Deux sœurs,

Un cœur.

Alors pour elle, rien que pour elle, j'ai enlevé mon voile.

Ce n'était pas la première fois.

Je ne la voyais pas mais je la sentais se rapprocher.

Puis sa bouche a touché ma bouche,

Ça avait le même goût que la pistache,

Peut-être qu'elle en avait mangé juste avant.

Lorsque nos lèvres se séparèrent, elle détourna le visage:

"Ce n'est pas bien ce qu'on a fait.

-Pourquoi?

-Parce que Dieu a dit que deux femmes c'était mal.

-Mais on s'en fou de Dieu, non?"

Elle rigola,

Un rire doux et cassé à la fois.

Puis le goût de la pistache revint une seconde fois sur ma bouche.

Elle n'arrêtait pas de m'appeler "ma douce".

Peut-être que c'était ça mon prénom.

Ma douce.

Anaé s'endormit contre moi.

Sous le ciel de nuit,

Sans nuage,

Sous le cimetière de mes amis.

Annotations

Vous aimez lire Johanne Docao ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0