D.24

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Sloane Berjäk aurait dû avoir fini son service depuis plus d'une heure. Tel aurait encore été le cas en octobre. Elle se serait trouvée chez elle à cette heure-ci, avec ce qu’il lui restait de famille : une mère ivrogne qui radotait et envers laquelle elle éprouvait néanmoins une reconnaissance maladroite. Les années passant, Sloane se demandait s’il fallait se réjouir qu’on lui ait donné la vie. Elle avait cru, un temps, que son métier lui donnerait un sens, qu’elle pourrait sauver celle des autres. Mais depuis qu'elle travaillait au département 24, la vie paraissait à ses yeux un mystère insondable.
Elle avait cru tout savoir, avoir déjà tout vu, entendu ou étudié. Jusqu’au jour où une femme avait quitté ce monde sous ses yeux effarés. Ce n'était pas la première que le SRS emportait ; mais c'était la première qu'elle voyait disparaître. La mort, Sloane la connaissait bien, elle en avait été trop de fois témoin lors de son internat en chirurgie. Là, c’était différent. Cette femme avait disparu, pour de bon, sans laisser derrière elle la moindre dépouille à pleurer. Aucun corps à exposer à la morgue, nulle chair à incinérer ou à mettre en terre. Pas même un organe à autopsier. La patiente s’était évaporée sous les yeux de l’infirmière impuissante. Il n’était rien resté d’elle, pas plus que de ceux qui avaient disparu avant elle et dont Sloane avait obstinément refusé de croire en la volatilisation ; pas plus que de ceux qui disparurent ensuite.


En passant devant la chambre, l’infirmière y jeta un bref coup d’œil. Emerson Henson campait toujours là, courbée sur le fauteuil, le trouble palpable malgré sa posture impassible. Sloane avait conscience de l’avoir plongée dans l’horreur. Pourtant, le décès annoncé se Seth était bien en-deçà de l’effroyable vérité. L’infirmière s’était bien gardée de prophétiser sa disparition – pure et simple.
Il y en avait eu, des cœurs brisés et des torrents de larmes, dans le département 24. Elle avait assisté, impuissante, au déchirement des couples et des familles ; elle avait vu les amants écorchés vifs, les parents meurtris, les enfants orphelins ; autant de proches endeuillés criant au scandale, qu’on leur rende le cadavre, qu’on leur laisse rien qu’un os sur lequel se recueillir. Mais l’hôpital était formel : le syndrôme était trop contagieux, les cimetières interdisaient même l’inhumation des victimes. Foutaises. La réalité semblait trop insoutenable pour être crue.
Ne restaient que les pleurs et la douleur. Rien que des lits vides. Rien qui eût ressemblé de près ou de loin à de l'espoir. Sloane avait compris, au fil des semaines, qu'elle était condamnée à être l'observatrice, sans piste ni remède, de cette vague innommable déferlant sur la ville.

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