Changer d'air

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Je réalise que Manu tient dans ses mains le document que j'ai subtilisé dans la boîte à gant de la BMW. Je suis autant mal à l'aise qu'il semble l'être. Ok, il a fouillé dans mes affaires mais moi, je n'ai guère fait mieux, j'ai pris une enveloppe qui ne m'appartenait pas. Est-ce qu'il a eu le temps de l'ouvrir ou pas ? L'ai-je pris la main dans le sac ? Il est gêné. Je n'ai pas envie de me prendre la tête avec lui, il doit avoir une bonne explication. Pas sûr que je souhaite entendre quoi que ce soit ni avoir à me justifier si c'est lui qui m'interroge. Je lui dirai quoi ? Pardon, j'ai piqué les papiers dans la voiture de ton père parce que j'ai vu une photo de moi à l’intérieur et de Karl le frère de Géraldine et cela m'a intrigué.

Nous regardons tous les deux le sol, deux vrais gamins. Un silence s'installe, pas de ce que nous adorons partager après une journée de révisions loin de la civilisation proche de la Garonne. Non, un de plomb froid et lourd. En cette fin d'après-midi, je me sens réduit à peu de chose, tel un enfant que l'on aurait puni parce qu'il a fait une bêtise. Je ne peux plus supporter cette situation et décide de prendre la parole :

— Manu, ça te dit d'aller faire un tour à l'océan ? J'ai envie de te montrer un coin sympa. Tu devrais apprécier cet endroit perdu où la nature a gardé son côté sauvage. Je pense que nous avons besoin de nous poser loin de toute cette agitation.

Il semble hésiter, il triture son tee shirt et n'ose pas me regarder dans les yeux. Je me rapproche de lui, pose ma main sur son épaule, sa peau est brûlante. Je peux sentir les battements de son cœur sous la pulpe de mes doigts. Ils accélèrent au même moment un frisson dévale le long de son torse. Me sentant tout à coup mal à l'aise, je recule, attrape mon sac, jette une serviette et mon maillot de bain.

— Allez change toi, je t'attends en bas. Oublie pas de remettre l'enveloppe.

Je dévale les escaliers, passe par la cuisine, récupère deux thermos dans lesquels Grandma a versé un thé vert à la menthe bien frais et je glisse dans un sac en papier quelques cookies. La maison a retrouvé ce calme que j'apprécie tant. Pierrette est dans son jardin de plantes aromatiques. Dans ce monde bien à elle, elle sourit. Je regarde aux alentours pour voir si Étienne est toujours là. Il est assis sur le fauteuil de Grandpa dans le salon. Il bouquine, le voir ainsi me le rend bien plus sympathique.

— Étienne, tiens ton téléphone, encore merci.

— Tu as pu joindre ton père ?

— Non, mais je lui ai laissé un message. En principe, il ne devrait pas t'appeler mais si c'était le cas, dis lui que j'essaierai de le contacter rapidement.

— Je vais voir avec un pote pour t'avoir un portable si ça peut t'aider.

— T'inquiète, ça ne presse pas.

— Tu as décidé de…

— Rester, oui tu avais raison, ma place est ici.

Nous nous serrons la main pour sceller un accord tacite. Je sais que ce n'est peut être pas la meilleure idée au monde, mais entre les petites frappes et un vrai combat pour la liberté aucune hésitation. Il va me falloir expliquer tout ça une nouvelle fois à Manu. J'espère qu'il comprendra mon choix et acceptera de me suivre dans mon plan tordu. Je lui dois tout de même quelques explications. Je me dirige vers la porte d'entrée quand j'entends des pas courir dans les escaliers.

— Zach, attends-moi. Je suis prêt, me dit Manu avec un grand sourire, une serviette de plage à la main.

— Ah, cool. Te voilà. On y va à pied, ça te va ? On en a pour une petite demi-heure.

— Parfait, je te suis.

— Très classe ce nouveau polo, lui dis-je en le poussant. Ce vert fait ressortir tes yeux.

— Merci, me répond-il du bout des lèvres.

— Je rêve où tu rougis. Allez, j'arrête de te taquiner, suis moi.

Nous descendons en courant en direction de la rivière. Ses courbes ondulent à travers les arbres. Elle a toujours eu quelque chose de rassurant. J'apprécie toujours sa présence. Elle est une fidèle compagne, celle à qui j'ai confié mes larmes. Ce serpent d'eau douce se fraie un chemin jusqu'à la mer. Plus jeune avec papa, nous l'empruntions au lever du soleil pour découvrir la plage sans la horde de vacanciers. C'était magique d'être les premiers à fouler le sable. Nous courions le long de l'eau, je me sentais libre.

À cette heure, je veux faire découvrir à Manu ce lieu qui a bercé mon enfance puis mon adolescence. Cet endroit où je suis venu me ressourcer lorsque j'avais le sentiment que le monde s'écroulait autour de moi. Ici, je retrouve mes racines, celles où je peux m'arrimer quelque soit les secousses. Les pins nous enveloppent, les odeurs tapissent nos narines. Ces géants de plus de vingt mètres nous offrent une ombre bien appréciable en cette fin d'après-midi où les températures affichent trente degrés et plus. Comment peut-on envisager de les sacrifier pour planter des tours de béton ? Ils ont pour la plupart plus de quarante ans. Le plus ancien va souffler sa cent cinquantième bougie. Ils ont entendu plus d'histoires que nous ne pourrons en connaître. En arrivant à sa hauteur, je ne peux m'empêcher de lever la tête pour l'admirer, poser ma main sur son tronc et sourire. Une idée me traverse l'esprit. Je réalise que Grandpa savait très bien ce qu'il faisait en choisissant cet emplacement pour construire notre cabane en bois. Quelle joie de voir ce pin se dresser fièrement, il est le gardien de mes souvenirs.

— Viens avec moi que je te montre l'intérieur, dis-je à Manu en attrapant sa main.

— Ouais, pourquoi pas, je découvrirais peut-être qui se cache derrière Zach.

— Houla, fantasme pas trop, il n'y a rien d'exceptionnel à l'intérieur.

— Laisse-moi en juger par moi-même.

Nous poussons la porte en bois qui nous répond en grinçant. Tout est resté identique à mon souvenir. Un petite table entourée de quatre tabourets, une étagère avec des livres un peu poussiéreux et même la toile d'araignée dans le coin droit est là, figée dans le temps. Dans l'angle opposé deux palettes garnies de couvertures sont restées en état. La petite cabane des pinèdes n'a pas cédé aux intempéries de l'été dernier. Me retrouver ici me procure des sentiments contradictoires. À côté de ça, partager ce lieu qui m'est cher avec Manu me fait du bien.

— C'est quoi toutes ces encoches ? me demande-t-il. Les daltons crèchent ici ?

— Oui et Lucky Luke vient de se pointer.

— Où ça ?

— Juste là, dis-je en bousculant Manu.

— Ouais, ok je me suis encore fait avoir.

Je prends sa main et la pose sur le tronc d'arbre où se trouve la légère entaille. Le pin poursuit sa croissance au milieu de la cabane. Pour Grandpa c'était important.

— Ici c'est la mienne, celle de droite : Camille et de gauche : Pierre.

— Depuis, tu as poussé.

— Normal, le rituel s'est arrêté le jour où il s'en est allé, j'étais en troisième.

— Je comprends.

— Tu n'as jamais fait ça ?

Il attend avant de me demander :

— Et celle-ci, c'est pour qui ?

— Jérémie.

— Ah, ton meilleur pote. Je me souviens tu m'en as dit deux mots.

— Mon frère de cœur.

— Il te manque.

— Ouais carrément mais c'est la vie, on ne choisit pas toujours.

— Maintenant, il y a moi.

— C'est différent.

— Quoi je suis pas ton pote ! ajoute-t-il avant de se rendre vers l'étagère proche de la fenêtre.

J'espère que je ne l'ai pas blessé. Ai-je été maladroit ? Je l'observe découvrir les ouvrages qui ont bercé mon enfance. Il brandit une bande dessinée de Tintin, Le lotus bleu, en levant le pouce.

— C’est la première bd que mon grand-père m’a donné à lire quand je suis venu tout seul en vacances. J’avais huit ans, dit-il, un brin de nostalgie dans la voix.

Il la repose et choisit un autre livre au hasard, sa main chasse doucement la poussière de la couverture.

— J'adore ce livre, maman me le lisait me dit-il avec un trémolo dans la voix, comme si pour lui aussi cela faisait remonter une vague d'émotions.

Je m'approche pour découvrir le recueil qu'il feuillette des doigts. Je pose ma tête sur son épaule pour lire à voix haute les quelques lignes sur lesquelles son regard s'est posé :

— Max, roi des maximonstres, avait une terrible envie d'être…

Je marque une pose, reprends mon souffle et m'éloigne progressivement de Manu. Je suis incapable de prononcer le dernier mot inscrit sur la feuille. L'angoisse grandit en moi, une boule me noue l'estomac. Comme si je m'étouffais après avoir avaler de travers. Je voudrais pouvoir le dire, pour me sentir à nouveau libre. Au lieu de ça je l'ai banni de mon vocabulaire et ne suis pas sûr de pouvoir un jour le dire à qui que ce soit. Je m'écarte pour regarder par la fenêtre qui donne sur la rivière. Mes doigts s'accrochent au rebord, mes ongles s'enfoncent dans le bois, je sers l'encadrement pour calmer mes tremblement quand tout à coup j'entends Manu finir la phrase :

— Une terrible envie d'être aimé, et d'ajouter sans reprendre son souffle être aimé tel que je suis.

— C'est dans le texte ? lui demandé-je ne me souvenant pas de ce questionnement.

Ma maman m'a lu si souvent ce livre que j'en connais tous les recoins. Pourquoi a-t-il eu besoin de rajouter ce passage ? Je sais qu'il doute de lui-même, de ses capacités qu'il a au plus profond de son être. Il se trompe s'il pense qu'il ne vaut pas mieux que ce qui l'entoure. Il est devenu mon repère, essentiel en cette année, celui qui m'a boosté quand j'étais au plus mal. Il m'a secoué quand j'ai voulu laisser tomber en fin de troisième trimestre parce que tout me prenait la tête. Surtout le prof de physique qui ne comprenait pas qu'en s'acharnant sur moi, il produisait l'effet contraire. Manu m'a rattrapé au vol en me proposant de bosser avec lui après les cours et les côtés de la figure sont devenus clairs, les problématiques n'avaient plus aucun mystère. Il a ouvert un parachute pour que je ne m'écrase pas au sol. Un vrai miracle. Il a su m'écouter et me comprendre. Ce mot entre ses lèvres a une toute autre saveur à cette heure. Il vient de le déposer avec pudeur. Là où moi je le vomis à mon quatre heure depuis trois ans.

Je m'éloigne de la fenêtre pour m'installer sur le canapé de fortune et l'écouter poursuivre sa lecture attentivement comme si de rien était.

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