Électrocardiogramme plat

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Trois jours se sont écoulés, trois jours à tourner en rond tel un fauve en cage. Trois jours à me poser des questions auxquelles seul Manu pourrait me répondre. Depuis le début de l'année, nous n'avons pas été séparés aussi longtemps. Nous avons toujours été fourrés ensemble, à la bibliothèque pour bosser d’arrache pied, à la maison pour écouter de la musique ou mater un film. D’ailleurs ça rendait fous nos potes de nous voir passer autant de temps ensemble. La seule fois où il a dû partir en urgence, ce fut pour se rendre auprès de son grand-père. Il m'avait prévenu qu'il ne pourrait pas venir mater le film que nous avions choisi pour l'anniversaire de mon père. Il s'était excusé auprès de lui et lui avait promis qu'il se rattraperait dès son retour. À cette occasion, nous étions restés en contact. Nous échangions par messages. Le soir où son grand-père est sorti de l'hôpital, il m'a appelé. Dans sa voix, j'ai perçu du soulagement mêlé à de l'angoisse. Il a parlé et je l'ai écouté sans l'interrompre. Un peu comme il l'a fait pour moi, samedi sur la plage. Il ressentait le besoin d'exprimer ses peurs. L'idée de perdre son grand-père le terrorise. Nous avons discuté une bonne partie de la nuit. Il avait envie de me raconter des anecdotes et des souvenirs d'enfance qu'ils avaient partagé.

Aujourd'hui, tout est différent, il ne m’a donné aucun signe de vie. Mon électrocardiogramme affiche à plat, il me faudrait une sacrée décharge électrique pour relancer mon humeur.

Les journées me semblent interminables, Grandma et toute la bande gravitent autour de moi tels des satellites autour d’une planète en perdition. Ils essayent de me trouver des occupations diverses et variées pour m'arracher un sourire et allumer mon regard. Étienne m'a sollicité pour que je l'aide à rédiger un document. Cette demande pourrait compléter notre dossier. Si nous nous débrouillons bien, nous pourrions enregistrer les arbres de la propriété de Grandma dans la liste des forêts du patrimoine mondial. Le pin de la cabane, bientôt bicentenaire, entre dans le catalogue des “remarquables". Si nous réussissons à obtenir ce label, les plans des promoteurs et du maire tomberont à l'eau. Nous en avons discuté avec les potes d’Étienne, journalistes, ils ont confirmé. Pour eux, c'est un filon en or à exploiter. Le projet est passionnant, il me donne envie de m'investir à fond même si mon esprit a du mal à rester concentré.

Camille, avec tant de gentillesse, s'évertue à passer du temps avec moi, nous discutons de tout et de rien. Je suis embêté, je ne veux pas empiéter sur sa relation avec son chéri. Jusqu'à maintenant, je réussis toujours à trouver une bonne excuse pour m'éclipser. Elle n'est pas dupe et revient à la charge. Ce matin encore, elle m'a proposé d'aller faire un tour avec elle et Tony au marché. J'ai accepté pour ne pas la décevoir. Du coup, je me suis retrouvé avec une cagette de fruits et légumes pleine à craquer dans les bras. Ma mission fut de trimballer ce paquet pendant qu'eux, les tourtereaux marchaient main dans la main, se faufilant avec agilité entre les étales. De mon côté, je passais mon temps à esquiver les autres clients pour ne pas les bousculer. Les voir tous les deux, follement amoureux m'a secoué, la décharge passée, cet électrochoc m'a donné du baume au cœur et panser mes plaies ouvertes. Ils sont mignons tout plein.

Grandma, elle, ne m'autorise pas à me lamenter sur mon sort. Elle alterne câlins, bisous et distribution de corvées. J'ai nettoyé la cuisine de fond en comble, elle brille de mille feux. Nous pourrions manger à même le sol. Elle m'a précisé avec un sourire jusqu'aux oreilles qu'il s'agissait là d'une occupation saine pour se vider la tête sans dépenser un euro. Puis, j'ai repeint la cabane des WC, d'un bleu lavande des plus élégants. Je n'ai pas pu m'empêcher de chercher la petite bête saperlipopette qui tissait sa belle toile de dentelles. J'ai pris soin de l'éviter. Le souvenir de Manu en proie à ces pâtes velues m’a fait sourire et un bien fou. Le monde de Grandma et le mien sont aux antipodes de sa maison bourgeoise équipée de tous les équipements modernes où il suffit de brancher “Alexa” pour avoir de la lumière. La seule fois où j’y ai mis les pieds, un peu par hasard, je me suis senti mal à l’aise et pas à ma place, aussi j’ai attendu dans l’allée. Pour moi, Manu a toujours su faire la part des choses. Il n'étale pas ses richesses au visage des autres. Ses rares fantaisies sont ses fringues et sa collection de vinyles qui ne cessent de grandir. Enfin, n'empêche que monsieur a du goût. Même si sur d'autres, certains de ses vêtements seraient ringards. Sur lui, le moindre bout de tissu l'habille avec classe. Son jean slim sied à merveille au galbe de ses fesses et son polo Lacoste en jette sur lui. Le tissu caresse ses muscles. Mais qu'est ce que je raconte ? Je me disperse. Pourquoi tout à coup, je m'imagine voir ce que ces vêtements dissimulent. N'empêche qu'il est vraiment canon. Oula, le soleil tape un peu trop sur ma tête. Il est temps que je me mette à l’ombre.

Pour en revenir à Grandma, j'adore quand elle s'amuse à me considérer toujours comme son tout petit gars. J'ai passé l'âge et pourtant je ne lui ferais jamais remarquer. Elle est mon tout, je comprends ce que Manu a pu ressentir quand son grand-père n'était pas bien. Pierrette n'hésite pas à me dire mes quatre vérités quand je râle et me secoue si j'ai le malheur de me lamenter. Je sais d'où maman tenait sa force, sa détermination. Elle avait en plus la douceur de son père. Grandpa était fou amoureux de grandma. Leur histoire est exceptionnelle et il avait une façon tendre de me la raconter. Il me disait que pour sa belle, il aurait été prêt à faire le tour du monde. Pierrette l'avait pris au mot. Sur un coup de tête, au début de leur histoire, elle était partie en lui laissant un mot sur la table : "si tu m'aimes, je t'attendrais sur les marches du palais. Signé ton étoile des neiges". Il ne s'est pas démonté. Grandpa est allé voir son meilleur copain,celui-ci passionné d’aviation, avait acheté un coucou. Ils l'ont retapé ensemble pendant de longs après-midi. L'un et l'autre ont passé leur permis pilote cet été-là. En parallèle, ils ont décrypté le mystère de la lettre. Mais oui, ça y est je me souviens. Le meilleur ami de Granpa, c'était le père de Bruno. Voilà pourquoi il connaissait aussi bien ma mère. Tout s'explique, je comprends mieux pourquoi il m'a filé un coup de pouce sur le marché de Gastes. Grandpa s’est envolé un quinze août pour le château de Neuschwanstein. Arrivé sur place, il a retrouvé Pierrette. Elle bossait dans une auberge de jeunesse. Eh oui Grandma parle couramment anglais et allemand, elle avait été embauchée pour assurer l'accueil. Si ça ce n'est pas un conte de fée, même Disney n'a qu'à bien se tenir avec sa Belle au bois dormant. C'est leur histoire ultra romantique que j'aurais dû raconter à Manu, plutôt que mon destin tragique.

Rien à faire, il me manque quelque chose ou devrais-je plutôt dire quelqu'un. Pas facile de faire bonne figure, quand la vie nous en a mis plein la tronche. Certains diront que j'ai bien cherché et que c'est tant pis pour moi. À vouloir jouer au justicier, on se brûle les ailes. Mais pour ma part, c'est important que vérité soit faite. Je veux que l'assassin de ma mère soit condamné et qu'il ne puisse pas un jour priver qui que ce soit d'amour. J'en ai trop bavé et je ne souhaite à personne de vivre ce que j'ai vécu.

Alors depuis trois jours, je répète mécaniquement les mêmes gestes. Je me lève aux aurores, file à la plage pour admirer le lever du soleil sur ma forêt de pins. Je savoure cette solitude. Je suis en colère contre moi-même et furieux contre la terre entière. Je jette tous mes vêtements au sol pour piquer une tête dans l'océan. L'eau fraîche me met la gifle dont j'ai besoin pour évacuer les tensions Je me laisse porter par le courant, allongé sur le dos. J'adore cette sensation de flotter et je regarde le ciel espérant voir le visage de mon capitaine de volley. L'eau m'offre une bulle dans laquelle je peux me reposer. Je voudrais pouvoir partager cet instant avec Manu. Lui dire qu'il compte tellement pour moi, qu'il illumine mes journées dès que je l'aperçois débouler de nulle part. C'est mon voleur de sourire et sans lui à mes côtés la vie est bien trop fade.

J’entends des cris venant de la plage. Etienne fait de grands gestes. Comme je ne comprends pas sa danse des signes, je regagne le bord. Arrivé, il me tend une serviette et me déshabille du regard.

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