Il est l'heure

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Comme je l'espérais, Jérémie m'a répondu avec un pouce levé, un mdr et bisou mon chou, toujours bref et concis, vive les émoticônes, pas de prise de tête, ça va droit au but. Pour le petit mot doux en signature, il est apparu le premier jour où nous avons étrenné nos culottes dans le bac à sable au pied de notre immeuble. Sa maman, Héléna avait acheté pour son goûter son dessert préféré. En apercevant le choux à la crème, il pointa son index dans ma direction et il cria : "mon chou". Nos mères éclatèrent de rire, je venais d'être rebaptisé. Depuis ce surnom est resté. Nous sommes devenus inséparables, l'endroit partagé en bas de nos logements sociaux était un espace dans lequel nos mères œuvraient. Nous, nous en avions fait notre repère. Elles souhaitaient que chacun trouve un îlot de verdure au milieu du béton et du goudron. Nous, nous avions trouvé un terrain de jeu où nous étions seuls au monde, personne ne venait nous embêter. Nos mamans y avaient fait connaissance et sympathisé. Nous, nous y avons scellé notre amitié. Héléna était une femme élégante mais avec un regard triste en permanence. Jérémie, lui était spontané et plein de vie.

Rapidement, ma mère a compris que le mari de son amie ne ressemblait en rien à son époux. Stella vivait auprès d'un homme attentionné et gentil, Héléna cachait derrière son maquillage les traces de l'humeur du sien. Mes parents ont rapidement percé le personnage à jour. Sous ses airs de Monsieur propre se cachait un maître devenu expert dans l'art de la manipulation. Quand il venait manger à la maison, il offrait l'image d'un homme serviable mais mes parents ne s'étaient pas laissés bernés. Stella se faisait du souci pour son amie Hélèna. Le père de Jérémie était violent. Il buvait trop et déversait sa haine sur sa femme. Depuis la naissance de son fils, cela devenait récurrent. Tout le fond de teint du monde ne suffisait plus à dissimuler les bleus. Au grand désespoir de ma mère, Héléna trouvait toujours des excuses, du style : il était malheureux, son boulot compliqué et bien d'autres tissus de mensonges qu'elle brodait.

Ma mère impuissante en avait alors parlé à papa. De son côté, il s'était proposé d'aller lui dire ses quatre vérités. Héléna lui supplia de ne rien faire, que ce serait pire parce qu'il était très jaloux. Jérémie, lui n'en parlait pas, pourtant ses yeux rieurs s'éteignaient. Nous étions des enfants, pourtant on comprenait qu'il y avait un truc bizarre.

Jusqu'au jour où tout a basculé. Ce soir-là, pour la première fois, il a levé la main sur son fils. Ce fut le jour où j’adressa un coup de tête à celui qui emmerdait Jérémie. Quand j'y repense, je ne valais pas mieux que son paternel. J'avais utilisé la violence. Est-ce qu'aujourd'hui on peut dire que j'avais des circonstances atténuantes ? Je voulais défendre mon meilleur ami, mon frère. Gaspard avait dépassé les bornes, il jouait au petit chef de la cour, je l'avais juste remis à sa place. Il ne s'en prenait jamais directement à moi, mais jubilait à l'idée de harceler Jérémie dès que j'avais le dos tourné. C' était une cible idéale, mon ami était dans son monde, un peu timide mais quand nous étions tous les deux, il était si différent.

Son père avait déclaré à qui voulait l'entendre que son fils n'était pas une tapette. Qu'il en ferait un homme, un vrai. Qu'il n'avait pas eu une gonzesse. Il voulait lui donner une leçon pour l'endurcir. Jérémie était venu se planquer chez moi, en larmes. Je me sentais si mal pour lui, je l'ai pris dans mes bras et serrait fort contre moi comme pour l'envelopper dans une carapace. Nous nous sommes endormis dans mon lit collés l'un à l'autre. De son côté Héléna prit le reste, son mari déversa sa colère et dans un excès de rage l'a mis à terre. Ni une, ni deux, le lendemain elle prépara les valises et s'enfuit se réfugier avec son fils dans sa famille à Royan. Elle profita du déplacement professionnel de son époux pour la journée. Le soir en rentrant, quand il réalisa que la penderie était vide, il rentra dans une colère noire et défonça la voiture de ma mère à coup de marteau. Mes parents portèrent plainte et une procédure d'éloignement fut émise.

Depuis ce jour, son père a disparu de la circulation. Je fus soulagé de savoir Jérémie en sécurité loin de sa folie mais j'étais triste de ne plus partager nos journées. Il n'était plus là pour moi et inversement. Nos mères nous ont permis de passer nos dernières vacances côte à côte chez Grandma, cette période fut géniale. Puis, la distance fit son travail, Héléna a obtenu la garde totale de son fils après un divorce compliqué. Elle a refait sa vie avec un mec bien. Pour son boulot, ils ont dû partir vivre au Canada. Avec Jérémie, nous n'avons plus échangé que par mail. Quand ma mère est morte, ils sont venus aux obsèques. J'étais dévasté et je ne les ai pas vus. Quelque temps après, Jérémie m'envoya un mail avec un pouce, un smiley et un bisou mon chou. Je savais qu'il n'était pas si loin de moi. Aujourd'hui encore, c'est toujours vrai.

Je file dans ma chambre pour préparer quelques affaires. J’attrape mon sac à dos, le dossier du laboratoire glisse à terre. J'avais oublié qu'il était là. Je ne sais toujours pas si j'ai envie de l'ouvrir ou de le déchirer. Machinalement, je le jette dans la poche avant. Il a attendu jusqu'à maintenant, je l'ouvrirai plus tard. Quel que soit son contenu, je ne suis pas sûr d'être prêt à affronter ce que je vais découvrir et encore moins à vouloir le faire tout seul. Je l'ai chapardé dans la BMW de Francis sans l'accord de qui que ce soit, aussi par respect pour Manu, je dois le lui rendre. J'espère que par ma faute, il n'aura pas eu d'ennuis. Je ne voudrais pas qu'il en prenne plein la tronche alors qu'il n'y est absolument pour rien. S'il veut voir ce qu'il se trouve à l'intérieur, nous le ferons ensemble. Je n'ai rien à cacher. Pour l’heure, j'ai vraiment envie de voir Jérémie et de pouvoir discuter avec lui de tout ce qui me prend la tête, je sais qu'il trouvera les mots justes pour m'aider à aller de l'avant.

J'arrive dans la cuisine, Grandma s'active derrière les fourneaux. Une bonne odeur de croque monsieur envahit la pièce. Des souvenirs d'enfance me reviennent aussitôt. Ses doux moments partagés à ses côtés, ceux où elle préparait un pique nique pour Camille, Pierre et moi. Nous apprécions les douceurs qu'elle glissait à l'intérieur du panier en osier. Sur la table, quelques figues et mirabelles sont posées à côté d'une bouteille de citronnade. Mes yeux brillent à l'idée de découvrir le petit plus caché dans la boîte en fer qui trône sur le plan de travail. Je m'approche de la grande table en bois que Grandpa avait réalisée pour sa belle. Pierrette lui avait demandé de sculpter sur chaque pied un papillon et une coccinelle entrelacés dans du chèvrefeuille et des dahlias. J'effleure les dessins en relief et me remémore le temps passé à ses côtés dans son atelier. C'est comme s'il était toujours là, comme si on pouvait encore sentir la chaleur de ses doigts caresser le bois. Si cette table parlait, elle aurait des tas d' histoires à nous raconter.

— Zach, tu peux m'attraper mon ingrédient secret, me demande Grandma en désignant le vaisselier.

— Le pot en verre caché au fond.

— Oui, il m'en reste encore un peu. Il faudra que tu m'aides à en refaire à ton retour.

— Avec joie Grandma, tu sais que tu peux compter sur moi, dis-je en posant ma tête sur son épaule.

Pierrette est la fée de la confiture de lait et entre deux tranches de pain de mie briochés, c'est une tuerie. Elle m'a appris à la fabriquer, un passage de témoin dont je suis particulièrement fier. Elle range soigneusement mon pique nique et me tend la boîte en métal sur laquelle je lorgne depuis que j'ai mis les pieds dans la cuisine. Sur le couvercle elle a ajouté une étiquette "mangez-moi".

— Vous pourrez vous régaler avec Jérémie. Je sais qu’il les adore.

— Tu es la meilleure, merci dis-je en déposant un bisou sur sa joue.

Dans le hall, Étienne m’attend, il me tend son porte clé de voiture avec un sourire qui en dit long.

— Oh toi, tu as dû passer une belle journée, lui dis-je pour le taquiner.

— Tu ne penses pas si bien dire, s'empresse-t-il de me répondre.

— Je suis content pour toi.

— Tu sais mon petit gars, l'amour ça ne s'explique pas, il faut le vivre. Tu devrais te laisser tenter.

— Qui voudrait d'un mec comme moi ? Franchement, j'attire que les emmerdes.

— Peut-être que tu ne regardes pas dans la bonne direction.

— Ça y est, tu rejoues aux énigmes.

— J'essaie surtout de te dire que parfois il suffit d'un mot pour ouvrir son cœur.

— Oh celui-là, il s'est évanoui avec maman.

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