Mon premier crush

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Cela fait une demi-heure que j’ai quitté la gare de La Rochelle. Je profite du voyage pour donner de mes nouvelles à Fabrice. Je m’aperçois au fur et à mesure de nos échanges qu’il en a déjà, du moins celles concernant mon père, et ce grâce à Johan et Marion qui sont en lien avec Jérémie. Je préfère orienter la conversation en lui racontant mon fameux baiser avec Zach. Il se montre avide de questions. Je lui livre mes doutes qu’il tente d’apaiser. Nous échangeons ainsi une miriade de textos dont certains me rassurent. Au bout d’un moment, il s’excuse de devoir me quitter en m’envoyant un lien vers une méditation. Je souris, décidément, il est bien décidé à ne pas me lâcher avec ça ! Je lui réponds un “Namasté, namascafé” avant de cliquer sur la vidéo. Pour une fois, je décide de jouer le jeu en fermant les yeux. Je me laisse guider par une voix très agréable. Vingt minutes plus tard, force est de reconnaître que je me sens déjà plus léger. Nouveau texto. C’est Etienne qui m’informe que c’est lui qui viendra me chercher à la gare. Je m’en réjouis d’avance.

*

À quelques sièges de moi, un passager de mon âge regarde le paysage défiler à grande vitesse. Son visage et surtout son t-shirt à rayures me font penser à Thomas. C’était mon premier crush. J’avais neuf ans.

L’histoire se passe dans la salle des fêtes du village de mes grands-parents maternels. Un anniversaire-surprise, celui de ma mère pour ses trente ans. Mon père a laissé carte blanche à son meilleur ami, Fabrice qui, dans son costume de monsieur loyal, a le rôle d’animer la soirée. Je n’ai jamais vu ma mère aussi joyeuse de ma vie. Notre famille et ses amis la couvrent de cadeaux et surtout de marques d’amour et de baisers. À cette époque, mes parents s'aimaient encore je pense. La preuve, mon père se montre sous son meilleur jour, délicat, charmant et drôle. Il se comporte en gentleman, l’invitant à danser jusqu’au bout de la nuit. Une soirée rare, inoubliable.

Elle le fut pour moi aussi. Dès l’instant où mon regard se pose sur ce garçon brun portant une marinière, je sens qu’il se passe quelque chose. Je ne le connais ni d’Adam, ni d’Eve. Il doit avoir un an de plus que moi. Nous sommes les seuls petits gars du même âge de la fête. Il est entouré d’un groupe de filles, en tenues de princesses, devenues hystériques devant sa beauté et le magnétisme qu’il dégage. J’avoue que je suis également hypnotisé. Je n’avais pas du tout conscience de ce qu’il se jouait alors dans mon cœur. Celui-ci bat étrangement plus vite que d’habitude sans que j’en comprenne la signification. L’admiration immédiate que je lui porte est si forte que je me revois, intimidé, mais avec cette envie irrépressible de me faire remarquer à mon tour. Je n’ai aucune idée de comment je vais réussir cet exploit car il semble, pour l’heure, m’ignorer, heureux d’être entouré de son harem de pisseuses. Il fait le pitre et raconte des blagues osés pour son aĝe. Les filles gloussent en rougissant, et moi, je souris aussi, en essayant d’imiter l’attitude à la fois complice et virile des copains de mon père, le dos adossé au mur, un poil distant, les bras croisés.

Après avoir joué à cache cache sous les tables et avoir couru sur le parquet comme des tarés, nous reprenons notre souffle devant l’immense buffet pour nous servir du coca et nous gaver de gâteaux apéritifs. Ma chemise déjà humide me donne chaud, mais je m’en fiche, je m’amuse comme un fou. Je sais que la nuit sera longue, avec des parents bien trop occupés à faire la fête que de nous réprimander pour le moindre écart de comportement abusif.

C’est durant cette pause que je finis par attirer l’attention de ce garçon dont je ne connais pas encore le prénom. Sans le faire exprès, je réussi la performance de renverser mon verre sur son t-shirt, sous le regard outré de son fan club féminin. Je le traîne aussitôt dans les toilettes pour hommes. Enfin seul avec lui, je n’en suis que plus ému. Je tente d’éponger à coup de serviettes en papier ma bêtise. Celle-ci s’avère irréparable, de grosses tâches jaunies étalées ne font qu’aggraver la situation. Il n’a pas l’air de m’en vouloir, haussant les épaules en me disant de laisser tomber. Je me souviens de son sourire irrésistible, de la sueur qui perle sur son front ainsi que sur sa lèvre supérieure. Je remarque alors ses yeux noisettes qui pétillent de joie. Je le trouve beau. Encore plus beau que n’importe quel autre garçon ou fille de ma classe. A ce moment-là, je ressens quelque chose de vraiment différent dans ma poitrine, l’effet d’un liquide chaud qui se diffuse agréablement, alimentant également les vaisseaux se reliant à mon cœur, pour le rendre plus vivant et perméable aux émotions qui me traversent alors. Un afflux de joie, d’excitation et de plénitude m'envahit. C’est inédit, bouleversant et curieusement, complètement naturel, comme si cela avait toujours été là, en moi. J’accueille ce flot de sentiments du mieux possible. Thomas doit lire mon trouble, aussi il me propose de sortir rejoindre les filles que nous entendons trépigner derrière la porte en faisant des messes basses. Sans réfléchir, je lui fais non de la tête. Il entre dans mon jeu en mettant son doigt devant sa bouche et m’invite à entrer dans les toilettes avec lui. Il a manifestement une idée en tête. Je le suis sans résistance. Il ferme à clé. Nous nous retrouvons face à face, moi attendant qu’il m’en dise plus, et lui me fixant du regard. Il approche le visage du mien et me dit de but en blanc : “Ça te dit qu’on s’évade tous les deux ?”. Aucun son ne sort de ma bouche. J'acquiesce seulement de la tête. Il me montre alors la fenêtre, en haut de la chasse d’eau. “Par ici la sortie, suis-moi”. Sans plus attendre, il rabaisse la cuvette des wcs, monte dessus, ouvre la fenêtre. Celle-ci donne sur un arbre dont les branches touchent quasiment le mur. Il se hisse sans difficultés, s’accroche à la plus massive d’entre elles et se laisse tomber à terre. Je monte à mon tour sur la cuvette pour m’évader à mon tour. A ma grande surprise, ce n’est pas la peur mais le défi qui me guide. Ce soir-là, je suis prêt à tout pour montrer à ce garçon qu’il peut compter sur moi, et que j’avais envie de devenir son ami. Un ami spécial qui serait différent de tous les amis qu’il avait eu jusqu’ici. Un ami unique sur qui il pourrait compter, à qui il pourrait raconter ses joies, ses peurs et ses secrets. Oui, ses secrets, les vrais, les plus précieux.

Cette nuit là, on se les raconte avec une envie folle de communiquer, de tout se dire, sans mentir, sans rougir. Lorsque nous revenons dans la salle des fêtes, la fête bat son plein, les adultes dansent, rient et boivent. Les filles que nous avions abandonnées s’amusent à la corde à sauter dans un coin. Nous décidons de nous faufiler dans le vestiaire où sont entassés sur un portant, les manteaux des invités. A côté, des matelas de gymnastique et des blocs de mousses. Un regard nous suffit pour nous mettre d’accord pour fabriquer une cabane sous laquelle nous continuons à nous raconter nos confidences. Je ne me souviens à quel moment cela s’est produit et quel a été le déclencheur de notre premier baiser, mais je me souviendrais toujours de ses fucking butterfly qui pulsaient de bonheur dans mon ventre. On était aussi intimidés l’un que l’autre. Les smack sur les lèvres alternaient avec des bisous d’esquimaux. Un sentiment d’interdit et de liberté nous transportaient littéralement.

La magie cesse lorsque le toit de la cabane s’ouvre brutalement sur mon père qui nous regarde, surpris de nous voir tout en sueur, recroquevillés. Il a un temps d’arrêt, je suis persuadé qu’il s’apprête à nous gronder, mais non. Il nous informe que la fête était terminée, les parents de Thomas sont sur le point de partir eux aussi. A regrets, nous nous quittons. Devant nos parents, à défaut de nous prendre dans les bras, nous nous serrons la main comme les grandes personnes le font, ce qui les fait rire. Nous rougissons, gênés et tristes de nous dire adieu.

Durant les semaines qui suivent, je suis à la fois sur un petit nuage et très triste. J’ai du mal à mettre des mots quand je repense à cette nuit d’anniversaire. Cela avait été si fort, si puissant. Je sais au fond de moi que je dois n’en parler à personne, surtout à mes parents, ils ne comprendraient pas. Je n’ai jamais revu Thomas de ma vie, et si cela avait été le cas, j’aurais eu trop peur que ça éveille chez mes parents le moindre soupçon à son propos.

Le jeune homme au t-shirt marin se retourne vers moi, me sourit. Je sursaute. Il a dû s’apercevoir que je le regardais. Le visage enfantin de Thomas se superpose au sien. Je détourne le regard, de peur de rougir. Je vois le reflet de mon visage dans la vitre. Je pense à Zach. Ce que je ressens pour lui me rappelle justement mes premiers émois avec Thomas. Sans que je ne puisse l'expliquer, je sais que je suis prêt à n’importe quoi pour lui, comme le soir où j’ai piqué la voiture. Je l’ai dans la peau. Ce que je viens d’apprendre sur le meurtre de sa mère et sur les agissements de mon père me font horriblement peur. Mais je sens aussi cette force, cette détermination en moi. Cela ne fait qu’une semaine que nous avons commencé ce voyage, et j’ai l’impression d’avoir vécu dix vies.

Ce n’est pas un hasard si nous nous sommes rencontrés, et sommes devenus amis. Il s’est rapproché de moi au lycée pour se rapprocher de mon père, et après ? Ce qui est fait est fait. Il m’a caché des choses pour me protéger, je serais bête de continuer à lui en vouloir toute ma vie. A mon tour de lui faire savoir que je suis là pour lui, qu’il n’est plus seul dans cette affaire. Jérémie nous conjure d’arrêter les frais et de retourner à notre été et son indolence. Je lui dis fuck. Je persiste et signe : les sentiments, ça ne se commande pas. Ça se vit, point barre. Le prochain qui ose toucher à un seul cheveu de mon beau Zach, il aura à faire à moi. Et toi, Papa, si tu essayes de lui chercher des noises encore une fois, tu vas entendre parler de moi. Ça n'a que trop durer tes conneries. Tu vas manger chaud. Je te promets un voyage au bout de l’enfer comme tu n’en as jamais connu, t’as compris ?

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