La fraîcheur de la nuit tombante

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Le soleil ne va pas tarder à se coucher sur la grande propriété de mes grands-parents. Une très belle maison bourgeoise, héritage de plusieurs générations, encadrée par deux cèdres centenaires. Elle m’a toujours fascinée autant que repoussée. Enfant, je m’imaginais dans un château, comme celui de Moulinsart. Je m’amusais à monter fièrement les marches du grand escalier qui desservaient les étages et le redescendre prestement, accueilli fièrement, par les bras grands ouverts de mon grand-père. Il y avait aussi le grenier que je croyais hanté, dur comme fer. J’ai encore des images fortes toutes les fois où j’allais vérifier quelle était la source de tous ces bruits inquiétants que j’entendais la nuit et surtout où je testais ma peur. Aujourd’hui, je pencherais pour l’idée que cette ancienne demeure est plutôt habitée par les âmes perdues de mes ancêtres.

Odile est allée se coucher il y a un moment déjà. Ma mère est partie elle aussi, avec l’appréhension de me laisser seul avec mon père. Il raccompagne dans la cour les derniers invités de la famille. Je redoute la conversation entre père et fils qu’il m’a promis. Arriverais-je à lui dire tout ce que j’ai en tête et surtout à l’écouter ?

Je finis de ranger la vaisselle en faïence qui a servi pour le buffet. À présent, tout est remis en ordre. La grande pièce du salon est silencieuse et emplie de cette odeur familière d’encaustique pour bois. Si elle m’était autrefois entêtante au point d’en être désagréable, aujourd’hui, elle serait presque réconfortante. Derrière la vitre de la bibliothèque en merisier, les livres de mon grand-père. Je m’autorise à ouvrir le tiroir pour y prendre la clé. Mes doigts glissent sur le dos coloré de chaque tome des aventures de Tintin. Je n’ai pas besoin de lire les titres, je connais par cœur le classement des tomes, et d’un geste certain, j’en retire délicatement un. Tintin au Tibet. Un album si cher à Hergé. Âgé seulement de trente ans, il est au sommet de sa gloire. Pourtant, il traverse une phase existentielle particulièrement difficile. Ce n’est pas un hasard si j’aime autant cette vingtième aventure évocatrice de quête spirituelle. Je feuillette quelques pages et me laisse aussitôt happé par ce récit qui m’emmène aux confins des montagnes enneigées.

*

Malgré la fraîcheur de la nuit tombante, mon père m’invite dans le jardin pour que nous ayons enfin notre discussion. La balancelle de mon grand-père est toujours là, vieillie par le temps. J’ai envie de m’y laisser bercer. Mais au lieu de ça, mon père me propose de le rejoindre sur le banc en pierre. Il s’est allumé une clope qu’il fume les yeux dans le vague. Je sens monter en moi toute ma colère rentrée jusqu’alors. Ça ne servirait à rien de la lui cracher au visage et pourtant, je ne sais pas comment je vais pouvoir me retenir.

— Je te dois des explications, n’est-ce pas ? dit-il brusquement.

— Si ça peut soulager ta conscience.

— Ecoute, je n’ai aucune envie de me fâcher avec toi, surtout aujourd'hui.

— Moi, non plus, dis-je, essayant de me maîtriser.

— Très bien. Dans ce cas, si tu veux bien écouter ce que j’ai à te dire. Comme tu as pu t’en apercevoir, j’ai merdé. J’ai merdé sur toute la ligne. Et pas seulement avec mon boulot ou avec ta mère…

Je ne dis rien, impatient d’entendre comment il va présenter les choses.

— Ta mère a bien fait de me quitter, je n’aurais pas eu le courage de le faire. Et puis, tu t’en doutes, je ne pourrais pas échapper à mon procès. Je suis bon pour la prison.

— Tu sauras bien t’en sortir, une fois de plus.

— Rassure-toi, pas cette fois-ci. Mais ce n’est pas de ça dont j’ai envie de te parler. Tu sais ce que je regrette le plus dans toute cette histoire ?

— Non, mais je sens que je vais rire.

— C’est d’avoir merdé avec toi. Je n’ai jamais su te parler et si c’était à refaire…

— Tu sais que c’est impossible, papa…

Je le vois avoir un temps d’arrêt. Cette fois-ci, il daigne me regarder. Ses yeux rougissent.

— Ça m'a échappé, excuse-moi.

— J’aurais tellement aimé que tu n’aies pas à te forger une telle carapace avec moi, comme tu es en train de le faire à nouveau.

— La faute à qui ? dis-je plein de rancœur.

— Emmanuel, je sais que tu m’en veux, et tu as toutes les raisons pour cela mais…

— À ton tour de m’écouter, papa. Je n’ai pas envie d’entendre tes explications. Ce que toi ou un autre a fait à la mère de Zach, je ne te le pardonnerais jamais, tu m’entends ?

Il me regarde en expirant une dernière bouffée de nicotine avant d’écraser son mégot dans l’herbe.

— Je suis désolé, vraiment désolé.

— Vas plutôt dire ça à Zach en le regardant droit dans les yeux.

— En parlant de ce garçon, je sais que tu l’apprécies énormément…

— Plus que tu ne peux l’imaginer.

— Ça aussi, je le sais. Je l’ai compris bien avant ta mère.

— Je te suis pas.

— Bien sûr que si. Tu préfères les garçons, tu crois que ton idiot de père ne l’avait pas deviné ?

— Mais…Pourquoi tu m’en as jamais parlé, alors ?

— Parce que je suis un sombre crétin et un incapable de père, voilà tout. Bien trop orgueilleux pour reconnaître que tout n’allait pas se passer pour son fils comme il se l’imaginait. Nous avons perdu tellement de temps toi et moi. Et ce n’est pas avec ce qui va se passer pour moi que je vais pouvoir me racheter.

Une douleur fulgurante irradie ma tête.

— À cause de toi, je ne sais même pas si je pourrais un jour regarder Zach sans me souvenir de ce que tu as fait. Tu as tout gâché.

— Je ne pouvais pas imaginer ce qu’il allait se passer.

— C’est ça ton excuse ?

Mon père regarde sa montre.

— La gendarmerie ne va pas tarder à venir me chercher. Avant de partir, je voulais te parler d’autre chose. Il s’agit de ton grand-père. Dans son testament…

— Ah non, je t’en prie, ce n’est pas le moment…

— Tu ne réalises pas ce que représente cette somme d’argent.

— Je ne veux pas en entendre parler. Je te la donne, comme ça, tu pourras sortir de prison quand tu veux.

— Ecoute-moi, s’il te plaît. Tu sais très bien que ce n’est pas comme ça que ça se passe. Et ça serait injuste surtout. Il est temps pour moi d’assumer mes actes.

— Si tu le dis.

— Cet argent, il te revient. Ton grand-père t’aimait très fort. Bien plus qu’il n’a su aimer son propre fils. Alors tu n’as pas le droit de refuser ce cadeau.

— Je m’en fous du fric ! Je ne suis pas comme toi.

— Je sais, ça aussi, j’ai mis du temps à le comprendre. Mais après ton année en Irlande, tu auras largement de quoi en faire ce que tu veux…

— Comment ça, ce que je veux ? Je croyais que mon année sabbatique comme tu l’appelles, était conditionnée par la reprise de mes études ?

— J’ai changé d’avis. À présent, tu es libre de faire ce que bon te semble.

— J’étais libre avant que tu me l’autorises, tu sais ?

— Fais un effort Emmanuel, c’est déjà assez compliqué pour moi de te dire ce que j’ai sur le cœur.

— Pour tout le monde, papa.

— J’espère qu’un jour, ta colère envers moi disparaîtra. Je sais que ça te paraît impossible aujourd’hui, mais je sais aussi que le temps a ce pouvoir là. Enfin, j’espère qu’il s'appliquera à notre famille.

Nous sommes interrompus par deux gendarmes.

— Monsieur Courtois, il est temps d’y aller à présent.

— Très bien, je suis à vous messieurs. Laissez-moi dire au revoir à mon fils et j’arrive.

Les deux hommes se retirent dans la maison. Mon père me regarde une dernière fois dans les yeux.

— Souviens-toi de ce que je viens de te dire, ok ?

Soudain, un torrent d’émotions m’envahit. J’ai envie de fondre en larmes. Mon père a dû le ressentir. Sans que je ne puisse lui résister, il vient me prendre dans ses bras. Je me laisse complètement aller contre lui. Ce geste m’a tellement manqué. Je croyais qu’il n’arriverait jamais plus.

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