Le diner des défunts
Lorsque la Belle reprit ses esprits, elle se trouvait dans un lit en baldaquin. Ayant parfois aidé son père à ses tâches de marchands, elle releva immédiatement la qualité exceptionnelle des draps. Tissés avec du fil d’or, des motifs complexes en pavage s’y répétaient sans cesse. Toute à son admiration, elle sentit son estomac la rappeler à ses besoins primaires. La Belle avait faim.
Elle quitta son lit, admirant au passage les étranges motifs géométriques qui recouvraient les murs de la chambre, puis risqua un pied en dehors. Elle se trouvait en haut d’escaliers qui donnaient sur une très large pièce. Les larges portes, au fond, laissaient deviner qu’il s’agissait d’un hall d’entrée. Pourtant, une grande table y avait été dressée. Le couvert était mis pour deux personnes.
La Belle descendit quelques marches avant de se raidir. Elle se sentait observée. Son regard balaya les lieux, sans dénicher personne. D’une voix mal assurée, qui ne lui ressemblait pas, elle appela le Seigneur. Personne ne répondit.
Elle prit un temps infini pour descendre les dernières marches. Elle s’attendait à voir son hôte surgir à chaque instant. Ou pire, la bête qui avait tenté de la tuer. Mais non, rien ne bougea jusqu’à ce qu’elle prenne place à l’un des deux sièges en velours noir.
À cet instant seulement, les flammes d’un chandelier s’allumèrent. La Belle sursauta. Le regard attiré par les flammes, elle ne remarqua pas de suite qu’un petit chariot s’était approché d’elle sans prévenir, apportant un plat de potage fumant. Quand elle s’en rendit compte, elle s’étonna de ne l’avoir remarqué plus tôt, tant l’odeur qui s’en dégageait aiguisait ses papilles. Elle se servit, appela encore une fois le Seigneur, puis commença à manger.
Alors qu’elle finissait tout juste sa soupe, un claquement de porte attira son attention. Elle releva la tête et sourit au Seigneur qui l’observait depuis l’étage supérieur.
— Vous ne répondiez pas, alors je me suis permis de commencer à manger.
— Veuillez m’excusez, fille de marchand, j’étais tellement accaparé par mes expériences que je n’ai pas vu le temps passer, ni entendu le doux son de votre voix m’appeler.
Il descendit promptement les marches pour prendre place en face d’elle. Durant ce court laps de temps, la Belle ne le quitta pas des yeux. Son hôte était plus âgé qu’elle, de seulement quelques années. Il était beau, mais il l’aurait été encore plus sans ces cernes qui marquaient que ses nuits n’étaient pas de tout repos.
— Voulez-vous du potage ?
— Par Lithé, non, j’en ai horreur. Mais laissez-moi donc vous servir de ce régusan.
La Belle fronça les sourcils. Lorsqu’elle tourna la tête, elle remarqua que le plat de soupe avait disparu. Une volaille, déplumée mais entière, cuite à la perfection sur un lit de légumes sautés, le remplaçait. Ce n’était pas tout. Le plat d’argent sur lequel le repas était dressé flottait en l’air et vint se déposer sur la table, entre elle et le Seigneur.
— C-comment… Comment faites-vous cela ? demanda la Belle, les yeux écarquillés avant de se raviser. Non, attendez ! Laissez-moi deviner.
Le Seigneur, qui avait déjà ouvert la bouche pour répondre, la regarda avec amusement. Il resta muet tandis qu’il découpait une aile à son invitée, attendant ses hypothèses.
— Vous êtes un héritier du Colosse Psyendé, proposa la jeune femme après quelques secondes de réflexion. Vous pouvez déplacer les objets par la force de votre pensée.
— J’aurais aimé.
— Ce n’est donc pas cela ?
La Belle paraissait déçue, mais elle reprit aussitôt une attitude de réflexion. Pendant ce temps, le Seigneur terminait de remplir leurs deux assiettes. Il attendait, l’air amusé, qu’elle poursuive avant de s’y attaquer.
— S’agirait-il… d’une Relique ? Un objet aux pouvoirs magiques ?
— Je suis vraiment désolé de vous décevoir.
— Ne dites rien ! Je veux deviner…
Son regard se porta sur le chandelier. Cinq petites flammes y dansaient, au rythme des battements de son cœur. La Belle se pencha vers l’objet puis prit une grande inspiration, comme si elle voulait souffler dessus. Avant qu’elle ne puisse le faire, le candélabre recula de quelques centimètres, et il sembla même à la Belle que les branches s’étaient rétractés en arrière. Satisfaite, elle sourit au Seigneur.
— Ce sont des Eydolons. J’ai lu dans plusieurs parchemins qu’il arrive que les esprits des défunts trouvent refuge dans un objet matériel. Je n’en avais jamais vu de tels auparavant.
— Votre esprit et vos connaissances sont remarquables, mademoiselle. Cette fois-ci, vous avez visé juste. Ils m’aident à entretenir cette propriété. Cela me permet de me concentrer au mieux sur mes recherches.
— Je suis curieuse, reprit plus tard la Belle entre deux bouchées. Sur quoi travaillez-vous ? Vous êtes botaniste, peut-être ?
— J’admet entretenir un intérêt particulier envers la flore. Mais non, il ne s’agit pas de mon domaine d’expertise. J’étudie les Runes.
La Belle releva un sourcil, surprise. De ce qu’elle savait, les Runes étaient une sorte d’alphabet magique dont on couvrait des parchemins. Leur lecture provoquait des effets divers et variés. Mais cela n’était pas donné à tout le monde. En ayant déjà eu sous les yeux, elle avait été incapable de comprendre comment les prononcer. Cet apprentissage était réservé à quelques Cultistes. Néanmoins, elle n’avait jamais entendu dire qu’on puisse étudier les Runes. Les parchemins existants étaient scrupuleusement recopiés, au détail prêt, par des Faussaires. Une seule erreur pouvait modifier les effets. Cela avait couté la vie à de nombreux hérétiques qui avaient cru s’approprier les pouvoirs des dieux lors des Croisades.
— N’est-ce pas dangereux ? J’ai peine à croire qu’un sujet si complexe puisse être sujet à des expériences.
— Vous avez raison. Mais si personne n’essaie jamais rien, qui donc fera avancer nos connaissances sur le sujet ? Je prends des risques, mais c’est pour le bien de notre civilisation. Tenez…
D’une poche, il avait sorti un morceau de parchemin ainsi qu’une graine unique. De l’autre, il s’était saisi d’une plume de Roch. Il s’appliqua quelques instants pour tracer des formes avec une précision à couper le souffle. Il déposa la graine au centre de la rune et chuchota des paroles inaudibles. Alors, le parchemin se désagrégea, au même rythme qu’une rose grandissait, comme s’il s’était écoulé plusieurs semaines.
— Le pouvoir des Runes est illimité, commenta le Seigneur. L’impossible devient possible à qui les maitrise. Ceci n’est qu’un résultat parmi d’autres. Imaginez tout ce que nous pourrions faire avec de nouvelles connaissances.
— Incroyable, souffla la Belle, subjugué par la croissance de la rose. Je n’avais jamais vu pareil prodige…
— Peut-être voudriez-vous en voir plus ?
— J’en serai ravie !
Le Seigneur se leva et invita sa convive à le suivre dans ses appartements. La Belle lui emboita le pas, pressée, sans remarquer que la rose, sur la table, s’était déjà fanée.

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