La loi de la jungle

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Alors q'il venait juste de sortir de la bouche du métro, une troupe de manifestants fit irruption, fendant la foule, et entraînant Eric avec eux. Autour de lui, cris et banderoles fustigeaient la politique du gouvernement, avec des slogans comme « Le pays n’est pas à vendre », « Je ne suis pas un code barre », ou encore « Le banquet des banquiers est terminé ! ».

Depuis plusieurs mois, une suite ininterrompue de mesures, comme un hommage constant à l’injustice, avaient mis une partie de la population dans la rue. Au menu: réduction des aides aux plus démunis, baisse constante des moyens alloués aux services de santé, crminalisation des opposants, vente de toutes les forêts du pays à Ikea, rachat des grands monuments nationaux par la Chine, ou encore transformation des écoles en supermarchés, où les cours seraient dispensés par des cyber-profs, machines payantes qui remplaceraient à terme les instituteurs en chair et en os. Ces décisions, parmi tant d’autres, faisaient l’unanimité contre elles.

Le cortège s’engouffra entre deux rangées de robocops. Eric était désormais pris au piège au milieu des manifestants nassés entre les cordons de policiers. Un mouvement de foule provoqué par l’envoi de gaz lacrymogènes lui fit percuter de plein fouet le visage froid du chef de l'état.

Après que les manifestants se soient dispersés, il massa son visage qui avait douloureusement percuté le panneau de verre, puis se recula d’un mètre pour regarder l’affiche qui y trônait. La photo du Président le pointait du doigt, d’un air péremptoire, accompagnée d’une demande impérative, inscrite juste en dessous en noir sur blanc : « Nous avons besoin de vous ! » En caractère plus petit, il était précisé : « Participez à la consultation populaire sur le site http://gouv.sleep. »

Eric réalisa alors qu’il s’agissait de la consultation visant à valider ou non un texte qui permettrait au gouvernement d’endormir les chômeurs afin que leur inactivité ne coûte pas trop cher aux caisses de l’état. Car un chômeur endormi n’avait besoin ni de manger, ni de payer un loyer, ni de se déplacer. Il n’y avait donc aucune allocation à lui verser.

Mais surtout, les chômeurs, qui proliféraient suite aux différentes mesures du gouvernement, avaient tendance à grossir les rangs des contestataires. Le gouvernement assurait que les citoyens artificiellement endormis seraient réveillés dès qu’un poste correspondant à leur profil serait disponible, mais de l’avis d’un grand nombre de personnes sans emploi depuis des années, cela revenait à mettre dans un coma à durée indéterminé des millions de personnes.

Cette perspective peu réjouissante fit redoubler la motivation d’Eric à décrocher le poste qu’il convoitait. Enfin libéré de la foule, il se rua vers le métro. Plusieurs rames bondées se succédèrent, l’empêchant de monter à l’intérieur. En attendant, anxieux, il sortit son téléphone de sa poche, pour noter l’adresse de la société +2com, communiquée par sa boite d’intérim. 1, avenue Ronald Reagan, Tour Milton Friedman, 33ème étage, entrée 227-B.

Mince alors! Il s’agissait ni plus ni moins de la tour où siégeait le gouvernement et ses multiples organes!

Alors qu’il relisait l’adresse, incrédule, Eric sentit son téléphone lui échapper. Un type au crâne chauve, posté devant lui, l’air pas commode, venait de le lui arracher. A ses côtés, un autre homme, chauve lui aussi, regardait l’appareil d’un air dégoûté. « Dis donc, ça t’a coûté combien, cette merde?! », lui demanda le premier.

- Euh... je ne me souviens plus », fit Eric, inquiet... « Si tu veux, prends-le! », dit-il en tremblant, croyant avoir à faire à des voleurs. Le chauve marqua un temps d’arrêt et jeta son téléphone à Eric, qui le rattrapa au vol.

- Tu te fiches de nous ou quoi? T’as vu ça? », dit-il en pointant son crâne rasé. « Tu sais ce que c’est? »

- Ben... J’imagine que vous êtes des skinheads », supposa Eric. Les deux gars se mirent à rire à gorge déployée.

- Putain, c’est la première fois qu’on me la fait celle-là. Des skinheads! Dis-lui ce que c’est », intima le premier à son pote.

- C’est la chimiothérapie espèce de con!! », répondit l’autre. « On est malades et en ce moment, tu nous pollues la tête avec les ondes mortelles de ton putain de smartphone, comme tous ces connards ! » L’homme ouvrit les bras pour désigner tous les passants plongés dans leur écran portatif, qui chacun, participait à épaissir un brouillard électro-magnétique supposé cancérigène.

Eric remarqua alors le teint pâle et cireux des deux inconnus. Ils ne devaient pas être en très grande forme en effet, mais la haine semblait leur donner un regain énergie. Celui qui avait parlé le dernier prit Eric par le col et le plaqua contre le mur, pendant que l’autre lui faisait la morale... « Alors ton gadget, tu peux te le foutre là où je pense! » Sentant que la situation tournait au vinaigre, Eric porta sa main à la poche de sa veste, pour saisir à nouveau son paralyx. En un geste vif, il réussit à immobiliser simultanément ses deux agresseurs avant que ceux-ci ne puissent l’empêcher de tirer.

Une fois figés sur place, ils l’insultèrent copieusement. Éric se mit à sourire, ravi, et leur fit des grimaces. Il serait bien resté là à les narguer, mais le temps pressait. Ah! S’il avait pu, il aurait mit le monde entier en pause avec son paralyx.

Enfin arrivé à l’extérieur, il abandonna immédiatement l’idée de prendre le bus. Les transports en commun de la surface étaient aussi bondés que les rames du métro et les pousse-pousse étaient pris d’assaut, tout comme les vélos de location. Il n’avait donc plus qu’une solution pour arriver dans les temps à son rendez-vous : courir. Éric s’élança, adoptant une allure moyenne qui lui permettrait de parcourir sans s’essouffler les trois kilomètres qui le séparaient des locaux de la société +2com. Après deux cent mètres de course sur les trottoirs, il entendit plusieurs coups de sifflet derrière lui, s’arrêta, se retourna, et découvrit un policier en uniforme qui le rejoignait à grandes enjambées. Zut alors! Il n’aurait pas du utiliser deux fois de suite son paralyx. A coup sûr, il s’était fait repérer et voilà qu’on venait l’arrêter.

Cependant, Eric réussit à prendre un air innocent et salua l’agent avec courtoisie. « Monsieur, pouvez-vous me montrer votre carte dépass-air ? », lui demanda-t-il.

- Ma quoi? » s’étonna Eric perplexe.

- Votre carte dépass-air, s’il vous plait. » -

- Je ne sais pas ce que c’est », admit-il, incrédule. Le policier prit un air las.

- Vous venez de courir. Vous avez donc émis dans l’atmosphère une grande quantité de CO2. J’imagine que vous avez entendu parler du réchauffement climatique? ».

Eric était stupéfait.

- C’est une blague ? »

- En aucun cas monsieur. La course à pied et les efforts physiques intenses sont des activités extrêmement polluantes. Pour avoir le droit de les pratiquer, vous devez payer le forfait dépass-air, à 31,7 crédits par mois. »

Eric jeta un oeil aux voitures polluantes dispersant leurs gaz d’échappement dans l’air, et se représenta mentalement les usines, à l’extérieur de la ville, qui carbonisaient l’atmosphère de leurs émanations toxiques. Il se retint de faire une remarque au policier et, fataliste, laissa ce dernier remplir une contravention de quarante cinq crédits. « Vous avez trente jours pour payer, monsieur ». L’agent ajouta « Je vous souhaite une bonne journée », le salua d’un signe de tête, et s’éloigna rapidement.

Eric souffla, usé. Quarante cinq crédits! Il lui faudrait une journée de travail bien remplie pour payer cette somme, et plus le temps passait, moins il avait de chance de décrocher ce contrat. Et avec cette histoire insensée de carte dépass-air, il ne pouvait plus se permettre de courir sans risquer de se faire à nouveau verbaliser. Il tenta de faire de l’auto-stop, mais personne ne daigna s’arrêter pour le prendre. Après une heure de marche à travers les vapeurs d’échappement, il leva la tête et vit au loin la célèbre horloge accrochée tout en haut de la tour Milton Friedman, donnant l’impression que le bâtiment d’Etat surveillait la ville de son oeil rond. Si l’entrée nord de la tour, surveillée par un cordon de policiers, était interdite au public, l’entrée sud, par contre, était accessible au tout venant, moyennant un filtrage de sécurité.

Après un passage par le détecteur de métaux et une fouille corporelle rapide, Eric prit un ascenseur qui lui fit gravir en deux minutes les cent quinze étages de l’immeuble. Les locaux de +2com avaient été construits juste derrière l’horloge géante qui surplombait la ville. En longeant les couloirs en compagnie du DRH, Eric remarqua que chaque bureau était éclairé par les grandes vitres qui formaient le vaste cadran.

Monsieur Novak, était maintenant assis face à lui, devant le panorama de la ville. Il était en train d’étudier son CV avec une grimace de contrariété. « Je vois que vous avez des expériences dans l’administratif, vous avez été livreur puis animateur dans un centre social. », dit-il d’un ton soucieux avant de se repositionner dans son fauteuil. « C’est un profil un peu atypique. » Eric souriait comme un imbécile, ne sachant que répondre. Novak laissa passer un silence, comme pour mettre la pression à son candidat.

- Ceci dit, je veux bien vous laisser votre chance, mais comme vous le savez, les temps sont durs. Je ne peux vous payer qu’à soixante dix pourcent du tarif habituel. »

- Bien sûr ! », répondit Éric sans sourciller.

- Par contre, vous avez la possibilité de toucher des stock-options », souligna le directeur. Et là, ça peut être le pactole! »

Le regard d’Eric s’illumina. « Ah oui? »

Le visage de Novak, qui avait l’étrange aptitude de passer en un clin d’oeil d’une expression à l’autre, se renfrogna. « Tout à fait! Mais pour cela, vous devrez renoncer à dix pour cent de votre salaire ».

Dans un éclair de lucidité, Eric demanda, inquiet : « Vous voulez dire dix pour cent des soixante dix pour cent du salaire habituel ? » Novak fit un geste vague pour éluder la question. « Bien sûr, ça n’est qu’un début. +2com est une grande famille dont chaque membre a la possibilité d’évoluer selon ses compétences. Si ça se trouve, dans deux ans, vous m’aurez déjà remplacé derrière ce bureau. » Et il se mit à rire. Eric l’imita, gagné par la bonne humeur de son interlocuteur, mais Novak s’arrêta net pour griffonner quelque chose. Pressé de conclure, il tendit deux feulliets à Eric. C’était son contrat. Le jeune homme signa à son tour, sans même prendre le temps de lire ce qui y était écrit, puis Novak se leva d’un bond, fit le tour du bureau, et serra la main de sa nouvelle recrue, comme s’il s’était agi d’un seul et même pas de danse, sans doute une danse traditionnelle uniquement pratiquée par une certaine caste de recruteurs pragmatiques et roublards. Puis il raccompagna Eric à la porte.

Une fois dans l’ascenseur, Eric sortit de son sac le contrat qu’il venait de signer, survola les articles essentiels et réalisa qu’il venait de se faire rouler dans la farine. Les stocks options évoquées par Novak n’étaient évidemment mentionnées nulle-part.

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