Chapitre 1
La route s'étendait devant eux, droite, fendue par les fissures du bitume ancien. La végétation bordait l’asphalte de près, sèche, envahissante. Il n’y avait plus d’entretien, plus de bornes claires. Ils avaient quitté les zones balisées depuis une demi-heure.
Veyl était assis à l’arrière, le front contre la vitre. Il ne regardait pas vraiment dehors. Ses yeux glissaient sur les collines pâles et les arbres nerveux. Dans son carnet, il gribouillait sans but. Des mains. Des visages sans regard. Des yeux seuls, souvent.
Il dessinait quand il ne savait pas comment se sentir. Et c’était souvent.
Devant lui, le reste du groupe parlait encore, mais les mots flottaient plus qu’ils ne le touchaient.
« C’est moi qui choisis la prochaine musique. On a un deal, pas vrai ? » dit Lyraë, en jouant avec les boutons du tableau de bord.
Elle avait les cheveux coupés court, presque rasés sur les côtés, et les ongles peints de bleu écaillé. Elle haussait le menton chaque fois qu’elle parlait, comme pour ne jamais paraître incertaine.
Thorn grogna sans tourner la tête, toujours concentré sur la route. Il avait cette façon de serrer la mâchoire en permanence, comme s’il attendait un coup.
« Si tu remets du chant d’Urga, je saute du véhicule. »
Naëla rit doucement, bras croisés, adossée à sa portière. Son rire sonnait forcé, mais il avait au moins le mérite d’exister. Elle portait toujours une chemise trois fois trop grande, manches roulées jusqu’aux coudes. Elle triturait le coin d’un bracelet usé entre deux doigts.
Caelen conduisait. Calme. Droit. Des lunettes de soleil sur le nez malgré la lumière faible. Veyl savait que c’était un tic, pas un besoin : Caelen gardait toujours ces lunettes-là, surtout quand il ne voulait pas qu’on lise dans ses yeux.
« Encore quelques bornes, » dit-il. « On passe l’ancienne ligne de relais et on est bons. »
Veyl releva les yeux de son carnet.
« Tu es sûr que ce relais existe encore ? »
Caelen esquissa un demi-sourire.
« Il est noté sur les cartes de l’avant-Fracture. Je me fie à ça. »
Veyl baissa la tête. Il y avait tant de choses qu'on appelait encore "avant-Fracture". Comme si le monde avait basculé d’un côté et qu’on essayait encore de tendre le bras vers l’autre.
Ezren parla pour la première fois depuis longtemps. Sa voix avait une rugosité calme.
« Personne ne prend la Route 7 après la deuxième cloche. »
Le silence tomba un instant. Veyl leva les yeux vers lui.
Ezren était recroquevillé sur lui-même, mains dans les poches, regard droit devant. Sa peau pâle contrastait avec ses cheveux roux en bataille. Il avait toujours l’air gelé, même sous deux couches de vêtements. Il n’avait pas ri du voyage. Il ne parlait que rarement, et seulement quand c’était nécessaire. Ou grave.
Lyraë fronça les sourcils. Un silence épais s’abattit dans l’habitacle. Puis, avec un sourire perplexe, connaissant son ami :
« Et pourquoi, messire légende vivante ? »
Ezren ne tourna même pas la tête. Il fixait la route devant eux, droit dans le brouillard.
« Les forêts de Draalhen… n’aiment pas être dérangées. »
Caelen éclata de rire. Un vrai rire, cette fois, clair et chaud, comme une bouffée d’air frais.
« Tu me fais penser à ma grand-mère, Ezren. Même genre de prophéties tordues. Moins de moustache. »
Les rires fusèrent. Thorn gloussa malgré lui. Même Naëla laissa échapper un petit souffle amusé. Lyraë leva les yeux au ciel, faussement exaspérée.
Des rires fusèrent. Même Thorn sourit, à peine.
Pas Veyl.
Il regardait encore Ezren. Ce garçon venu de nulle part, qu’ils avaient accepté un peu par défaut, un peu par pitié. Il ne semblait jamais fatigué. Juste ailleurs. Et derrière son silence, il y avait comme un mur. Pas de peur, pas de colère. Juste... une attente.
Veyl referma son carnet.
Il avait envie de dire quelque chose, mais quoi ? Une phrase lui brûlait la gorge sans jamais former un mot. Une alerte muette, comme si quelque chose dans l’air avait changé.
La route se rétrécissait. Les arbres semblaient plus proches. Les branches se penchaient un peu plus vers eux. Pas de panneau. Pas de signal.
Ils quittaient le connu.
Et ils le savaient tous.
Le panneau tenait à peine debout. Rouillé, bancal. Route 7 — accès restreint — passage non surveillé, pouvait-on encore lire.
Personne ne dit un mot.
Caelen tourna le volant. Les pneus crissèrent sur les graviers mouillés. Veyl, à l’arrière, sentit une tension sourde dans sa poitrine. Comme si le virage avait tout changé.
La Route 7 n’était plus vraiment une route. C’était une trace laissée à peine visible dans la forêt, un passage qu’on avait oublié de surveiller depuis des années. La « zone grise », comme certains l’appelaient : une frontière entre le territoire balisé et l’inconnu. Personne ne passait par là, plus personne n’osait. La terre semblait moins vivante, et les arbres, trop serrés, écrasaient la lumière.
« Il est quelle heure ? » demanda Thorn.
Il fixait la route sans cligner des yeux.
Naëla regarda sa montre.
« Dix-sept heures. »
Un silence.
Puis, plus bas :
« On dirait pas. »
Caelen alluma les phares. La lumière peinait à percer la brume basse qui s’étalait sur le sol. Pas encore menaçante, mais bien là.
Lyraë fronça les sourcils.
« C’est normal, ce brouillard ? »
Personne ne répondit. Veyl se rapprocha de la vitre. Il écoutait son souffle. Peut-être qu’il avait tort, mais il ne voulait pas être celui qui briserait le silence.
Veyl frissonna malgré lui.
À côté de lui, Ezren restait silencieux, les yeux fixés sur les arbres. Sa main crispée sur la poignée de la portière, comme prêt à agir. Veyl sentait qu’il s’attendait à devoir sortir, vite.
« Tu comptes sauter ? » demanda Veyl à moitié en plaisantant.
Ezren tourna lentement la tête vers lui. Ses taches de rousseur se dessinaient dans la lumière faible, ses yeux verts fixant Veyl avec une intensité qui le déstabilisa.
« Et toi, tu comptes lui dire avant que ce soit trop tard ? »
Le cœur de Veyl fit un bond. Il voulut répondre, mais les mots restèrent bloqués. Ezren se détourna, comme si rien ne s’était passé.
Comment pouvait-il savoir ça ?
Lyraë rompit le silence, les bras croisés.
« Normal qu’il n’y ait plus de balises. On est en zone grise. C’est une bande de terrain qu’on ne contrôle plus vraiment. Pas de surveillance, pas d’entretien. Juste des morceaux de forêt qu’on a laissés à l’abandon. »
Caelen haussa les épaules, concentré sur la route.
« C’est une vieille route. Plus personne ne l’emprunte depuis des années. »
Un craquement, léger, quelque chose bougea dans l’ombre.
Veyl colla son visage à la vitre, cherchant à percer la pénombre. Rien. Juste un arbre aux racines épaisses, nouées comme des doigts.
Mais il avait vu quelque chose.
« J’ai cru voir… »
« Un lapin tueur ? » lança Thorn, en riant nerveusement.
Personne ne répondit.
Le moteur ronronnait doucement, mais l’atmosphère était lourde, tendue, prête à se briser.
Soudain, Caelen freina brusquement.
Tout le monde bascula en avant.
« Qu’est-ce que… ? » murmura Lyraë.
Au milieu du chemin gisait une forme. Un cerf, ou ce qu’il en restait. Le flanc ouvert, la peau déchirée. Ses bois couverts de boue et d’une matière sombre.
Naëla ouvrit la portière doucement.
« Tu fais quoi ? » murmura Thorn, tendu.
« Je veux voir. »
« Tu veux te faire attaquer par un autre cadavre ? »
Mais elle était déjà dehors, disparaissant dans la brume.
Veyl la suivait du regard, le souffle un peu court. Elle s’abaissa près de l’animal, ses doigts effleurant la terre.
Puis elle se releva, le visage dur, sans un mot.
« Ce n’est pas un prédateur, » dit-elle enfin. « Pas une bête qui aurait fait ça. »
Elle remonta dans la voiture et ferma la portière derrière elle. Ses yeux cherchèrent Caelen.
« Continue. Vite. »
Caelen n’hésita pas.
Veyl sentit la tension lui serrer la gorge. Il regarda Caelen, les muscles tendus, la main crispée sur le levier de vitesse. Il voulait lui dire qu’il avait peur. Lui dire autre chose aussi. Mais il se retint.
Derrière eux, dans la brume, une silhouette apparut, figée au milieu de la route.
Ezren la fixait, immobile, sans un clignement des yeux.
La Route 7 se resserrait. Les arbres semblaient se refermer autour d’eux, leurs branches tendues au-dessus de la voiture. Le ciel était lourd, d’un gris sale, comme si la lumière avait du mal à passer. Une brume basse s’étirait sur le sol, avançant doucement.
La voiture sautait sur un chemin à peine visible, plus un vieux sentier oublié qu’une route. De chaque côté, les arbres étaient si proches qu’on aurait pu les toucher.
Veyl sentit son souffle se raccourcir.
« On devrait être près de l’ancien pont, » murmura Caelen.
« L’ancien pont ? » demanda Thorn.
« Un pont en bois qui traverse un ravin. Il est censé tenir encore. »
Naëla fronça les sourcils.
« “Censé” ? Tu n’es pas sûr ? »
Caelen haussa les épaules.
« On va voir. »
Le chemin descendit d’un coup. La voiture frotta une pierre. La brume s’épaissit, et bientôt on ne voyait plus qu’à quelques mètres.
Un panneau abîmé apparut, couvert de mousse. On pouvait lire à peine : « Pont de Varh’Kaen – Traversée à vos risques. »
Veyl sentit ses doigts trembler.
Le pont était là, une structure en bois usée, suspendue au-dessus du vide. En dessous, le ravin disparaissait dans la brume. Silence total.
Caelen coupa le moteur.
« Je vais descendre. Vérifier si ça tient. »
« Je viens avec toi, » dit Veyl aussitôt. C’était plus fort que lui. Il ne voulait pas le laisser seul. Pas ici. Pas dans cette chose qui ressemblait à une forêt, sans en être une.
Caelen hocha la tête.
Ils descendirent ensemble. Le bois gémit sous leurs pas. Veyl sentit chaque mètre lui serrer un peu plus la poitrine.
Caelen posa une main sur la rambarde, la secoua. Puis posa le pied sur une poutre transversale. Testa le poids.
« Ça a l’air stable. Si on passe lentement, ça devrait tenir. »
Veyl hocha la tête, mais son regard se perdit dans les arbres. Une forme, là. Quelque chose de rond, entre deux troncs. Trop haut pour un animal. Immobile. Une tache sans éclat. Un vide.
Il cligna des yeux. Plus rien.
Caelen l’observait.
« Ça va ? »
Veyl ouvrit la bouche. Referma.
« Je crois… qu’on devrait traverser. »
Ils remontèrent dans le véhicule. Caelen mit le contact. Avança doucement sur les planches.
Le bois craquait sous leurs roues. Chaque mètre semblait voler quelque chose au silence.
Et derrière eux, la forêt retenait son souffle.
Une fois de l’autre côté, ils soufflèrent tous. Même Thorn lâcha un soupir.
Mais au moment même où ils reprenaient de la vitesse, un sifflement s’éleva à l’arrière.
Veyl se figea.
« C’était quoi, ça ? » murmura Lyraë.
« Un pneu ? » tenta Thorn, trop vite.
La voiture commença à vibrer légèrement. Un bruit étrange. Comme un souffle court, métallique. Puis un TWANG. Violent. Net.
Quelque chose venait de frapper.
« Stop ! Stop ! » cria Naëla.
Trop tard.
Un choc.
Un hurlement.
Un arbre.
La voiture percuta le tronc de plein fouet. Le métal gémit. Le pare-brise explosa en étoiles. Les corps projetés vers l’avant. Des cris. De la fumée.
Et le silence, après.
Veyl reprit conscience quelques secondes plus tard. Sa tête bourdonnait. Sa lèvre saignait. Il se redressa tant bien que mal.
Lyraë et Thorn toussaient, secoués mais vivants. Naëla forçait déjà l’ouverture de la porte. Ezren était déjà dehors. Bien sûr.
Mais Caelen.
Veyl tourna la tête.
Caelen était bloqué contre le volant. Une flèche plantée dans le pneu avant gauche. Et du sang sur son front. Trop de sang.
Veyl sentit son cœur tomber dans un puits sans fond.
« Caelen ! »
Il se précipita. La portière refusait de céder.
Et dans la brume, autour d’eux, quelque chose bougeait.
Quelque chose attendait.
Le silence n’était plus un allié. Il pesait sur leurs épaules comme une pierre froide, un poids muet.
Caelen était coincé. Son corps était incliné, sa tête penchée contre le volant. Le sang coulait lentement sur son front, formant une flaque rouge sombre sur la poussière de la voiture. Le pneu crevé criait encore, lentement, comme s’il pleurait. Mais la vraie douleur, c’était le silence entre eux, ce vide d’air, ce souffle coupé.
Veyl battait des mains sur la portière, la frappait, tentait d’ouvrir. Le métal ne bougeait pas.
« Caelen, réponds-moi ! » cria-t-il, la voix tremblante.
Aucune réponse.
Naëla attrapa une pierre, la jeta contre la vitre arrière. Un craquement. Elle frappait à nouveau.
« On doit sortir d’ici, vite. Cette forêt… elle n’est pas naturelle. »
Thorn regardait autour, l’œil inquiet.
« On n’est pas seuls. J’ai senti quelque chose, juste avant l’impact. Quelque chose… là, dans les arbres. »
Ezren s’approcha de Veyl, calme malgré la tension.
« On va dégager Caelen, mais il faut rester prudents. Si c’est un piège… »
Veyl hocha la tête, les mains toujours sur la portière. Puis il recula, cherchant une autre issue. La brume roulait doucement autour de la voiture, enveloppant leurs pieds, serpentant entre les arbres.
Un bruit, alors. Un cri.
Pas humain.
C’était un souffle rauque, un râle étouffé qui venait de la brume, proche, trop proche.
Tous se figèrent.
Le cri s’arrêta, comme si la brume avait avalé le son au moment où il apparaissait.
Naëla prit une grande inspiration.
« On bouge, on s’éparpille pas. Ezren, toi et Thorn, cherchez un levier ou quelque chose pour ouvrir la portière. Veyl, aide-moi à dégager Caelen. Lyraë, reste près de la voiture. »
Chacun obéit, mais les gestes étaient lourds, ralentis par la peur, la fatigue, l’incertitude.
Veyl glissa sa main sous le volant. Il sentit la peau de Caelen, froide et tremblante. Il murmura son nom encore et encore. Puis, avec Naëla, il appuya sur un levier caché sous le tableau de bord.
Un clic.
La portière céda, lentement.
Caelen bascula sur le côté, sa tête heurta le sol.
« Caelen ! » cria Veyl, en s’agenouillant à ses côtés. Le goût amer du sang lui monta dans la gorge.
Caelen ouvrit enfin les yeux, à moitié.
« Veyl… la flèche… elle est plantée dans le pneu, pas dans moi… Mais… » Sa voix était rauque, faible.
« Je sens quelque chose… dans la forêt… Ils nous attendent. »
Un frisson glacé parcourut le groupe.
Une ombre bougea entre les arbres, un peu plus loin. Comme un spectre.
Le groupe recula lentement, la peur leur nouant les entrailles.
Mais le plus dur restait à venir.
La forêt, la brume, les ombres… et ceux qui les guettaient, silencieux, invisibles, affamés.
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