"Je travaille pour l'enfer"

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Je me cale dans le fauteuil en face du type. Il a une expression plutôt avenante, mais ça n'empêche pas le caractère incongru de la situation. Pourquoi j'ai accepté cette interview déjà ? Ah oui, parce que j'aime parler de moi:
—Pouvons-nous nous tutoyer ? Cela ne vous dérange pas ?
—Non, ce ne sera pas un problème.

— Bien. Vous êtes confortablement, installé ? Nous pouvons démarrer ?

Le ton de sa voix est sucré. Ses petites lunettes rondes à monture dorée finissent de lui donner un air naïf. Cet humain ne semble pas intimidé par mon allure ni ma prestance. Dos droit, je m'enfonce dans mon siège et hoche la tête.

— Je vais commencer par des questions simples, voire rhéthoriques, donc...

— Ok.

— Quel est ton nom ?

— Astaroth.

— Utilises-tu un pseudo ? Tu as un patronyme ?
— Celui qui m'a forgé en enfer n'a pas pris le temps de m'affubler d'un patronyme. De plus, c'est une femelle qui m'a créé.

L'homme se racle la gorge quand je dévoile une rangée de dents blanches, amusé :

— Quelle est ta taille ?
— 1,65m je dirais.

— Quel est ton poids ou ta corpulence ?
— 65 kg aux dernières nouvelles.

Il ouvre des yeux bleus étonnés. Oui, je sais que je parais plus fluet que ça, et pourtant...

— De quelle origine ethnique es-tu ?

— Chéri, je viens de l'enfer. Au mieux, tu peux me coller l'étiquette caucasienne, ça restera tout autant loin de la réalité.

L'humain se tasse sur sa chaise avant de poursuivre:
— Quel est ton âge ?
— Quel âge ? Wouah... quel âge a la terre ? Quand l'enfer a-t-il été créé ? Quand l'Olympe a-t-il été érigé ? Le temps est une notion humaine si médiocre, vous y attachez trop d'importance.
— Tu n'as donc pas d'âge ?
— Je suis trop vieux pour ces conneries de temporalité surtout.

— Ok, passons à la suite. Décris tes cheveux : leur coupe, leur teinte...

Je saisis une poignée de mèches, songeur :

— Je crois qu'ils hésitent entre le doré et le scandinave, quant à la forme... j'opte pour très longs et raides.

L'humain pique un fard sans que j'y entende quoi que ce soit, puis bégaye sa question suivante:
— De quelle couleur sont tes yeux ? Portes-tu des lunettes ou des lentilles de contact ?
— Ils sont clairs. C'est tout ce que je peux dire. Peut-être bleus. Les couleurs sont une notion tout aussi humaine que le reste. En tant que démon, je n'ai pas la même perception que vous.

— Es-tu en bonne santé ? Possèdes-tu des caractéristiques physiques particulières ?

J'ouvre de grands yeux.

— Je pète le feu. Quand à mes caractéristiques... (je pose un regard affamé sur le journaliste) elles ne sont pas physiques.

Nouvelle montée de rouge aux joues. Je suis tenté d'entrer dans sa tête pour savoir à quoi il pense, mais il m'interrompt en continuant sur sa lancée:
— As-tu des cicatrices, marques de naissance ou des tatouages ?

— Pas vraiment. Si j'avais été un ange, j'aurais arboré des tatouages aux poignets pour marquer mon appartenance au patron du paradis, mais en enfer, nous sommes pour la liberté de ce côté. De plus, je m'en voudrais de gâcher une telle envelope avec des cicatrices.

— Portes-tu des bijoux ou des accessoires ?
— Souvent. Du vernis et beaucoup de maquillage aussi.

— Ok. De quelle façon es-tu généralement habillé ?

J'agite les mains pour me présenter de haut en bas:

— Je crois que ça saute aux yeux. Les chaussures compensées sont mon péché mignon. De manière générale, j'aime ce qui brille, ce qui illumine, les tons vifs et chatoyants. Si je devais me définir par un genre, ce serait sans nul doute le glam rock. Une époque bénit par la mode. Il vous arrive d'être créatifs parfois, les humains.

Le type m'étudie de haut en bas, comme s'il voulait attester de la véracité de mes propos. Tu ne vas pas rougir encore une fois, si ?
— Très bien. Quelle expression est le plus souvent affichée sur ton visage ?
— La même que maintenant.

Il est si mignon avec ses couleurs. De le voir si mal à l'aise, mon sourire s'élargit.

— D... Donc, as-tu des habitudes gestuelles particulières ou des tics ?
— Pas à ma connaissance.

— Ahem, utilises-tu régulièrement une expression ou une citation particulière ?
— Non plus.

—Très bien, parlons de la famille. Qui sont ou étaient tes parents ? Parle-nous un peu d'eux.
— Comme je le disais, j'ai été forgé en enfer. Ma mère est ma reine, Merffistaël. Je n'ai pas de père.
— Pas de père ? Mais com...
—Je pense que le concept est sans doute trop complexe pour une créature de ton espèce. Vous êtes trop obsédé par la notion de binarité pour cela.

L'humain bloque une seconde avant de poursuivre:

— As-tu des frères et sœurs ? Si oui, que peux-tu nous dire à leur sujet ?
—Techniquement, j'en ai une flopée. Nous n'avons pas forcément de liens du sang, mais tout ce qui est démoniaque peut s'affirmer de ma famille. Cela peut aller du succube de basse extraction, au dieu déchu sumérien. Oui, certains dieux ont rejoint nos rangs il y a un moment, mais ça, c'est une autre histoire.

— Parle-nous du reste de ta famille.
—Si tu veux parler de Lucifer, ce sot couronné qui a usurpé le trône de l'enfer, je n'ai absolument aucun lien avec lui.

Mon ton dissuade l'humain de continuer dans sa voie :
— Et donc, comment décrirais-tu ton enfance ?
—Je n'en ai pas eu. Je suis né tel que tu me vois, prêt à servir l'enfer.

— Quel est l’événement qui t'a le plus marqué jusqu'ici dans ta vie ?
—Celui où Lucifer s'est proclamé roi de l'enfer, boutant la reine légitime au Tartare, avec la complicité de tous ces abrutis d'anges déchus.

Je dois lui sembler un peu trop en colère, car il baisse les yeux pour ne pas avoir à soutenir mon regard.

— Où vis-tu actuellement ?
— Quelle question ? En enfer.

— Que fais-tu dans la vie ?
— Je possède des humains, je les fais souffrir grâce à des failles préalables inscrites par les anges.

—C'est-à-dire ? Peux-tu nous en dire plus sur ces "failles" ?

— Je vois ce dont tu veux parler. En réalité, les démons ne sont pas responsables des faiblesses des humains. C'est le paradis qui détermine cela. Ensuite, les démons s'infiltrent là où ils peuvent. Le salut d'une âme dépend du caractère de l'humain. Ce sont les anges qui vous soumettent à la "tentation".
— C'est... intéressant.
— Je te l'expose de manière grossière, mais tu as l'idée générale.

— Appartiens-tu à un groupe ou à une organisation particulière (guilde, société secrète, équipe, armée, secte, etc) ? Y as-tu un rang particulier ?
—Je suis un démon supérieur de l'enfer. Un des premiers nés. J'avais un statut très élevé avant que Lucifer n'arrive au pouvoir. Maintenant, on m'a relégué au rang de troufion. Me donner trop de pouvoir serait dangereux...

— Quel est ton but dans la vie, tes objectifs à plus ou moins court terme ?
— Je veux remettre la reine légitime sur le trône du Shéol (l'Enfer).
— Et ce ne serait pas dangereux ça ? Je veux dire, pour les humains ?
—Votre espèce est vouée à disparaitre. Vous avez plus d'une fois démontré, votre incapacité a exister, donc ne t'inquiète pas... vous n'allez plus survivre très longtemps. Lucifer permet seulement votre lente agonie. Avec ma reine au pouvoir, ce serait simplement plus rapide.

Une longue minute de silence s'instaure entre nous. Serait-ce une lueur de défi que je lis dans ces jolies prunelles vides ? Il reprend d'une voix froide et contrôlée:

— Possèdes-tu des capacités ou des compétences particulières ? Quelle est ta spécialité ?
— Ah, nous y voilà. Cela rejoint plus ou moins mon rôle en enfer. Je manipule des âmes en détresse, j'offre des présents en échange des âmes des mortels. Je fais de la possession et mes pouvoirs sont plus ou moins illimités.

—Par exemple ?

—Tu voudrais voir des milliers d'insectes te dévorer en quelques secondes?

Je mords ma lèvre inférieure, espérant qu'il acquiesce férocement:

—Non, pas particulièrement.

—Dommage.

Les humains sont si peu joueurs.

— As-tu des problèmes ou des difficultés dans certains domaines de compétences ?
—Absolument aucun.
—Tu ne sembles pourtant pas satisfait de ton sort, de ta position au sein de l'enfer.
—Parce que des pourceaux de dieux déchus ont des prérogatives que je n'ai plus, mais cela n'a rien à voir avec mes compétences. Je vaux mille fois mieux qu'eux.

— Qui est la personne la plus importante dans ta vie et pourquoi ?
—Ma reine, Merffistaël. J'ai déjà expliqué pourquoi.

— Es-tu en couple ou as-tu des vus sur quelqu'un ?

J'éclate de rire.

—Ah, vous les humains, vous êtes si fascinants ! J'ai des vues sur tout ce qui excite mon intérêt ou mon imagination, mais pas selon le concept humain.
—Vous voulez dire que vous ne voyez pas les relations amoureuses de la même manière ? Euh... physiquement parlant ?
—Le sexe, mon chou, c'est une denrée sans intérêt pour moi. Quant à l'amour... la loyauté et la dévotion sont des concepts tellement plus grands, si tu pouvais en avoir seulement conscience...

— Es-tu du genre à juger rapidement les autres ? Combien de temps mets-tu pour.
—J'ai la capacité de lire dans les pensées, alors je ne perds pas de temps à jauger quelqu'un qui manque de transparence.

Le mignon petit journaliste manque de s'étrangler:

—Vous lisez dans les pensées ?!
—Pas dans les tiennes. Même si j'avoue avoir été tenté... tu es un humain, je doute de découvrir quelque chose que j'ignore.

— As-tu des rivaux ou des ennemis ? Si oui, de quelle nature ?
— En dehors de Lucifer ? Azazeal, son fichu second. Baal, ce sumérien imbécile. Loki, ce dieu Asgardien de mes fesses ou encore Arthéllaïs et ses grands airs de déesse de bas étage ! La liste est longue, j'en aurais pour la semaine à tout te déballer !

— As-tu des amis ? Qui sont-ils ?
— J'ai... des alliés je dirais. En dehors de certains succubes, les autres se trouvent au Paradis. Je ne peux donc pas trop en dire.

— Es-tu plutôt du genre à argumenter ou essayes-tu plutôt d'éviter les conflits ?
— Pourquoi éviter ce qui est fun ?

— Aimes-tu passer du temps seul ?

—Comme tout le monde, je suppose.
— Es-tu plutôt optimiste, réaliste ou pessimiste ?
— Je dirais plutôt, pragmatique.

— Aimes-tu prendre des risques ou préfères-tu jouer la sécurité ?
—J'aime les plans ficelés avec adresse, mais aussi ceux qui recquièrent de l'audace.

— Aimes-tu faire des blagues ou préfères-tu rester sérieux ?
— Je suis très joueur... d'ailleurs après cet entretien, si ça t'intéresse on pourrait...

— As-tu des peurs ou des phobies ? Me coupe l'humain. Quelle est ta plus grande peur ?

Je souris, profondément amusé:

—Je suis l'incarnation de la peur, donc...

— Suis-tu un code de conduite qui guide ou régit ta vie et tes actes ?
—Moi, avant les autres.

— Es-tu du genre à faire des promesses ? Si oui, les tiens-tu ?
— Autant que faire se peux.

— As-tu de lourds secrets ? Est-ce que quelqu'un les connaît et si c'est le cas, comment les a-t-il découverts ?
—J'en ai des tas. Certains ont été découverts, c'est principalement pour cette raison que Lucifer m'a humilié et déshonoré en rabaissant mon statut dans la hiérarchie du Shéol. Par vengeance mesquine. Je me prépare pourtant à lui rendre la monnaie de sa pièce.

— As-tu des vices quelconques ?
—C'est une vraie question ?

— ...Euh. Si tu devais décrire ta personnalité en trois mots...
— Un seul suffit: brillante.

— Es-tu croyant ? Si oui, de quelle religion, croyance ou dieux ?
— Quand on bosse pour l'enfer et qu'on côtoie toutes sortes de dieux, je crois que l'évidence saute aux yeux. Non ? Les dieux existent tous, seulement certains ont encore du pouvoir.

— Es-tu superstitieux ?
— Encore un concept humain destiné à nourrir des peurs imbéciles.

— Quelle valeur accordes-tu à l'argent ?
— Aucune. Contrairement à vous, humains, qui l'avez érigé en dieu unique.

— Que penses-tu de la politique ?
— Pas grand-chose. Du moins, la politique humaine. La notre est... plus complexe dirons-nous.

— Soutiens-tu une cause particulière ?
—La cause de ma reine.

— Que penses-tu du fait de voler ?
—Quand il s'agit de voler des âmes, tous les coups sont permis.

— Que penses-tu du fait de tuer ?
—Tout le monde meurt. C'est une bagatelle mon ami.

— Considères-tu que certains groupes ou genres de personnes sont inférieurs ou supérieurs à toi ?
— Évidemment !

—Tu parles des humains, je suppose ?
—Quelle clairvoyance, mon chou !

Le journaliste retient un soupir en pinçant les lèvres :

— Bien, nous arrivons à la fin de l'interview. As-tu des hobbies ? Quel est ton passe-temps favori ?
— La torture et la manipulation, car ce sont deux arts qui recquièrent une imagination sans bornes.

— Quelle est ta nourriture / boisson préférée ?
— Je ne mange pas, mais j'apprécie toujours une tasse de thé Ceylan.

— Quel genre de musique aimes-tu ?
— J'affectionne le classique. Edvard Grieg par exemple, avec son fabuleux "I Dovregubbens hall".

— Pardon?

— C'est du norvégien. La version française c'est "Dans l'antre du roi de la montagne".
—Le classique donc. Et sinon un autre genre de divertissement de masse préféré ? (cinéma, sport, jeux vidéos, concert, etc.)

—J'aime assister à quelques éviscérations dans les arènes de l'enfer.

L'humain me gratifie d'une grimace de dégout des plus explicites, je lâche un petit rire:
— Dernière question, comment gères-tu le stress ? Y a-t-il quelque chose qui t'aide à te relaxer ?
—Tuer. C'est infaillible pour recentrer les chakras, mais c'est salissant. Disons qu'en seconde option viennent toujours la mode et les matières.
—D'accord, mais je suis curieux, si je puis me permettre... comment faisiez-vous à une autre époque ? Le moyen âge par exemple ?
—La mode a constamment été une préoccupation de vitale importance, quelle que soit l'ère. Je n'avais pas les paillettes à l'âge de pierre, mais crois moi... quelques viscères faisaient autant l'affaire en matière d'ornements. (Je soupire) Ah, c'était une belle période.

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