Désillusions
Les photographies s’étalaient dans les pages du journal. Des villes en feu, des chars dans les montagnes, du matériel capturé ou détruit, des prisonniers le regard hagard, la mine fatiguée et sale. Et des civils à l’air résigné. L’affaire avait été rondement menée : à peine une dizaine de jours de combat avait permis de mettre à genoux la Yougoslavie. Sans s’arrêter, les forces allemandes fonçaient à présent à travers la Grèce pour en chasser les Anglais et sauver l’Italie d'une cuisante et déshonorante défaite. Au nord, Bulgarie et Hongrie, jouaient les pique-assiettes, vautours rôdant derrière les prédateurs. La presse se fendait d'une relation bien différentes des faits, vantant l'union d’alliés indéfectibles, agissant selon un plan déterminé et dans l'intérêt des peuples.
— Bon sang ! Ces rapaces de Hongrois sont encore de la partie ! maugréa Piotr, en reposant la feuille de chou sur ces genoux.
— Ça ne leur a pas suffi de dépecer la Roumanie, l’été dernier ! renchérit le premier sergent Romǒvskí.
— Et dire que nous étions liés par un traité… Pourquoi n’avons-nous jamais bougé ? déplora Pětrovskí , en secouant la tête.
— T’as envie de voir les Panzer défiler à Brašobj ?! lui rétorqua Piotr.
Non ! Pas plus que ses camarades, le nouveau venu ne souhaitait voir son pays envahi par les nazis ou un autre de leurs sbires opportunistes. Tous jusqu’au dernier conscrit le savaient : la Petite Entente était morte depuis la disparition de la Tchécoslovaquie, puis l’écrasement de la France. Désormais, l’Europe n’avait qu’un seul maître et mieux valait s’attirer ses bonnes grâces. Tour à tour humilié par l’Union soviétique et la Hongrie, même le voisin roumain avait lié son destin au sien. Après avoir un temps soutenu Polonais, Britanniques et Français, maintenant, il collaborait docilement. À grands coups de trique, le jeune chien fou avait été dompté. En toutou bien servile, il livrait maintenant son pétrole et d’autres matières premières et, ultime camouflet, acceptait qu’une armée ennemie stationnât sur son territoire pour assurer la sécurité de ses approvisionnements. La Rutharnie n'en était pas encore là, puisque hors d'atteinte des bombardiers ennemis.
— On a donc de beaux avions qui ne servent à rien... reprit le plus jeune sous-officier.
— Tu parles d’un gâchis : l’Italie ne les utilise même pas ! Parait qu’ils sont des centaines à pourrir au lieu d’aller au combat, râla Romǒvskí, dépité. Pourtant, ils ont fait du bon travail en Afrique ! C'est à n'y rien comprendre...
— Peut-on se fier à ces fanfarons ?! railla Piotr. T’as vu les raclées qu’ils se sont prises ? Partout où ils vont, il faut que les Fritz leur sauvent les miches. C’est juste des incapables, rien d’autre !
Il se renversa contre le dossier de sa chaise-longue, les bras croisé derrière la tête, son visage offert au Soleil de mai. Ces yeux avait disparu derrière de petites lunettes rondes au verres fumés.
— N’empêche, tout le monde en Europe se bat et nous, on reste l’arme au pied à attendre que ça nous tombe sur la gueule, poursuivit l'aîné en se penchant vers lui.
— Moi, ça me va très bien ! objecta le benjamin. Je cours pas après la gloire, comme certains !
— De qui tu parles, là, Pětrovskí ? s’agaça Piotr, en tournant la tête.
— Arrête de faire ton offusqué ! Tu nous bassines tout le temps avec ta victoire qu’on t’a volée.
— Mes victoires ! Elles étaient deux. Et oui, c’est évident qu’on me les a piquées. Réfléchis, tête de piaf ! Un petit sergent qui remporte un doublet, c’était pas possible… alors mon officier se les est refilées et ça lui a fait un triplet !
— N’empêche, même si c’était vrai… commença le premier sergent.
— C’est vrai ! corrigea Piotr en crispant ses mains sur le journal.
— Bref, de toute façon, ils te les rendront jamais… reprit son aîné.
— Et imagine qu'ils s’amusent à recommencer lors de la prochaine guerre ! enchaîna Pětrovskí.
— Ferme-là, oiseau de malheur ! gronda l'offensé en lui lançant l'illustré à la figure. De toute façon, on est des bombardiers, on va pas en remporter beaucoup, de victoires.
— Non, mais tu pourrais détruire un pont d’importance stratégique et on le mettra sur le dos de ce cher Ponenko ! répondit la cible après avoir esquivé l'assaut de son bras.
— L’histoire est un éternel recommencement, philosopha Romǒvskí.
— Vous me faîtes chier, tous les deux ! s'emporta Piotr, en se levant du transatlantique.
Ses deux camarades le regardaient à moitié goguenards. Plus de deux ans après les faits, la blessure d’orgueil de l’ancien pilote de chasse était toujours aussi vivace, comme s’il avait été amputé d’un membre. Cette plaie béante ne cicatriserait sans doute jamais. Personne ne comprenait que Piotr se sentait émasculé, nié dans ses qualités de combattant, son statut de soldat et de guerrier.
— Riez, mes amis, riez ! Profitez. Vous ferez moins les malins, le jour où ils vous la feront à l’envers.
— En attendant, c’est les Anglais qui vont pas se marrer. À peine qu’ils ont remis pied sur le continent, ils vont devoir rejouer Dunkerque… Ces cons auraient dû se rendre l’été dernier au lieu de résister.[1]
Une voix narquoise et pleine de morgue coupa court à la discussion :
— Ravi de constater votre perspicacité diplomatique, sergent Romǒvskí. Cependant vous voudrez bien l'épargner à votre camarade Džunkovskí, il semble appelé à de plus nobles desseins.
— Que se passe-t-il, mon lieutenant ?
— Un de nos officiers d’état-major requiert votre présence en salle de renseignement. Au plus vite vous le rejoindrez, au plus vite vous serez fixé.
Dans la pièce qui servait à préparer les vols, une fine silhouette était penchée sur la vaste table centrale. Ses cheveux sombres soigneusement lissés en arrière, ses traits sévères… Le cœur de Piotr rata un battement lorsque, dérangé par son claquement de talon, l’homme se retourna. Cette poitrine décorée de quatre barrettes dixmude[2] dont celle, rouge sang et brique, de la Croix de Mars et la blanche striée de carmin de la Croix de la valeur militaire... Ce rappel aux combats du mois de mars 1939 et à la spoliation de ces exploits lui fit l’effet d’une gifle. Il sentit ses muscles se contracter et la moutarde lui monter au nez. Pourquoi ce prétentieux venait-il se pavaner comme un coq au milieu d’un poulailler ? Et il avait en plus pris du galon, à en juger par l’étoile dorée ornant sa patte de col. Dire que le sous-officier attendait impatiemment sa promotion !
— Sergent Džunkovskí, enfin, vous voilà !
— Mon commandant, pourquoi vous m’avez fait appeler ?
— J'ai une mission importante à réaliser. Si elle est couronnée de succès, elle pourrait révolutionner la façon d’opérer de nos chasseurs ! Or, je ne pourrai pas piloter, cette fois, puisque je dois la diriger. Vous êtes donc le seul, en dehors de moi, à avoir l'expérience qu'il faut.
La réplique était claire comme un ciel d'été. L’esprit partagé entre l’envie de se précipiter pour boxer l'imposteur et celle de refuser avec fermeté, Piotr dut se faire violence pour obtempérer et affecter un comportement normal. Mettant à grand peine sa rage de côté, il consentit à écouter les consignes de son ancien chef d’escadrille. Pour le major Iliǒvenko la météo plus clémente permettrait enfin des essais de guidage radiophonique de la chasse. Au sol, les appareils seraient facilement repérés et aucune perturbation atmosphérique ne viendrait interférer dans les exercices. Le Breda devrait donc jouer le lièvre après lequel les lévriers seraient envoyés ; les veneurs, un groupe d'artilleurs contre-avion, officieraient comme rabatteurs. Un vol certes prometteur pour son pilote s’annonçait, mais à ses yeux, il ne s’agissait que de promener un officier qui, une fois encore, récolterait tous les lauriers… Sauf si tout venait à capoter.
[1] Romiovskí fait référence à la Bataille d'Angleterre, remportée par la Royal Air Force et largement utilisée par la propagande britannique. En réalité, en 1940, les Allemands étaient dans l'incapacité d'envahir la Grande Bretagne. L'invasion de l'URSS en juin 1941 visait, entre autres, à y pallier, en privant le Royaume Uni d'un potentiel allié.
[2] On les nomme aussi rappels. C'est une version miniature des médailles, qui n'en reprend que le ruban et les éventuelles marques de citation (étoiles, palmes...).

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